Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 20 : Faucheurs d'étoiles

9420 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 17:40

 

FAUCHEURS D'ETOILES

 

 

Les ruines étaient étrangement silencieuses. Il n'y avait pas un insecte, pas un rongeur. La poussière elle-même semblait immobile, suspendue en particules brillantes dans un rayon de soleil. Des feuilles mortes s'accumulaient en petits tas à l'angle des murs. Les pierres granuleuses s'effritaient lorsqu'on les effleurait du bout du doigt, laissant un dépôt de poudre jaunâtre sur la peau.

- Vous sentez comme ça pue ? demanda Wendy en fronçant le nez. "Qu'est-ce que c'est ?"

Ils reniflèrent, imitant le dragon qui ne cessait de flairer l'atmosphère en agitant la queue furieusement.

- On dirait que quelqu'un a oublié une casserole sur le feu, s'étonna Euphrosine.

- ça sent la cacahouète rance, grogna Christopher.

- On se croirait chez mon arrière-grand-mère, marmonna Terrence pensivement.

- ça empeste l'eau croupie, se plaignit Vivienne.

- Non, je crois que c'est plutôt une odeur de chair putréfiée, corrigea Gunter. "Il doit y avoir un cadavre d'animal dans les environs."

- Mousse en d-décomposition ou Arum Titan en p-pleine floraison, suggéra Matilda en examinant les alentours avec curiosité.

- C'est charmant, conclut Scorpius avec ironie.

Calcifer laissait échapper des fumerolles de contrariété.

- On ne devrait pas être là, répéta-t-il pour la énième fois depuis que le groupe s'était dirigé vers la tour. "Ce n'est pas bon – pas bon du tout. Un mauvais endroit."

Poivre tira sur la manche du chef d'équipe. Ses gros sourcils broussailleux formaient un buisson gris au-dessus de son nez crochu.

- On devrait installer le camp plus loin, dit-il d'une voix un peu aigüe.

Gunter réfléchissait, lorsque Wendy, qui cherchait toujours l'origine de l'odeur putride, poussa une exclamation.

- Venez voir !

Ils se précipitèrent dans sa direction, contournant un pan de mur effondré. La Citrouille, Calcifer, Poivre et le dragon se retrouvèrent seuls dans ce qui semblait être une ancienne cour. Les dalles scarifiées par les intempéries ne laissaient passer que quelques brins d'herbe verdâtre. Le soleil était très haut au-dessus de leurs têtes, éblouissant, et il n'y avait pas la moindre ombre.

- ça va mal finir, dit Poivre.

- Ces humains... grommela Calcifer. "Pfff. Tous les mêmes."

Le dragon, ses pupilles réduites à de minces fentes, restait en alerte, un sourd grondement au fond de la gorge.

De l'autre côté du mur, les explorateurs contemplaient, sans voix, une fresque qui courait dans l'arrondi de la tour, pâlie par le temps. Des paysages d'une surprenante beauté, des silhouettes gracieuses et des animaux extraordinaires y étaient figés dans un labyrinthe de formes primaires aux délicates pigmentations de violet, de vert et de rouge.

- Incroyable, bafouilla Gunter. "Elle est admirablement bien conservée… c'est une chronologie… et toutes ces runes dans le bas-relief… nous allons enfin comprendre…"

- Je vais amener la Citrouille, dit Wendy. "Il va falloir des heures pour copier tout ça."

- Dommage que nous n'ayons pas l'appareil photo, persifla Scorpius entre haut et bas.

Christopher lui lança un coup d'œil amusé.

- Je vais chercher ce qui pue comme ça. Vivienne, vous ne voulez pas donner un petit coup de parfum en attendant ? Histoire qu'on respire mieux.

Le chef d'équipe sursauta.

- Surtout pas ! Vous allez abîmer ce précieux vestige avec vos gaz modernes ! Allez donc plutôt étudier le matériau utilisé pour construire cette tour. Nous pourrons peut-être dater à quand remonte la présence d'un peuple à l'intérieur de l'Axe.

- Vous c-croyez qu'ils p-pourraient être enc-c-core là ? bredouilla Matilda, soudain traversée d'une idée.

- J'en doute fort, dit Terrence qui s'était arrêté au bout de la fresque et venait de donner un coup de baguette à ses lunettes pour qu'elles fassent écran solaire. "Si j'en crois la fin de l'histoire, ils sont tous morts."

Il n'y avait pas besoin d'être un expert pour interpréter le dernier dessin de la fresque : une multitude de corps noirs tordus tombaient dans un abime sous le regard condamnateur d'un soleil aux rayons en relief.

- Euphrosine ?

Vivienne fit un pas vers la magicienne qui était toujours figée, les yeux écarquillés et les mains jointes sur la poitrine.

- ça va ? Vous êtes toute blanche.

Terrence se hâta dans leur direction, fouillant dans la poche de sa blouse.

- Faites-la asseoir, ordonna-t-il. "Est-ce que quelqu'un peut me donner un verre d'eau ? Euphrosine, respirez dans le flacon. Voilà… c'est bien."

Il s'accroupit devant la vieille femme, lui prit les mains et les frictionna.

- Bon. Ça va mieux ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

A part Gunter qui s'était de nouveau perdu dans la contemplation de la fresque, les autres se pressaient autour d'eux, préoccupés par l'expression de douleur profonde qui s'était peinte sur le visage ridé de leur coéquipière.

- C'était écrit, balbutia Euphrosine. "C'était écrit… si seulement… si seulement il l'avait vu…"

Sa voix se brisa. Elle tremblait et elle se mit soudain à sangloter. Le médicomage hésita, puis il l'entoura de ses bras et la tint contre lui, lui tapotant le dos avec douceur sous le regard navré des autres.

- Je vais amener la Citrouille, répéta Wendy en chuchotant, pressant brièvement l'épaule de Terrence qui acquiesça en silence.

Le soleil très haut au-dessus d’eux lançait des éclats éblouissants. Ils auraient dû avoir chaud, mais ce n’était pas le cas. Autour des ruines, le silence continuait à n’être troublé que par les lointains cris perçants des ptérodactyles.

Christopher et Vivienne partirent explorer le périmètre et revinrent au bout de quelques heures en disant qu’ils avaient aperçu d’autres dinosaures.

- Sauf qu’ils étaient bizarres, expliqua le géologue avec un coup d’œil furtif en direction du dragon qui faisait sa toilette, perché dans un arbre. "Leur peau était beige, presque transparente. On voyait leur squelette à travers."

- Comment va Euphrosine ? s’enquit l’astronome.

- Elle dort, dit Wendy qui était assise au milieu de ses outils, occupée à soigneusement épousseter tous les grains de sable restés coincés dans les rouages de la Citrouille. "Terrence a interdit qu’on la dérange. Si vous voulez, allez aider les autres avec la fresque. Gunter est complètement obnubilé, mais Poivre menace de faire grève si on ne déménage pas rapidement."

- Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonna Christopher. "J’espère qu’il ne va pas arrêter de cuisiner, personne ne pourrait le remplacer."

- Il n’arrête pas de répéter qu’il va nous arriver malheur, mais il ne sait pas expliquer pourquoi. Ils sont tous nerveux : lui, Calcifer… et Crocmou.

- Vous avez trouvé pourquoi ça sentait si mauvais ? L’odeur disparait quand on s’éloigne des ruines, dit Vivienne.

Wendy secoua la tête.

- Non, apparemment y’a rien.

Dans son arbre, le dragon huma l’air et éternua. Il fronça le museau, couchant ses oreilles, et scruta le sol, le poil hérissé.

Le soir tombait. Une légère brise ébouriffait l’herbe jaunâtre qui poussait autour des murs effondrés. Le soleil commençait à descendre et l’ombre s’étendait lentement sur les collines.

- A table ! appela Poivre d’un ton grincheux.

Ils s’assirent en demi-cercle, en face de la fresque que les derniers rayons de l’après-midi embrasaient. Gunter mangeait distraitement et Terrence finit par lui confisquer plume et parchemin.

- Vous allez vous rendre malade, dit-il fermement. "Vous trouvez qu’on n’a pas assez de deux personnes mal en point ?"

Il jeta un coup d’œil en direction du dragon qui gobait les boulettes de viande que lui lançait Wendy. Crocmou ne cessait de se lever et de faire les cent pas, l’échine frémissante. Euphrosine, elle, ne bougeait pas, assise au fond d’un fauteuil en osier, son assiette de spaghettis à la bolognaise sur les genoux, une couverture autour des épaules. Elle avait l’air terriblement âgée et fragile.

Calcifer était roulé en boule sur ses genoux et ses yeux de braise semblaient attendre quelque chose.

- Voulez-vous bien cesser ! s’écria soudain Vivienne d’un ton outré.

- Mais je ne fais rien ! riposta Scorpius, offusqué.

- Vous me tripotez ! Je n’aurais jamais cru ça d’un gentleman comme vous, mais c’est insupportable, à la fin.

Les autres tournèrent la tête en direction de la dispute, intrigués et amusés.

Scorpius, rouge de honte, s’était redressé.

- Je ne vous ai pas touchée ! s’écria-t-il.

- Vous n’arrêtez pas de me pincer la cuisse !

- Je ne fais rien de tel !

Gunter détourna enfin le regard de la fresque et s’intéressa à la crise, inquiet d’entendre la voix de Scorpius monter dangereusement dans les aigus.

- Allons, allons, dit-il. "Ne soyons pas…"

Matilda poussa un glapissement et sauta sur ses pieds.

- Quelque chose m’a frôlé ! piailla-t-elle.

Christopher se leva aussitôt.

- Un serpent, peut-être ?

Les ombres s’étiraient maintenant dans la cour délabrée et le soleil était sur le point de plonger derrière une colline, dans un dernier éclat rougeoyant.

Wendy alluma les puissants phares de la Citrouille, inondant de lumière artificielle la fresque et les murs en ruines.

- Je ne vois rien, dit-elle pensivement.

- Si c’était un serpent, il s’est enfui avec tout ce bazar, dit Terrence qui terminait son assiette tranquillement.

- Vous me devez des excuses, siffla Scorpius en se tournant vers Vivienne d’un air courroucé.

Mais elle ne le regardait pas. Livide, elle avait les yeux fixés sur l’ombre dessinée par le pied du fauteuil d’Euphrosine.

- J'ai… j-j'ai vu q-quelque chose…bégaya-t-elle, terrifiée. "Un-un-un… un œil…"

Calcifer s'envola dans un vrombissement de flammes.

- Les voilà, dit-il d'un ton qui les fit frémir. "Dans la Citrouille, tous. Vite, ou aucun d'entre nous ne reverra la lumière."

Ils obéirent sans discuter et se ruèrent vers leur abri. Déjà, l'obscurité bruissait, malsaine, parcourue d'éclats argentés, et ils reconnurent, horrifiés, le claquement de dents désincarné qu'ils avaient entendu dans le gouffre.

Le soleil avait entièrement disparu et la clarté pâle qui auréolait encore les collines n'allait pas tarder à s'évanouir.

- Al ! cria Wendy, depuis le pas de la porte. "Al, métamorphose-toi – vite !"

  Le dragon, hérissé comme un chat en colère, reculait devant les ombres, crachant et soufflant, la queue dressée vers le ciel.

- Al, grouille ! hurla Terrence, épaule contre épaule avec la jeune fille.

Calcifer et Scorpius les bousculèrent et foncèrent sur Crocmou. Le daemon virevolta autour de la tête du dragon jusqu'à ce que celui-ci détache son regard du danger, puis illumina la nuit puissamment. Wendy et Terrence clignèrent des yeux. L'instant d'après, Albus claudiquait dans leur direction, soutenu par Scorpius.

La porte se referma lourdement sur les derniers et tout le monde retint son souffle. Le store était descendu sur le pare-brise et seul un liseré de lumière blanche filtrait au ras du tableau des commandes. Wendy eut un geste pour éteindre les phares, mais Calcifer, qui brûlait en une étrange flamme bleue, lui fit signe que non.

Dehors, quelque chose se mit à gratter sur le métal.

Cric. Cric. Cric.

Une ombre bougea de l'autre côté du pare-brise et la Citrouille s'inclina en grinçant, comme si quelqu'un lui grimpait dessus.

Matilda étouffa un gémissement de terreur et plaqua ses mains sur sa bouche. Gunter l'entoura d'un bras. Poivre levait la tête, écoutant attentivement. La baguette de Christopher glissait dans sa main moite tandis qu'il s'efforçait de faire bonne figure malgré sa peur, Vivienne accrochée à lui.

Les quatre inséparables de Poudlard, serrés les uns contre les autres, guettaient les mouvements à l'extérieur. Albus avait l'air un peu surpris, comme s'il ne se souvenait pas comment il était arrivé là.

Un bruit d'assiette cassée sur les dalles, puis une espèce de ronflement.

Quelque chose courut à la surface de la Citrouille – un cliquètement de petites griffes. Puis il y eut des frôlements sous le ventre du véhicule.

Un souffle embua le minuscule espace vitré entre le store et le pare-brise.

- Partez, partez, partez… murmurait Scorpius entre ses dents.

Ce qui était sur la citrouille en descendit lourdement, faisant tanguer leur abri. Il y eut un choc contre le pare-brise qui ne se fendit pas.

Puis plus rien.

Et ensuite un terrible toc, toc, toc sur la porte.

Euphrosine ouvrit ses yeux bleus comme deux lucioles dans l'obscurité.

On frappa de nouveau, puis ils sentirent encore bouger la Citrouille.

Ensuite il y eut un affreux grincement de métal.

- Ils essaient d'arracher les pattes, gémit Wendy.

Elle fit un mouvement pour aller défendre sa machine, mais Terrence l'attrapa par le bras.

- Ne bougez pas, chuchota Calcifer.

Ses flammes jetaient des lueurs fantomatiques sur leurs visages effrayés. Dehors, les frôlements et les chuchotements se faisaient plus pressants.

- Ce sera encore long ? grogna Christopher.

- Toute la nuit, sans doute, répliqua le daemon en le fixant de son regard d'outre-tombe.

- J'espère qu'ils n'abîmeront pas la fresque… marmonna Gunter.

Comme en réponse, une pierre crissa sur le métal avec un horrible bruit d'ongle et tout le monde se recroquevilla, les mains sur les oreilles.

Ainsi passèrent les heures, interminables, ponctuées d'exclamations de terreur vite étouffées et de grattements sur la carapace de la Citrouille.

A un moment, les phares s'éteignirent brutalement, avec un couinement essoufflé d'électricité coupée. Dans l'étroite bande d'obscurité au-dessus du tableau de bord, ils aperçurent un œil rouge et cette fois, personne n'eut le temps d'arrêter Wendy quand elle pointa rageusement sa baguette sur le store pour le descendre complètement.

Au bout d'un moment, Poivre se mit à faire du thé. A part l'elfe, personne n'osa se lever et quitter le coin où il s'était réfugié en se précipitant à l'intérieur. Calcifer continuait de brûler et sa lumière bleue semblait être la seule capable de tenir à distance le danger, aussi aucun d'entre eux ne toucha aux interrupteurs ou ne tenta d'éclairer par magie.

De temps à autre, on frappait de nouveau à la porte et l'angoisse qui avait un peu diminué faisait de nouveau un bond en leur serrant la gorge.

Ils somnolèrent par instants, épuisés de fatigue et d'émotion, les uns sur les autres.

Enfin, un rayon de lumière doux et rose perça sous le store, et ce qui rôdait à l'extérieur s'enfuit en froufroutant et en cliquetant.

Quand ils levèrent prudemment l'écran, seuls la colline verdoyante et les murs en ruines s'offrirent à la vue de l'autre côté du pare-brise. Dans le ciel filait une bande de nuages clairs et un ptérodactyle faisait sécher ses ailes humides de rosée, perché à la pointe d'un sapin.

- Sommes-nous en sécurité ? demanda Gunter en massant ses articulations péniblement engourdies.

- Non, dit Calcifer. "Hier nous n'étions encore qu'un fumet lointain, mais maintenant ils connaissent notre odeur. Dès que les ombres tourneront, ils reviendront."

- Dans ce cas, on ferait mieux de se barrer d'ici vite fait, grommela Christopher.

- C'est ce que Poivre a dit depuis le début, lança l'elfe d'un ton sentencieux depuis la table où il remplissait d'autorité l'assiette d'Albus avec des œufs au bacon. Scorpius s'était aussi assis avec une nouvelle tasse de thé et mordait distraitement dans un scone en noircissant son sempiternel carnet de notes.

Vivienne s'était enfermée dans la douche et semblait vouloir se noyer. Wendy était déjà dehors et on l'entendait se plaindre bruyamment des dégâts infligés à la Citrouille.

- Qu'est-ce q-que c'était, c-ces créatures ? demanda Matilda en frottant ses yeux ensommeillés. "Des a-animaux ? Des Inferi ? Des m-mangeurs d'ombre m-mutants ?"

Terrrence s'étira et fit craquer son cou.

- Je crois que la réponse est dans la fresque, dit-il en se tournant vers Euphrosine. "J'ai raison, n'est-ce pas ?"

La vieille dame hocha tristement la tête.

- Oui. Mais nous ne le savions pas, à l'époque…

Gunter la regarda d'un air navré. Derrière eux, à la table, Poivre faisait la leçon à Albus qu'il trouvait bien trop maigre.

- Ce soir, c'est Pizza, dit-il en plantant ses mains grêles sur ses hanches étroites. "Avec des champignons, des tomates, de la moutarde et du gingembre. Ça, vous n'allez pas faire la grimace ?"

- J'aime beaucoup la pizza, dit Albus en riant. "Mais j'aime tout ce que tu cuisines, en fait. C'est juste que je n'ai pas très faim…"

Poivre fit claquer sa langue d'un air mécontent.

- Alors il faut essayer autre chose. Les cuissots d'autruche et les oiseaux invisibles, ce n'est pas bon à la santé – surtout crus. Du riz au lait ? Ou de la tarte à la mélasse, peut-être ?

Scorpius s'étouffa soudain avec une bouchée de scone et il fallut lui taper dans le dos pour qu'il se reprenne.

- Lui aussi il est trop maigre, décréta le vieux serviteur. "Un énorme gâteau au chocolat et du gratin de fenouil ?"

- Pas les deux dans le même plat, si tu peux éviter, supplia Albus, les yeux pétillants.

L'elfe gratta son menton en galoche.

- De la pizza, alors.

- Ce sera très bien, s'empressa de confirmer Scorpius. "Est-ce que je peux avoir un peu plus de thé, s'il te plaît, Poivre ?"

Mais il ne devait pas y avoir de pizza au souper ce soir-là.

 

oOoOoOo

 

Bien que mal remis de leur nuit de veille, les membres de l'équipe se succédèrent pour surveiller les ombres alors que la journée s'écoulait dans le sablier posé sur le toit de la Citrouille.

Wendy collait et vissait pour réparer temporairement le véhicule. L'ennemi, quel qu'il soit, n'avait pas réussi à arracher les pattes articulées, mais il était parvenu à glisser des fragments de pierre dans les interstices des plaques de métal qui constituaient la carapace et avait fragilisé un grand nombre de boulons, ainsi que porté un coup fatal aux phares.

Gunter travaillait d'arrache-pied pour recopier la fresque dans les moindres détails, décalquant par magie de grands pans et détaillant les pigments utilisés pour telle ou telle partie sur des parchemins de plus en plus longs. Il aurait voulu pouvoir la détacher du mur et l'emporter, mais outre le fait qu'elle n'était pas peinte sur un enduit de chaux, il y avait le problème de la place : les tiroirs à extension indétectable de la Citrouille commençaient à déborder, remplis d'échantillons divers tous aussi précieux les uns que les autres.

A midi, ils firent une pause et dévorèrent les sandwichs préparés par Poivre.

Matilda fit un rapport sur la végétation et affirma qu'il y avait quelque chose d'extrêmement anormal. Elle leur montra des feuilles en état de décomposition avancée et qu'elle avait seulement cueillies ce matin-là.  Albus expliqua que toutes les créatures qu'il avait pu observer dans le coin remontaient à la préhistoire et étaient recouvertes de la même membrane transparente qui laissait apercevoir leur squelette. Christopher avait réussi à dater les murs : la tour aurait été construite au douzième siècle, d'après lui. Vivienne n'était pas d'accord : d'après ce qu'elle avait pu étudier des constellations peintes sur la fresque et donc connues par les habitants des lieux à l'époque, les ruines étaient forcément bien plus récentes.

Terrence attendit la fin de leur dispute pour se tourner vers Scorpius et lui demander les traductions qu'il avait pu faire du bas-relief de la fresque.

- C'est du charabia, dit l'agent du gouvernement d'un ton maussade.

Il avait la migraine à force de fixer les endroits où le soleil éblouissant aurait pu laisser la place à une ombre.

- ça dit bien quelque chose, insista le médicomage.

- Oui. Nuit, lumière, nuit, lumière, nuit, lumière, etc. Ou alors, manger, astre, éternel, savoir, feu, mort. Je n'ai jamais vu un texte aussi vide de sens.

Gunter passa une main lasse dans ses cheveux gris.

- Cela avait un sens pour ceux qui ont réalisé cette fresque, dit-il lentement. "Je pense qu'ils ont voulu marteler ce qui avait été au cœur de leur civilisation."

- Ce n'était pas une civilisation, dit sombrement Calcifer qui grignotait un tas d'éclats de gypse. "C'était des voleurs et des menteurs."

Euphrosine releva la tête et posa dans son assiette le sandwich qu'elle n'avait pas encore touché.

- On les appelait les Faucheurs d'étoiles, dit-elle lentement. "Jen et moi, nous avions lu qu'ils habitaient Agartha, un royaume secret caché sous la terre ou au fond de la mer, et qu'ils possédaient un très grand pouvoir et des connaissances au-delà de de tout ce que nous pouvions imaginer."

- J'ai déjà entendu des légendes semblables à celle-ci. Elles puisent sans doute leurs origines dans un lieu et un peuple communs, dit Gunter pensivement. "Elles ont toutes la même fin : les Atlantes ou quel que soit leur nom dans l'histoire, finissent par se montrer trop arrogants et sont punis. Ils disparaissent, frappés par les dieux dans un cataclysme."

Ses yeux glissèrent sur les silhouettes tordues qui tombaient dans un abîme rouge au bout de la fresque.

La vieille magicienne laissa échapper un profond soupir.

- Jen pensait que leur pouvoir était quelque chose de mille fois plus puissant que la magie telle que nous la connaissons. Il avait comme théorie qu'ils avaient péri mais que la source était toujours là, quelque part et qu'il suffisait de la trouver pour avoir accès à leurs connaissances. Dans le livre d'Arne Saknussem…

- Vous l'avez eu entre les mains ! s'écria Terrence. "Où est-il, maintenant ? Nous n'avons que des notes, elles sont incomplètes et…"

- Il a brûlé, dit Euphrosine et quelque chose dans son regard fit taire le médicomage.

Le soleil était très haut au-dessus de la tour en ruines. Il n'y avait pas un seul coin d'ombre à cette heure de la journée.

- La fresque n'est pas très claire, dit Gunter pensivement. "D'après ce que je comprends, il y a des hommes qui chassent ou qui prient – ils ont les bras levés mais on dirait qu'ils ont aussi des espèces de filets… à moins que ce soit des voiles ou des rubans. Puis on voit une pluie d'étoiles filantes, un dialogue entre un genre d'esprit et un humain, et ensuite les hommes, littéralement illuminés, bâtissent des engins et des bibliothèques. J'en déduis qu'il y a un lien entre les étoiles et le savoir… oh, est-ce que ce pourrait être un de ces papillons aux ailes de feu ?"

- Pff, dit Calcifer. "Laissez Miss Howler raconter, elle se débrouillera mieux que vous. Des papillons ! Ces êtres stupides se contentent de créer des illusions."

Euphrosine sourit tristement.

- Faucheurs d'étoiles, ils portaient bien leur nom. Dans le livre, Arne Saknussem disait que les Souffleurs appellent les lumières célestes avant le Grand Renouveau.

- La pluie d'étoiles juste avant que l'Axe s'ouvre, traduisit Terrence.

La femme hocha la tête.

- Les étoiles viennent en toute confiance, continua-t-elle doucement. "Elles viennent libres mais prêtes à s'offrir…"

- Comme les elfes, intervint Poivre.

Christopher lui tapota l'épaule affectueusement.

- Ah, on le saura, que t'es un Elfe Libre.

Wendy ouvrit soudain des yeux bouleversés et son regard alla rapidement d'Euphrosine à la fresque et vice-versa.

- Oh, hoqueta-t-elle. "Je crois que je comprends."

- Ce n'est pas très difficile avec le dessin sous les yeux, grogna Scorpius. "Ces mecs les capturaient et…"

Il chercha dans ses notes de traduction.

- … et absorbaient leur pouvoir. Les mangeaient, quoi.

Vivienne poussa une exclamation d'horreur.

- Mais c'est épouvantable ! Ce sont des astres et… si elles ont vraiment des… sentiments… c'est…

- Au début, ce devait être une sorte d'accord, dit Gunter rapidement, en étudiant les croquis éparpillés autour de lui. "Je suppose que là où les Atlantes – le peuple d'Agartha, ou peu importe leur nom – ont commis une erreur, c'est lorsqu'ils ont voulu davantage que ce que leur accordaient les Souffleurs de Lumière."

- Les humains veulent toujours plus, persifla Calcifer.

- Mais q-qui s-sont les Souffleurs ? demanda Matilda. "Les a-avez-vous v-vus, Euphrosine ?"

La vieille magicienne secoua la tête.

- Non, dit-elle sincèrement. "Nous ne les avons pas rencontrés, notre voyage… s'est terminé trop tôt. Nous ne sommes pas non plus venus ici. Nous avons trouvé une cité sous l'eau avec des sculptures qui racontaient une partie de l'histoire – le début seulement – et Jen… Jen a...."

Calcifer gonfla soudainement et faillit calciner les cheveux de Matilda qui n'était pas loin de lui.

- Jen Pendragon était beaucoup trop intelligent pour son propre bien ! siffla-t-il, crachotant une gerbe d'étincelles. "Il était poète et charmant et fou et il prenait ce qu'il v –"

Il s'interrompit et crépita, bleu et vert tel un feu-follet au bout d'un mât, comme s'il n'arrivait plus à reprendre sa respiration.

- Nous devrions continuer à recopier la fresque, dit Scorpius en fronçant les sourcils, comme s'il voyait quelque chose dans le regard de braise du daemon que les autres ne pouvaient pas discerner.

Il jouait machinalement avec la chaîne de sa montre à gousset. Christopher jeta un regard inquiet autour de lui.

- Le Maître du Temps a raison. Les ombres ne vont pas tarder à revenir, dit-il d'une voix un peu étranglée.

- Je retourne à la Citrouille, lança Wendy en sautant sur ses pieds.

Gunter se déplia et retourna vers la fresque en engouffrant le bout de sandwich qu'il avait oublié pendant la discussion. Vivienne et Christopher se joignirent à lui pour dessiner.

- Al, tu peux aussi nous aider ? demanda Terrence. "Je ne pense pas que tu puisses te payer le luxe d'une deuxième randonnée cette aprèm et nous, on aurait bien besoin d'un deuxième traducteur."

Son ami acquiesça. Il avait bien meilleure mine que les jours précédents, mais ça n'empêchait pas un vertige de le saisir quand il se levait brusquement. La douleur sourde dans sa poitrine s'était un peu atténuée et les quintes de toux avaient presque disparu après leur passage dans les montagnes flottantes. C'était comme une sorte de convalescence, sauf qu'il ne pouvait pas s'expliquer pourquoi il guérissait.

Terrence, lui, pensait qu'il ne s'agissait que d'un autre pic d'amélioration et redoutait le moment où la courbe plongerait de nouveau.

Peut-être que d'ici là, s'ils réussissaient à comprendre l'histoire des Faucheurs d'étoiles, ils pourraient éviter les mêmes erreurs et obtenir le pouvoir que Jen Pendragon avait pu saisir.

"Il a brûlé."

Albus, trempé d'une sueur glacée, lui racontait un rêve dans lequel un homme vêtu d'une cape rose se consumait.

Certainement, il y avait un moyen qui ne se terminait pas comme la fresque…

Dans les rayons en relief du soleil qui regardait tomber les hommes noirs dans l'abîme, il y avait de minuscules gravures et elles représentaient des dragons.

Terrence chassa le sentiment pénible qui pesait sur ses épaules et se remit au travail.

Sous la Citrouille, une langue d'ombre commençait à s'allonger. Dans le ciel bleu, les nuages s'effilochaient, longs et cotonneux comme des morceaux de coton au fil de l'eau.

La Tour s'étirait dans l'herbe et Matilda, qui ramassait des échantillons de mousse entre les interstices des pierres dorées, sentit soudain un souffle effleurer sa nuque.

Elle se raidit, tourna sur elle-même centimètre par centimètre, le cœur suspendu à un battement et se figea, les yeux fixés sur la chose qui émergeait du mur avec un craquement d'os.

C'était un squelette à l'échine courbée, recouvert d'une membrane transparente, avec deux flammes rouges dans ses orbites creuses. Il tendait le bras vers elle en entrouvrant sa mâchoire cliquetante.

Matilda poussa un hurlement et jeta tout ce qu'elle tenait pour se précipiter vers le chantier.

- Ils sont là ! cria à ce moment Christopher en lâchant sa pelle sur la main squelettique qui émergeait du sol en tâtonnant.

- Dans la Citrouille ! appela Calcifer d'un ton presque désespéré. "Cette fois il faut partir !"

Wendy ramassait ses outils en les fourrant en vrac dans une caisse et dans ses poches. Elle lutta un instant contre une des créatures qui avait saisi sa meilleure clé à molette, puis lui abandonna le trophée et contourna le véhicule en courant. Terrence et Scorpius étaient en train de rouler grossièrement les kilomètres de parchemin, encombrés par leurs carnets et environnés d'un tourbillon de brouillons de croquis.

Wendy jeta sa caisse à outils au hasard dans la Citrouille et se rua vers eux pour les aider, sans se soucier du bruit de porcelaine en miettes qui éclatait derrière elle.

Soudain, il y avait des ombres partout comme si les nuages, en passant devant le soleil, se plaisaient à les allonger, les grossir, les étendre pour former un piège savant.

D'horribles squelettes à la peau blanchâtre jaillissaient, accroupis comme des animaux, dans les moindres coins sombres.

Vivienne leur jetait des sorts, essayant de les flamber ou de les réduire en morceaux, mais sans aucun succès.

Poivre tirait sur la manche de Gunter, le suppliant de cesser de copier frénétiquement le dernier morceau de la fresque, alors que la zone éclairée autour d'eux rétrécissait rapidement. L'elfe avait beau claquer des doigts, sa magie semblait n'avoir pas plus d'effet qu'une étincelle de briquet dans cet endroit où une force malsaine absorbait toute lumière.

Calcifer bondissait partout, affolé.

- Vite ! hurlait-il. "Vite, où ne pourra plus partir ! Ils sont trop nombreux !"

Albus finit par le plaquer au sol comme un ballon de rugby et, aidé par Christopher, fonça vers la citrouille dans laquelle Matilda aidait Euphrosine à monter.

 Wendy et Scorpius y parvinrent presque au même moment, slalomant entre les zones d'ombre, sautant de côté pour éviter les squelettes qui tendaient les mains vers eux en faisant grincer leurs vertèbres tordues.

Vivienne grimpa sur un mur en piaillant et courut, légère sur ses hauts talons comme une funambule, jusqu’au véhicule dans lequel elle plongea fort peu élégamment.

Lentement, l'ombre grandissait et enveloppait la citrouille dans laquelle Wendy, fébrile, était en train d'allumer le tableau de bord.

Christopher donna un grand coup de chaise sur le crâne blanc d'une des créatures qui commençait à monter dans le véhicule et claqua la porte.

- Il faut y aller ! couina Calcifer. "Vite, vite, vite !"

- Terrence, Gunter et Poivre sont encore dehors, haleta Scorpius en essuyant son visage dégoulinant d'un revers de manche. "Mais pourquoi est-ce que les sortilèges ne marchent pas sur ces foutus monstres ?"

- Wendy, Wendy, il f-faut l-les aider, sanglotait Matilda.

- Est-ce qu'on a des armes à bord ? Un lance-flammes magique ou quelque chose ? demanda Albus en se hâtant vers la mécano. Il avait transformé une chaise en béquilles – les siennes étaient restées dehors.

Sur l'échafaudage, Terrence fourrait dans sa besace extensible les derniers morceaux de parchemin, pendant que Poivre aidait Gunter à grimper sur le rebord de fenêtre effrité au-dessus de la fresque.

Le fond de la tour était maintenant entièrement noir et des squelettes aux orbites rougeoyantes s'y mouvaient comme d'épouvantables poissons, émergeant un instant de la terre puis y replongeant pour réapparaître plus loin. Lorsque l'ombre toucha le mur, l'un d'entre eux s'y agrippa avec un bruit d'os entrechoqués et commença à ramper le long de la paroi pour essayer d'atteindre les deux humains et l'elfe réfugiés sur leur étroit perchoir.

Le moteur de la Citrouille vrombit enfin et les longues pattes articulées se déployèrent, balayant l'ennemi. Le véhicule tourna sur lui-même comme une grosse araignée au bout d'un fil, puis se mit en marche fermement vers le mur.

De temps en temps, une patte écrasait une créature et la réduisait en poussière en un affreux crissement.

Christopher monta sur la table et ouvrit la trappe du toit en suivant les consignes de Wendy. Il se hissa à la force des bras et fit signe à Terrence.

- Sautez ! cria-t-il.

- Allez-y, ordonna Gunter au jeune médicomage qui se tournait vers lui.

Terrence hésita.

- La fresque ! Nos recherches, c'est le plus important ! pantela le chef d'équipe.

Son visage ridé était trempé de sueur et ses doigts tremblaient en se tenant au mur dans l'encadrement de la fenêtre.

- Allez-y, dit Poivre en fronçant ses gros sourcils broussailleux. "Nous sommes juste derrière vous."

Terrence acquiesça et balança un bras pour prendre son élan, une main crispée sur la bandoulière de son sac. Il sauta aussi loin qu'il le put et atterrit de justesse sur le toit de la citrouille. Le choc se répercuta dans ses jambes, flashant des étincelles devant ses yeux.

Pendant un instant, il se crut de retour dans les Hébrides, blessé au genou et sur le point de s'évanouir au milieu du champ de bataille, puis Christopher l'attrapa à bras-le-corps juste avant qu'il ne dégringole dans le marais d'ombres.

- En voilà un ! cria le géologue. "Wendy, rapproche-toi, c'est trop loin pour le vieux !"

Le soleil se voilait et les ruines dorées s'assombrissaient, grisâtres. Dans les collines, d'autres yeux rougeoyants apparaissaient comme des fleurs pourpres.

- Le vieux, répéta Poivre en grommelant. "Duquel d'entre nous parlait cet insolent ?"

Gunter pouffa de rire malgré la peur qui faisait trembler ses jambes sous sa robe de sorcier.

La citrouille tournoya, balayant un nouvel assaut de squelettes, puis bondit en avant, raclant son gros ventre métallique sur les dalles et les pierres effondrées.

- ALLEZ ! hurla Christopher, tendant un bras, sa baguette prête, même s'il y avait bien trop peu de hauteur pour léviter quelqu'un qui serait tombé.

Le vieil homme prit une grande respiration. Il tendit la main à l'elfe.

- Ensemble, dit-il.

Poivre sourit.

- Ensemble, gloussa-t-il.

Ils s'élancèrent et s'écrasèrent sur le toit de la citrouille.

- On y est presque, éructa Christopher, arcbouté pour les aider à se hisser vers la trappe.

Le véhicule bascula et ils glissèrent dangereusement.

- Punaise, Wendy !

Des squelettes s'amassaient sur les pattes à l'arrière, grimpaient en cliquetant, tâtonnant de leurs horribles bras froids.

Gunter sentait sa main poisseuse de sueur qui s'échappait de celle de Christopher. Il tira pour remonter Poivre mais quelque chose claqua dans son épaule et une douleur atroce éclata dans son cerveau.

- Allez, allez, allez, le viiiiieux, soufflait le géologue en respirant lourdement.

- Cadwallader. Attrapez Poivre, murmura le chef d'équipe qui voyait le soleil se noyer de brume et de petites figures danser en rond autour de lui. "Lâchez-moi et enfuyez-vous."

- Jamais de la vie, grogna Christopher.

Il aurait bien voulu attraper sa baguette et s'en sortir par magie, mais il l'avait fourrée entre ses dents pour tenir le bras de son chef à deux mains et, maintenant, il avait peur de se faire exploser le visage en articulant mal un sortilège.

Soudain, son fardeau se fit plus léger et il réussit à le hisser plus facilement. Il culbuta dans la trappe, y fit basculer le corps du vieil homme et réalisa seulement à ce moment-là que Gunter s'était évanoui et que Poivre ne lui tenait plus la main.

- L'elfe est tombé ! hurla-t-il.

- Erreur, je l'ai lâché, dit Poivre en se penchant dans la trappe, ses gros yeux globuleux très contents. "Il ne voulait pas, mais je me suis dégagé."

Il se faufila à l'intérieur et se retourna pour fermer la trappe.

- Allez, on décolle ! cria Wendy en baissant les leviers à fond.

La citrouille fit un bond et la trappe se rouvrit. Elle claqua sur le toit avec un affreux bruit de tôle froissée, quelque chose claqua et elle se détacha en brinquebalant.

- La trappe, cria Euphrosine.

Ses yeux s'exorbitèrent en voyant apparaître un crâne aux yeux rougeoyants dans l'embrasure.

- Les Faucheurs vont entrer !

- Plus vite, Wendy ! couina Calcifer qui se consumait, roulé en boule dans un coin.

Scorpius cherchait fébrilement sa baguette. Christopher et Terrence étaient écrasés sous le poids inerte de Gunter. Matilda hurlait de terreur.

Albus, qui éclairait la route pour Wendy, se retourna, impuissant.

Tout se passa en une fraction de seconde. Vivienne ramassa le pistolet à soudure de Wendy, Poivre grimpa sur la table et repoussa l'ennemi à grands coups de louche, Scorpius réussit enfin à léviter une porte de placard qu'il enfonça dans l'ouverture.

Le pistolet à soudure crachota une vive lumière et soudain ce fut terminé.

La citrouille filait à vive allure dans la pente d'une colline, poursuivie par une horde de squelettes ondulant à fleur d'herbe, mais ils étaient tous à l'intérieur.

Pendant quelques minutes, ils restèrent pétrifiés, puis Matilda se mit à pleurer bruyamment et Vivienne l'imita, s'accroupissant sur place, les mains dans sa lourde chevelure flamboyante. Des larmes inondèrent le visage crispé de Wendy qui gardait les yeux fixés sur la route. Albus laissa échapper un soupir de soulagement et ferma les paupières un instant. Son cœur battait si fort qu'il avait l'impression qu'il allait se rompre. Euphrosine chancela et s'assit n'importe où. Calcifer vint se blottir contre elle, encore palpitant de terreur.

Terrence et Christopher allongèrent Gunter sur la table au milieu des débris et des objets jetés pêle-mêle dans la pièce au moment de la fuite.

- Son épaule a craqué, dit le géologue avec inquiétude, penché sur le visage grisâtre de l'homme qu'il avait appris à aimer comme un père.

- ça va aller, dit le médicomage. "ça, je peux soigner."

Scorpius, les jambes flageolantes, remit sa baguette dans son étui et se tourna vers Poivre.

- Merci, souffla-t-il.

- Ah. La pâte à pizza est restée là-bas, dit l'elfe d'un air de majordome contrarié.

Puis il s'écroula.

 

oOoOoOo

 

Quand Gunter ouvrit les yeux, ils avaient quitté les collines verdoyantes où régnait la mort et la Citrouille flottait en apesanteur dans un tunnel aux parois de glace scintillantes. De minuscules insectes – non, c'était de très petits poissons nacrés – nageaient autour du véhicule, butinant les restes de mousse et de terre accrochés au ventre de métal et le nettoyant gentiment.

La pièce était propre et rangée. Il y régnait une odeur de jacinthe et, de sa couchette, Gunter aperçut le bouquet d'un blanc floconneux sur la table de la cuisine, à côté d'une louche. Il essaya de se redresser et son épaule bandée se rappela à son bon souvenir.

- C'était cassé, dit la voix de Terrence. "Mais rien qu'une bouteille de Pouss'os ne puisse réparer."

Le chef d'équipe prit les lunettes qu'on lui tendait et les chaussa. Seulement alors il remarqua l'expression du médicomage. Il avait l'air à bout de forces et son regard était infiniment triste.

Un frisson glaça la nuque de Gunter.

- Que s'est-il passé ? demanda-t-il. "Où sont les autres ?"

- Dehors, dit Terrence. "Il fait plutôt doux, si on considère qu'on est plus ou moins à l'intérieur d'un iceberg."

Il se pencha et aida son patient à se redresser.

- Gunter. Il faut que vous sachiez… Poivre a été blessé par les Faucheurs d'étoiles…

Le chef d'équipe se raidit.

- Quoi ?

Terrence avala sa salive.

- Euphrosine a dit que c'était ce qu'ils étaient. Les ombres, enfin, les squelettes. C'est ce que raconte la fin de la fresque. Lorsqu'ils sont allés trop loin, c'est ce qu'ils se sont condamnés à devenir.

Il prit le bras valide du vieil homme et l'emmena en direction de la porte.

- Poivre est un héros, mais ça, vous le saviez déjà. Il s'est débrouillé pour vous pousser vers la trappe quand Christopher n'arrivait plus à vous hisser et l'une de ces créatures l'a griffé.

Il poussa doucement le lourd battant et Gunter cligna des yeux, ébloui par la clarté pure de la glace. Quand ses yeux se furent un  peu habitués, il distingua le petit lit de camp au milieu de la grande salle aux parois naturelles et les autres membres de son équipe, tous rassemblés autour.

Vivienne dessinait des étoiles irisées du bout de sa baguette. Christopher discourait, un gros livre de cuisine à la main. Matilda tressait une couronne de fleurs et Gunter s'aperçut que l'air embaumait.

L'intérieur de l'iceberg était couvert de jacinthes blanches.

Wendy souriait en laissant Euphrosine enrouler une pelote de laine autour de ses bras tendus. Scorpius était perché au bout du lit, son habituel carnet sur les genoux et Albus était assis par terre, les bras croisés à côté de l'oreiller.

- Il nous attend, dit Terrence.

Gunter aurait voulu avancer plus vite, mais ses forces le trahissaient. Il tremblait de fatigue lorsqu'il se laissa tomber sur la chaise qu'on poussait derrière lui.

- Ah, dit Poivre en le considérant avec satisfaction, mais sans faire le moindre mouvement pour bouger. "Ça va mieux ?"

- ça va mieux, confirma Terrence avec un bref hochement de tête. "Mais pas d'étude de fresque avant deux jours."

Gunter sentit ses yeux picoter.

- Une tasse de thé le requinquera. Avec du lait et une rondelle de citron, dit l'elfe avec un coup d'œil d'avertissement en direction de Scorpius.

- J'y veillerai, assura l'agent du gouvernement d'un ton guindé.

- Il ne doit pas veiller toute la nuit, il est trop vieux pour ça.

- On s'en occupera, promit Euphrosine d'une voix enrouée.

Matilda reniflait. Bouleversée, Wendy serrait un ballotin de laine embrouillée contre elle. Vivienne continuait de dessiner des étoiles de cristal au-dessus du lit, le visage crispé pour retenir ses larmes.

Gunter se racla la gorge et tendit la main. Il attrapa les doigts grêles de l'elfe et les serra gentiment.

- Je peux prendre soin de moi-même, mon vieil ami.

- J'en doute fort, grogna l'elfe.

Mais son regard s'adoucit sous ses sourcils broussailleux. Etrangement, la merveilleuse lumière de la glace rendait encore plus cruelle la pâleur de sa peau grisâtre, encore plus pathétique son crâne chauve entre ses oreilles de chauve-souris, son nez crochu et son menton en galoche.

Il portait son habituel pagne en tartan et Gunter devina qu'il avait dû demander à une des filles de lui repasser son plastron car celui-ci ne s'enroulait pas comme d'habitude. Sous cet ornement de cérémonie, il y avait un épais pansement qui dégageait une odeur de putréfaction que même le parfum des jacinthes n'arrivait pas à cacher.

Poivre tourna légèrement la tête pour regarder Albus et sa main libre sortit quelque chose de sa poche.

- Vous devez rendre ça à Hermione Granger, dit l'elfe d'une voix qui s'essoufflait un peu. Il tapota le petit bonnet mal tricoté, dont la laine n'avait presque plus de couleur. "Dites-lui que Poivre est reconnaissant qu'elle lui ait donné la liberté de choisir qui il voulait servir."

Le jeune homme hocha le menton, la gorge étranglée.

Poivre ferma un instant les yeux, puis les rouvrit et fixa Christopher sévèrement.

- Je ne vais rien dire sur les Elfes Libres, dit celui-ci. "Sauf que je suis sacrément fier d'être l'ami de l'un d'entre eux."

Le vieux serviteur étouffa quelque chose qui ressemblait à un petit rire. Terrence s'approcha et lui prit le pouls.

- Il faut le laisser se reposer, dit-il en se tournant vers les autres.

- L'elfe libre n'a pas fini de parler, protesta Poivre.

- Oh, pardon.

Gunter se mordit la lèvre, partagé entre les larmes chaudes qui lui brûlaient les yeux et le rire qui bullait au fond de sa gorge.

- C'est très important, dit Poivre, offusqué.

- On t'écoute, dit Terrence d'un ton qu'il voulait léger mais qui craqua sous l'émotion.

L'elfe se tourna vers Gunter et le regarda intensément.

- Quand vous retournerez en Angleterre, vous devez aller voir votre fils. Ça fait trop longtemps, maintenant.

Le vieil homme hocha la tête.

- Je le ferai.

Poivre plia un de ses sourcils broussailleux, l'air sceptique.

- Je le ferai, répéta Gunter avec un rire étranglé.

- Bon, dit l'elfe.

Il ferma de nouveau les yeux, se cala dans l'oreiller, levant son menton en galoche vers la lumière scintillante de l'iceberg. Un minuscule poisson nacré lui picora l'orteil et il le chassa d'un petit mouvement de pied agacé. Puis il rouvrit les yeux, contempla Gunter une dernière fois avec un sourire.

- Ah, soupira-t-il d'un ton satisfait. "Poudlard, c'était une bonne vie pour un elfe. Mais l'Antarctique, c'était encore mieux."

Ses yeux globuleux clignèrent une ou deux fois, puis ses paupières se fermèrent et cette fois il ne bougea plus. Un léger souffle s'échappa de ses lèvres entrouvertes et il s'endormit aussi paisiblement que s'il allait faire une bonne sieste.

Alors Gunter laissa enfin couler ses larmes, serrant dans sa main les doigts frêles de l'elfe qui avait travaillé à ses côtés pendant plus de trente ans et qui l'avait suivi jusqu'au bout du monde.

- Adieu, mon vieil ami, murmura-t-il.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : Résolutions

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