Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 21 : Résolutions

6811 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 16:40

 

RESOLUTIONS

 

 

Le petit cercueil tapissé de jacinthes s'éleva lentement dans la cheminée de glace et disparut à leurs yeux quand la lumière devint trop éblouissante. La brise montait en emportant avec elle des pétales blancs et des écailles nacrées.

- Voilà. Il est parti, murmura Christopher. "Toujours la class', ce vieil elfe."

Günter enleva ses lunettes pour essuyer ses larmes et sourit en les rechaussant. Ses cheveux gris tombaient sur son front en mèches inégales et ses joues tannées semblaient plus creuses que d'habitude.

- Toujours, dit-il doucement. "Si vous le voulez bien, j'aimerais rester un peu seul."

Les autres acquiescèrent tristement et s'éloignèrent en silence.

Matilda alla s'installer plus loin dans le champ avec son herbier. Christopher s'allongea au milieu des fleurs, les bras croisés sous la nuque, et prétendit qu'il piquait un somme. Terrence alla se coucher. Scorpius partit en promenade, son carnet à la main. Wendy se remit aux réparations du véhicule cabossé et Albus s'assit à côté d'elle pour la regarder.

Euphrosine retourna à la Citrouille et, à pas de loup pour ne pas déranger le médicomage épuisé, elle se dirigea vers le buffet. Elle se haussa sur la pointe des pieds et attrapa la grosse théière posée sur la plus haute étagère. Elle souleva le couvercle de porcelaine et sourit.

- Ce n'est pas la meilleure cachette. Quelqu'un aurait pu te verser de l'eau dessus par mégarde, dit-elle gentiment.

- Il est mort ? demanda Calcifer en s'enroulant sur les doigts qu'elle lui tendait.

Il n'était pas plus gros qu'un moineau et ses flammes bleues crépitaient, minuscules.

- Il est mort, répondit doucement Euphrosine. "Comme toute créature de chair et de sang. Tu n'as pas besoin d'avoir peur. Tu ne peux pas mourir."

- Mais si les Faucheurs m'avaient attrapé, ça aurait été pire que la mort ! piailla le petit daemon dans le creux de sa main.

- Je sais, dit la vieille femme. "Je suis désolée. Nous aurions dû t'écouter et continuer notre chemin au lieu de rester pour étudier la fresque. Rien de tout cela ne serait arrivé."

Elle soupira.

- Mais ça ne sert à rien de dire ce genre de choses. Beaucoup trop de monde se sent déjà coupable…

Elle caressa la tête ronronnante de Calcifer, l'amena près de son visage et le laissa se pelotonner sous son oreille. Il était chaud, palpitant comme le cœur d'un enfant effrayé.

- Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle.

Le daemon ferma les yeux à demi, blotti contre le cou ridé de la magicienne.

- L'elfe me manque déjà, dit-il de sa voix fluette soudain enrouée. "Est-ce que Jen Pendragon te manque comme ça depuis cent ans ?"

- Oui, souffla Euphrosine.

- Le ciel aussi me manque, murmura Calcifer. "Mais c'est différent, car je sais qu'il est toujours là – seulement hors de portée."

- Ce sera bientôt fini, dit la vieille femme. "Je te le promets."

 

oOoOoOo

 

Wendy termina de serrer un boulon, puis essuya son visage en sueur d'un revers de poignet, y laissant une trainée de cambouis. Ses gants lui faisaient des pattes énormes au bout de ses bras minces. Elle chercha dans la poche kangourou de sa salopette un mouchoir et souffla dedans bruyamment avant de continuer à fixer la plaque de métal sous le ventre de la Citrouille qui gargouillait de contentement.

- C'est trop bizarre, renifla la jeune fille. "Poivre est mort et pourtant le monde ne s'est pas arrêté de tourner. On va continuer à explorer l'Axe, il fait beau, cet iceberg est magnifique et les jacinthes sentent bon… c'est injuste."

Albus, qui lui tenait le manuel ouvert à la bonne page, hocha la tête.

- Je sais, dit-il simplement.

Les yeux gris de Wendy étincelèrent.

- Je voudrais que tu arrêtes de faire ça, dit-elle entre ses dents, en se concentrant sur un nouveau boulon pour ne pas le regarder.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Tu es toujours si… si…

La clé à molette ripa sur le boulon et, emportée par l'élan, cogna dans la mâchoire de la mécano. Elle lâcha une exclamation de douleur.

- Tu te mets en colère quand on essaie de t'aider, mais tu gardes tout pour toi ! siffla-t-elle, les larmes aux yeux. "T'as le droit d'exploser, mais tu ne peux pas nous en vouloir quand on s'inquiète ! Regarde comme t'es calme, là tout de suite ! Je sais que tu vas t'en rendre malade et ensuite tu vas nous envoyer bouler quand ça deviendra trop dur à supporter !"

Albus fronça les sourcils et posa le manuel.

- Je ne fais pas ça, protesta-t-il.

- Si, tu le fais ! Je préférais quand tu te mettais à pleurer pour des bricoles... je déteste qu'on se dispute, mais j'aimais mieux quand tu me laissais voir ce que tu ressentais…T'as changé, Al.

Il se raidit.

- Et ça ne te plaît pas, j'imagine, riposta-t-il d'un ton sec.

Wendy le regarda d'un air suppliant.

- J'essaie de faire avancer les choses, implora-t-elle. "On va se marier et ce ne sera pas tous les jours facile de se réconcilier ou même d'être heureux. On aura des soucis, on devra prendre des décisions, on va forcément encore changer. Pas que toi, moi aussi. Je t'aime et je veux qu'on arrive au bout ensemble."

Ses yeux de pluie étaient déterminés.

- Je ne te laisserai pas tomber, dit-elle d'une voix qui tremblait. "Tu m'entends ? Je resterai avec toi, même si tu deviens un dragon pour toujours et que je dois te construire un enclos dans le jardin. Alors je te préviens, je ne vais pas accepter d'avoir peur de toi."

Il sursauta.

- Tu as peur de moi ?

La détresse dans son regard vert était telle que Wendy lâcha sa clé à molette pour se rapprocher de lui et le prendre dans ses bras.

- Seulement quand tu cries "fiche-moi la paix", souffla-t-elle. "Quand tu essaies de me faire croire que tu n'as pas besoin de moi."

Le jeune homme se laissa aller contre elle, enfouissant son visage contre le t-shirt maculé de traces noires.

- J'ai toujours besoin de toi, Wendy, balbutia-t-il. "Mais je me demande des fois si un jour tu ne vas pas t'en lasser… si tu partiras… je… quand j'ai tellement mal… quand je pense que je vais peut-être… mourir… je me dis que ce serait mieux qu'on ne se soit pas rencontrés…"

Elle secoua la tête vivement et faillit l'étouffer en le serrant plus fort.

- Tu racontes n'importe quoi, chuchota-t-elle. "Ça en valait la peine. Chaque moment qu'on a passé ensemble, chaque bataille, chaque fou-rire… et tout ce qui viendra, de merveilleux ou de terrible – je ne regretterai rien. Si un jour on est séparés…"

Sa voix s'étrangla et Albus l'entoura de ses bras.

- Si un jour on se retrouve comme Günter à regarder partir l'autre dans un rayon de lumière, je veux être certaine que j'ai vécu intensément chaque instant avec toi. Je ne veux pas penser que je n'ai pas dit, ou pas fait, ou pas essayé de changer. Je préfère qu'on se dispute mais qu'on vive pleinement.

Il la détacha de lui et écarta les mèches châtains qui balayaient les joues de la jeune fille, collées par des larmes et du cambouis.

- Pardon, Wendy, murmura-t-il. "Tu es si forte et j'oublie trop souvent que c'est à moi de te protéger."

Elle secoua la tête avec un rire étouffé.

- On n'est plus au Moyen-Age, Al. On se protège mutuellement, de nos jours. Tu n'as rien écouté…

Il se pencha.

- Oh, j'ai écouté, assura-t-il en cherchant les lèvres de sa fiancée. "J'ai tout entendu et je vais faire des efforts. Je te le promets."

- Cool, dit Wendy. "Alors je te pardonne pour cette fois."

La brise caressait le champ de jacinthes, soulevant leur parfum et se glissant par la porte ouverte de la Citrouille.

Sur son lit, Terrence, les yeux grands ouverts, fixait la couchette au-dessus de la sienne d'un air dur.

 

oOoOoOo

 

Pendant les deux jours qui suivirent, l'iceberg se mit à fondre rapidement et ils découvrirent qu'ils étaient emportés sur une rivière si large qu'ils ne parvenaient pas à en distinguer les rives. Il faisait bon et le ciel immense au-dessus d'eux était d'un bleu céruléen de peinture romantique. Des nuages cotonneux flottaient au ras de l'eau et le soleil scintillait dans le courant.

- J'espère qu'on va vite trouver une terre, dit Christopher. "Sans quoi on va prendre un bain."

En fait, ce qu'ils risquaient était plutôt de la nature d'un plongeon.

Ils ne s'en aperçurent pas tout de suite. Leurs oreilles s'étaient habituées au silence chuchoté de l'iceberg, puis à la course de la rivière. Ils mirent quelques heures à réaliser que le grondement qui grandissait était celui d'une chute d'eau.

Puis la Citrouille accéléra, agrippée à la carotte de glace qui les maintenait encore à flot.

Ils travaillèrent tous ensemble à dévier la chevauchée vers une des îles qui émergeaient de la rivière, sans aucun succès. Puis les rapides gonflèrent et ils crurent leur dernière heure venue, jusqu'au moment où la Citrouille buta sur un gros rocher. Wendy actionna les leviers et les grandes pattes articulées hissèrent le véhicule doré en sécurité – pour le moment.

- On est à pic au-dessus de la cascade, annonça Scorpius d'une voix inquiète.

Il fallut faire tout un tas de contorsions pour attirer à eux les longues lianes solides qu'ils apercevaient sur une île assez proche, pour harponner un palmier, léviter le véhicule et transporter chaque personne en sécurité.

Lorsqu'ils se furent tous écroulés dans le sable, à bout de souffle, Günter lâcha un soupir de soulagement et se leva.

- Allons, installons-nous pour la nuit. Nous chercherons un moyen de franchir les chutes d'eau demain.

Ils tirèrent à la courte paille pour désigner celui qui serait de corvée pour le souper et quand cela tomba sur Scorpius, Vivienne se porta volontaire pour le remplacer. L'agent du gouvernement, qui n'avait jamais touché une casserole de sa vie, était le plus mauvais cuisinier du groupe. Même les concoctions étranges de Terrence étaient plus mangeables que les siennes et leur seule source de réconfort à l'absence de Poivre était d'imaginer les commentaires horrifiés qu'aurait fait l'elfe s'il avait vu l'état de son fourneau.

Pendant que l'astronome s'attaquait à la préparation du souper, Günter s'installa à l'un des bureaux dépliables et se replongea dans l'étude de ses notes sur la fresque. Matilda s'occupait à collecter des échantillons de plantes et Christopher s'était mis à gratter dans les rochers léchés par le ressac. Albus, sur ses béquilles improvisées, s'éloigna avec Scorpius pour explorer les environs. Terrence, Calcifer flottant au-dessus de son épaule, partit dans une autre direction. Quant à Wendy et Euphrosine, elles s'installèrent sur la plage de sable fin et contemplèrent le glorieux coucher de soleil.

L'île sur laquelle ils s'étaient échoués était juste à la verticale de la cascade et en goûtant l'eau – par accident – ils s'étaient aperçus qu'elle était salée.

Ce n'était pas une rivière. C'était une mer qui se jetait au bout d'un plateau avec fougue, bouillonnante de vapeur et de lumière. L'horizon rose et doré remplissait le ciel de beauté, effaçant les contours de l'océan. L'eau miroitait sous les houppettes de nuages clairs, filant avec des reflets fugaces au bord des rochers, et se déversait dans les profondeurs d'un autre océan en grondant puissamment. La brume humide qui s'élevait de la cascade avait une odeur de papaye et brouillait la vision d'une clarté gazeuse.

C'était le bout du monde, à bien des regards, et leur île était peut-être un paradis perdu, avec ses cocotiers gracieusement inclinés au-dessus d'un lagon turquoise, la végétation luxuriante qui contrastait avec le sable blanc et les poissons aux couleurs flamboyantes qui venaient onduler sous la surface brillante.

- L'Axe ne cessera jamais de nous étonner, dit Wendy en s'étirant languissamment, savourant la douce caresse du soleil couchant qui embrasait le ciel. "Je m'attendais à un tunnel interminable qui mènerait à un genre de ciboire magique, mais finalement c'est mille fois mieux."

Elle avait à peine terminé sa phrase qu'elle s'empourpra.

- Oh, je ne voulais pas dire… la mort de Poivre, c'était affreux et les Faucheurs sont les créatures les plus horribles que j'ai jamais rencontré… non, ce que je voulais dire, c'est… euh…

- J'avais parfaitement compris, la rassura la vieille magicienne. "Tu sais, quand nous sommes venus, la première fois, nous avons perdu deux de nos compagnons dans d'autres salles de l'Axe. Mais malgré tout, je ne pouvais pas m'empêcher d'être émerveillée devant ce que nous découvrions."

Elle défit l'élastique qui retenait sa courte tresse et laissa la brise froisser ses cheveux blancs. Pendant un instant, dans la lumière pourpre du soir, elle eut l'air très jeune.

Puis elle tourna vers Wendy et, sur son visage grave, une infinité de rides se creusèrent.

- Le voyage touchera bientôt à sa fin, dit-elle. "Et à ce moment-là, tu devras guider les autres sur le chemin du retour."

- Pourquoi ? interrompit la mécano, un éclair d'inquiétude dans les yeux. "Où serez-vous ? Qu'est-ce…"

Euphrosine l'interrompit d'un geste impérieux. Ses yeux bleus sévères plongèrent dans le regard gris de la jeune fille, l'hypnotisant.

- Ecoute-moi, Wendy. Il faudra laisser la citrouille. Ne t'inquiète pas, l'Axe la recrachera à la surface, vous la retrouverez quelques jours plus tard. Maintenant : quand tout deviendra sombre, suivez le chien. Le dernier vers de la prophétie indique toujours la porte de sortie.

- Et l'Alouette ? ne put s'empêcher de demander la fiancée d'Albus. "Et comment savez-vous si je serai toujours là ? Il pourrait m'arriver quelque chose ou…"

- Laisse-moi parler, ordonna la vieille femme en attrapant la main de Wendy et en la serrant si fort que celle-ci grimaça de douleur. "Je ne sais pas ce que signifie l'alouette, mais je sais que lorsque vient la fin du temps qui nous est accordé, on se retrouve soudain dans le noir le plus complet et le plus opaque.

- A quoi ressemblera le chien ? Comment saurais-je que c'est lui ?

- Tu le sauras, c'est tout.

Soudain, il faisait frais sur la plage. La cascade grondait sourdement et la vapeur bouillonnante dorée par les derniers rayons avait quelque chose d'irréel.

- Le chien vous mènera à une voie ferrée submergée par une grande étendue d'eau. Suivez-la. Ecoute-moi bien, c'est très important. Marchez entre les rails, ne vous en écartez ni à gauche, ni à droite. Et quoi qu'il arrive, quoi que vous entendiez ou qui se passe, ne vous retournez pas. Ce sera très long. Marchez jusqu'à ce que vous arriviez au réverbère. Là, vous trouverez une barque. Il faudra déposer quelque chose au fond – un paiement. Un gallion, un lacet de chaussures ou une mèche de cheveux, peu importe, il faut simplement laisser une partie de soi.

Wendy hocha la tête, s'efforçant de tout noter mentalement.

- La barque vous ramènera à la banquise et, de là, vous devriez pouvoir retrouver votre route grâce à l'astrolabe.

- Mais si nous sommes loin de la Tour ? Sans la Citrouille, nous ne survivrons pas longtemps à la surface de l'Antarctique.

Les yeux d'Euphrosine pétillèrent mystérieusement et elle se permit un petit rire.

- Oh, vous n'aurez pas froid, si c'est ça qui t'inquiète. Ce sera une plaisante promenade et vous ne devriez pas la regretter.

Wendy se mordilla la lèvre inférieure.

- Pourquoi moi ? répéta-t-elle.

La vieille femme refit sa tresse et rattacha l'élastique.

- Parce que tu n'es pas marquée d'un sceau. Tu ne seras pas éprouvée. Et parce que tu es la plus résolue d'entre nous.

Elle se leva dans un froufrou de jupons et brossa le sable qui s'était glissé dans les plis de sa robe bleue démodée.

- Viens. Allons rejoindre les autres.

La nuit tombait et la fenêtre éclairée de la Citrouille se reflétait dans l'eau du lagon, comme une étoile.

 

oOoOoOo

 

Terrence était assis dans le siège naturel que formait un cocotier biscornu. Son genou gauche était relevé sous son menton et son pied droit traçait des cercles dans le sable fin. Sa longue queue de cheval blonde et les pans de sa blouse blanche s'agitaient doucement dans la brise. Le soleil couchant déposait un éclat doré sur le verre de ses lunettes mais ne réussissait pas à atténuer le pli amer de sa bouche.

Calcifer, tout en grignotant une roche volcanique, l'observait avec intérêt.

- Cesse de t'aveugler, lança-t-il soudain de sa voix fluette et moqueuse. "Ça ne te mènera strictement à rien."

Terrence sursauta.

- Qu'est-ce que tu racontes, l'allumette ?

Calcifer ricana.

- Je sais ce que tu penses, tu sais. En fait, n'importe qui le saurait, s'il prenait seulement la peine de regarder ta tronche.

Le médicomage rougit.

- N'importe qui, qui ?

- Kiki en a assez de sa prison, il voudrait s'envoler. Tu es tellement évident, Terrence Swanson. Encore plus que ton ami Scorpius. Les sentiments d'un adolescent ne restent pas ceux d'un homme et ce que tu croyais juste à l'époque n'est plus vrai maintenant. C'était beau et c'était bien, mais ce n'est plus la peine et tu le sens, n'est-ce pas ? Les circonstances changent – les gens aussi.

Terrence fronça les sourcils.

- Pour la dernière fois, de quoi est-ce que tu parles ?

- De quand tu étais dans les Hébrides et que tu as décidé que si c'était le rôle d'Albus Potter de sauver le monde, ce serait le tien de prendre soin de lui, répondit Calcifer en le toisant de ses yeux de braise.

Le jeune homme blond tressaillit.

- Co-comment tu sais ça ? Tu n'y étais pas !

- Oui, mais le dragon y était, chantonna le daemon en gonflant ses flammes rouges comme une grosse poule qui s'installe pour couver.

- Tu n'es pas un dragon, riposta platement Terrence.

Calcifer rit.

- Non, et je pense que tu as deviné ce que j'étais depuis un moment déjà. Tu devrais savoir que ma sagesse est infinie et que mes conseils doivent être acceptés avec révérence.

- Veux-tu que nous parlions d'un certain feu-follet qui s'est planqué dans une théière tellement il flippait après l'attaque des Faucheurs d'étoiles ?

Le daemon ronfla de fureur et sa chaleur se fit suffisamment menaçante pour que le médicomage recule d'un pas.

- C'est de toi dont il s'agit, l'humain, cria-t-il avec colère. "De toi et de tes hésitations, de tes doutes, de tes regrets ! De toi, de cette fille qui se battait avec un gourdin et de toutes les connaissances du monde ! Tu ne pourras pas continuer comme ça sans te faire dévorer par les ombres."

Terrence pencha la tête de côté et mit les mains dans ses poches. Une drôle d'expression passa sur son visage, entre amertume et reconnaissance.

- Pourquoi tu prends la peine de me parler, p'tit père la fumée ? Tu sais pourtant tout ce qui va advenir.

- Je sais ce qui risque de se passer et je sais aussi ce qui pourrait arriver, dit Calcifer en se calmant. "C'est différent."

- Rien ne t'oblige à essayer de nous aiguiller dans la bonne direction. Après tout, ce sont nos semblables qui t'ont infligé ce long exil…

Le daemon se tortilla inconfortablement.

- Je ne veux pas perdre un autre d'entre vous, marmonna-t-il très bas.

La nuit commençait à tomber et le lagon s'assombrissait. Une lueur phosphorescente naquit dans les bancs de coraux sous-marins, dessinant des arabesques lumineuses sous la surface de l'eau. La brise frémit dans la verdure luxuriante, emportant un lointain rire d'ondine, et les insectes entonnèrent leur chant nocturne, bruissant et froufroutant.

- Moi non plus, je ne veux pas perdre, murmura Terrence.

Il enleva ses lunettes et massa l'arête de son nez aquilin.

- Je ne sais pas quoi faire, Cal. Je ne peux rien faire. Je suis dépassé…

Calcifer hésita, puis il s'envola jusqu'au médicomage et planta son regard de braise dans les yeux bleus désemparés et frustrés.

- Terrence Swanson de Finchley. Le garçon qui ne savait pas renoncer. Il ne s'agit pas de comprendre, l'asperge, mais de choisir. Si tu continues à essayer de comprendre, tu finiras par te perdre pour toujours. La bonne question, c'est qu'est-ce que tu veux faire ?

Le jeune homme eut un sourire amer, mais il ne répondit pas.

Le daemon laissa échapper un soupir exaspéré.

- On n'a plus beaucoup de temps, tu sais. Si tu ne prends pas de décision, Albus Potter ne pourra pas faire preuve de résolution, le dragon redeviendra une bête sauvage et Scorpius Malefoy tuera l'alouette.

Le cœur de Terrence trébucha sur un battement.

- Tu veux dire qu'à cause de moi, ils pourraient tous rester coincés dans l'Axe ?

- Non, dit Calcifer en levant les yeux au ciel comme s'il s'adressait à un enfant particulièrement inattentif. "Ce que je dis, c'est que toi et tes amis, vous êtes complémentaires et inséparables. Vous êtes nés l'année où la Porte s'est ouverte et où personne n'en a trouvé l'entrée. Je pensais que tu avais fait le lien depuis longtemps, le cerveau."

- Al est né l'année d'avant, objecta Terrence.

- Oui, mais c'est à cause de lui et de ce qu'il représentait que les Souffleurs ont rompu leur vœu de ne plus se mêler des affaires des humains. Et ce n'est pas pour rien que la Porte s'est rouverte maintenant. Trois fois sept années se sont écoulées. C'est le dernier cycle. Naître, vivre et mourir. L'Axe tient le monde en équilibre et ça, tu n'as pas besoin de le comprendre : tu dois juste l'accepter.

Le médicomage acquiesça silencieusement. Il remit ses lunettes et frotta pensivement sa nuque. Il releva la tête et tendit la main pour tapoter la tête de Calcifer.

- Je crois que je commence à y avoir plus clair, grâce à toi, dit-il.

- Enfin. C'était laborieux, grogna le daemon en se pelotonnant sous sa paume comme un chat.

Au-dessus de la mer d'un bleu sombre, parcourue de brefs lueurs argentées, trois grosses lunes s'étaient levées. La vapeur blanche de la cascade montait vers elle et déposait des gouttelettes brillantes sur les rochers noirs qui émergeaient du courant.

 

oOoOoOo

 

Albus vérifia que le sol meuble était stable, puis y planta ses béquilles et sauta par-dessus la grosse racine qui lui barrait le passage.

- Elles sont très bien, ces béquilles, commenta Scorpius. "Exactement comme les autres, même. Je ne vois pas ce que Terrence a contre elles."

- C'est parce que les autres, c'était ma prothèse métamorphosée. C'est loin d'être facile à fabriquer pour un médicomage, un appareil comme celui-là, et maintenant qu'on l'a perdu, il pense que son maître de stage va lui passer un savon.

- Y'a pas des assurances, pour ça ?

- Non, mais par contre je pourrais leur dire que c'était ma faute. Si Terrence ne l'avait pas transformée, j'aurais sans doute essayé de continuer à la mettre.

- T'es vraiment un idiot, dit Scorpius.

- Je sais, murmura Albus.

- En tout cas, je suis content que tu ailles mieux. D'abord tu nous fais croire que tu vas mourir, ensuite tu vas mieux, puis t'es de nouveau dans les choux et ensuite tu te requinques miraculeusement… pas étonnant que Terrence s'arrache les cheveux.

Ils marchèrent un moment avant de trouver ce qu'ils cherchaient : un ruisseau d'eau douce aux berges couvertes d'herbe verte épaisse, dans un bosquet d'arbres à pain.

- Ah, on va pouvoir remplir les réservoirs, dit Scorpius. "Jamais j'aurais pensé qu'Aguamenti soit le genre de sortilège à avoir une limite, mais maintenant que j'y pense, c'est pas étonnant. Tu te vois essayer d'éteindre un incendie avec de petites gerbes d'eau comme ce qu'il produit ? La dépense physique nécessaire à une telle magie suffirait à tuer un homme."

- Remplir la baignoire de Vivienne deux fois par jour épuiserait n'importe qui aussi.

- Oui. Poivre me l'avait signalé. Heureusement que nous ne nous sommes jamais trouvés à court d'eau jusqu'ici… enfin, à part dans l'iceberg, comme nous n'avions pas pu faire le plein sur le territoire des Fau… chez eux.

Albus décida de ne pas relever l'hésitation qui avait altéré les derniers mots de son ami. Il s'assit dans l'herbe douce comme du velours, ôta sa chaussure et trempa sa jambe valide dans l'eau claire du ruisseau. Scorpius se posa tranquillement à côté de lui, mais se contenta de laver ses mains encore poisseuses de sel et de sable.

- Poivre faisait la comptabilité avec toi ?

- Oui, et y'avait pas besoin de boulier, crois-moi. Il calculait comme une machine.

Ils restèrent un instant silencieux, repris par leur émotion à la pensée de l'elfe.

- ça va te faire un tas de boulot en plus, dit Albus doucement. "Ça ira ? Tu veux de l'aide ?"

- Pas de ta part, tu es aussi nul en arithmétique qu'un troll des montagnes.

Ils rirent ensemble, puis Scorpius se rembrunit.

- ça ira, dit-il. Ça m'occupe, c'est mieux comme ça.

Albus pencha la tête pour l'observer. Dans la lumière du soir, les larges feuilles des arbres s'ourlaient de violet et d'or. Le ruisseau gazouillait entre les pierres et quelques insectes butinaient encore les frangipaniers aux larges fleurs blanches.

- Qu'est-ce qui ne va pas, Scorp' ? Depuis le champ des papillons, tu es différent…

- N'importe quoi, grommela le jeune homme blond en détournant les yeux.

Albus sortit son pied de l'eau et croisa sa jambe devant lui, se penchant légèrement pour compenser le contrepoids manquant.

- C'est à cause du rêve que tu as fait ?

Scorpius releva un instant ses yeux gris tourterelle tourmentés et suppliants.

- S'il te plaît, ne demande pas.

Le regard d'émeraude qu'il rencontra n'était pas celui du dragon, mais celui du petit garçon assis à la même table que lui le jour de son arrivée à Poudlard.

- Je m'inquiète pour toi, c'est tout.

L'agent du gouvernement crispa les poings, fronçant ses fins sourcils sombres sous sa frange pâle dans un dernier sursaut de volonté.

- Scorpius… Wendy dit qu'on ne doit pas porter nos fardeaux tout seul et qu'on ne fera que plus mal aux autres en se renfermant sur nous-mêmes…

Son ami étouffa un rire cassé.

- Et quand tu l'écoutes enfin, c'est à moi que tu appliques le conseil…

Albus prit un air penaud.

- Désolé. J'essaie de faire des efforts, mais…

- ça va, interrompit Scorpius en soupirant. "C'est bon, t'as gagné."

Il posa ses mains sur ses chevilles et ne dit rien pendant un moment. Albus attendit patiemment. La brise nocturne, tiède et caressante, soulevait ses boucles sombres un peu trop longues sur la nuque.

- Je l'ai vu, dit finalement le jeune homme blond d'un ton rauque. "Lui. Le Seigneur des Ténèbres. L'ancien maître de mon père."

Albus tressaillit. Sa tête aussitôt se mit à bouillonner des images gravées dans sa mémoire par le lien empathique qu'il partageait avec Harry Potter depuis des années. Des images fugitives et abominables où dansaient deux yeux rouges comme des fentes ouvertes sur l'enfer, des volutes noires et une longue cape qui dissimulait quelque chose de plus effroyable encore que la mort.

- Il m'a dit que… ce n'était pas mal de désirer quelque chose et de tout faire pour l'obtenir… que j'avais le droit moi aussi de… oh, je voulais le croire… je le croyais… il était si… sinueux, si enjôleur… si terriblement tentant…

Scorpius avala sa salive. Il ne s'était pas rendu compte qu'il tremblait sous sa fine chemise blanche.

- Tu sais, mon père… il est devenu Mangemort pour protéger sa famille – mais moi, je crois que j'aurais pu le devenir juste pour obtenir ce pouvoir

Il se mordit la lèvre et une goutte de sang perla.

- C'était tellement enivrant… se dire qu'il n'y avait plus d'interdit, aucune raison de se refuser ce qu'on désire – et la puissance ! La puissance incroyable que j'aurais possédée… elle aurait pu tout changer… tout transformer…

Sa voix était fébrile et deux taches rouges coloraient ses joues pâles. Ses yeux gris avaient perdu leur douceur pour un éclat métallique, comme le reflet d'une lame dans un brouillard.

- Tu as vu les... les Faucheurs... ce qu'ils sont devenus parce qu'ils voulaient davantage que ce qu'on leur avait accordé ! Je pourrais devenir comme eux... d'une laideur repoussante, un animal... juste parce que... pour...

Il s'interrompit soudain et se recroquevilla sur lui-même, crispant les doigts sur la marque étrangement luisante sur son bras gauche.

- J'ai peur, souffla-t-il." J'ai tellement peur de… de moi-même."

La nuit était tombée, maintenant, et il faisait très sombre au bord du ruisseau dont l'eau miroitait à peine.

- Si je ne peux pas avoir… qu'est-ce que je vais être ? balbutia-t-il.

Albus était resté figé, comme s'il avait vu soudain se dresser devant lui un monstre ignoble et Scorpius s'affaissa encore un peu plus sur lui-même, la nuque brûlante, écoutant ce silence comme une condamnation.

Puis une main se posa sur son épaule et il tressaillit.

- Mais tu ne lui as pas cédé, n'est-ce pas ?

Le jeune homme blond étouffa un sanglot, refusant de lever les yeux.

- Matilda m'a réveillé. Je ne sais pas ce que j'aurais fait…

Il hoqueta, submergé par le désespoir et la honte avec lesquels il luttait depuis plusieurs jours.

- Vous devriez me mettre à l'écart. Je suis dangereux… Calcifer me l'avait dit, mais je ne voulais pas le croire… je vais faire quelque chose d'horrible si vous me laissez rester avec vous… je vais te faire du mal et je ne le supporterai pas…

L'herbe se froissa et soudain un bras l'entoura fermement.

- Heureusement que tu as fini par sortir ça de toi, dit Albus. "Pas étonnant que ça te bouffait."

Scorpius tourna la tête et il rencontra de nouveau les yeux verts de son enfance, la même compassion, la même confiance inébranlable, la même innocence plus forte que tous les doutes du monde.

- Tu ne me feras jamais de mal, dit Albus en souriant. "J'ai confiance en toi. Tu ne ferais de mal à personne et tu n'aurais pas plié le genou devant le Seigneur des Ténèbres, quoi qu'il te promette."

Scorpius voulait éclater en sanglots et avouer que si, il le pouvait, qu'il y avait une chose pour laquelle il aurait pu perdre toute raison, mais il se glaça soudain quand le regard vert se pailleta d'or. Le visage d'Albus continuait de le contempler avec douceur, mais il entendit très nettement la voix du dragon.

"Tu es fort, Scorpius Hyperion Malefoy. Et ton cœur est aussi pur que celui de l'enfant du pardon. Ne sois pas effrayé et l'alouette pourra s'envoler. Moi aussi j'ai confiance en toi."

Les trois lunes glissaient dans le ciel sombre et leurs rayons argentés chatoyaient à travers l'épais feuillage des arbres, caressant le ruisseau dont l'eau prenait des reflets de cheveux d'ange.

- N'aies pas peur, conclut Albus.

Scorpius hocha la tête. Il ferma les yeux un instant pour se débarrasser de l'étrange impression d'avoir du coton dans les oreilles, puis il s'écarta sans brusquerie, se dégageant du bras posé sur ses épaules, et se leva.

- Les autres vont s'inquiéter, dit-il en se raclant la gorge. "On devrait rentrer."

- Okay, dit Albus en acceptant la main qu'il lui tendait pour l'aider à se relever.

Sur le chemin du retour, leurs semelles laissaient des traces de pas lumineuses dans le sol meuble. Là où s'enfonçaient les béquilles, deux petits trous ronds se dessinaient dans la terre et de petites pousses transparentes y poussaient instantanément. Les feuilles et les buissons se dentelaient d'une lumière rose ou bleue et les insectes brillaient comme autant d'étoiles dans la forêt luxuriante.

Le lendemain, quand ils se réveillèrent, la Citrouille était environnée d'une multitude de graines semblables à de petites méduses et elle ne tarda pas à s'élever au-dessus de l'île. Elle se déplaça lentement jusqu'au-dessus de la cascade, puis descendit vers les profondeurs, s'enfonçant dans la vapeur bouillonnante. 

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : DES GEANTS DE PIERRE

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