Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
La neige craquait sous les bottes ferrées, et le vent charriait des odeurs de fumée et de bois humide. Grayson n’était immortel que depuis quelques semaines. Ses blessures se refermaient à vue d’œil, il ne connaissait plus la morsure de la fièvre, et la fatigue n’était plus qu’un souvenir lointain. Pourtant, il ressentait toujours la douleur — vive, réelle — mais elle s’éteignait aussi vite qu’elle était venue, ne laissant qu’une étrange impression d’irréalité.
Ce corps neuf semblait inépuisable, et pourtant… il lui échappait. Voir une coupure profonde se refermer en quelques minutes, être indifférent au froid mordant, ne plus jamais craindre la maladie : cette perfection biologique le laissait presque inquiet, comme si une partie de lui s’était détachée de l’homme qu’il avait été.
Ici, sur les terres frontalières de l’Empire romain, les Goths dominaient moins par la force de leurs armes que par leur habileté à naviguer entre tribus rivales et gouverneurs romains prompts à vendre leur loyauté. Darius, chef de guerre et stratège, observait Grayson comme un forgeron jauge un métal brut. Il ne voulait pas seulement un guerrier. Il cherchait un second capable de réfléchir, d’obéir et de commander.
Le premier test fut lancé sans préavis. La troupe s’était rassemblée autour du feu, la neige crissant sous leurs bottes, et le souffle des hommes formant de petites brumes dans l’air glacé.
— Une hache, dit Darius en lui lançant l’arme. Lourde, au manche poli par l’usage, glissant comme un serpent mouillé.
Puis il ajouta, avec un demi-sourire :
— Et une main attachée dans le dos.
Un murmure parcourut l’assemblée. Le cercle se referma autour de Grayson et de son adversaire : un vétéran goth, massif comme deux hommes, réputé pour sa vitesse malgré sa carrure. La neige rendait le sol traître. La première charge faillit envoyer Grayson au tapis. Il dut compenser, apprivoiser la lourdeur de l’arme, trouver un équilibre entre puissance et prudence.
Les coups claquaient, lourds. Chaque pas mal assuré menaçait de le faire glisser. Finalement, dans un fracas de neige et de métal, il parvint à renverser son adversaire. Les hommes l’acclamèrent. Darius s’approcha, la voix basse mais nette :
— Tu t’es vidé trop vite.
Grayson essuya la sueur qui perçait à ses tempes.
— J’ai frappé comme je le pouvais.
— Comme tu le pouvais, oui. Mais pas comme tu le devais.
Darius fixa ses yeux dans les siens.
— L’homme qui s’épuise au début ne voit pas la fin de la bataille. Dans une vraie guerre, tu aurais fini à genoux, la gorge ouverte.
Le jeune immortel resta silencieux un instant.
— Alors, tu veux que je retienne mes coups ?
— Je veux que tu les portes au bon moment. La force n’est pas dans le coup le plus violent, mais dans celui qui tombe quand l’autre ne peut plus se relever. Tu es immortel, Grayson, mais ton endurance n’est pas infinie. Et même si elle l’était… tes hommes, eux, se fatiguent. Tu dois apprendre à ménager tes ressources comme les leurs.
Grayson hocha la tête, le souffle encore rapide.
— Donc ce n’est pas seulement survivre.
— Non. C’est durer. Et faire durer ceux qui te suivront.
Le deuxième test survint quelques jours plus tard. Un prisonnier romain fut amené devant le feu central, les mains liées, la tunique déchirée. Le froid avait bleui ses lèvres, mais c’était la peur qui lui vidait le regard de toute couleur.
— Un espion, annonça Darius, comme on énonce un fait indiscutable. Tue-le.
Grayson dégaina, mais resta immobile. Ce n’était pas la pitié qui retenait sa main : il voyait, derrière ce visage crispé, un soldat qui avait vu et entendu des choses. Un fil à tirer pour obtenir des informations.
— On pourrait l’interroger, dit-il, la voix basse mais ferme.
Darius ne répondit pas. Il resta immobile, les yeux fixés sur Grayson comme s’il pesait le moindre de ses mots, le moindre mouvement de ses doigts sur la garde de son arme.
— S’il parle, on saura qui l’envoie, insista Grayson. On saura s’ils sont plus nombreux.
Un silence s’installa, long, presque pesant. Puis Darius fit un léger signe de tête, comme pour lui dire : choisis.
Grayson inspira, puis abattit la lame d’un geste sec. Le corps s’affaissa dans la neige, laissant une éclaboussure sombre sur le blanc pur. Darius s’approcha alors, assez près pour que seul son élève entende :
— Parfois, on épargne pour interroger, oui… et parfois on tue pour que l’ennemi sache qu’on ne nous espionne pas.
Il désigna les hommes rassemblés autour du feu.
— Aujourd’hui, ce n’était pas pour toi que je te l’ai fait tuer. C’était pour eux. Un chef doit savoir quand obtenir des réponses… et quand envoyer un message. Ce n’est pas toujours la vérité qui maintient un camp uni, Grayson. C’est la certitude qu’on agit sans hésiter.
Le troisième test arriva quelques mois plus tard. Sur la ligne de l’horizon, de petites lueurs tremblotaient : un campement, à deux ou trois lieues.
— Une bande de pillards. Une dizaine, peut-être plus. Ils harcèlent nos lignes depuis des jours. Il posa une main sur l’épaule de Grayson.
— Ce soir, tu mènes. Je veux voir si tu sais utiliser ce que tu as appris. Ramène la victoire… et tes hommes.
Darius resta en retrait, tandis que Grayson prenait la tête d’une poignée de guerriers. L’adrénaline brûlait dans ses veines. Il choisit la force directe : une attaque frontale, rapide et violente. Les pillards furent écrasés avant même d’avoir pu s’organiser. Mais sur le chemin du retour, deux silhouettes manquaient à l’appel.
Au camp, le chef de guerre l’attendait.
— Deux pertes, dit-il d’une voix claire que tous purent entendre. Tu as gagné… mais à quel prix ?
Grayson soutint son regard, cherchant une justification.
— Ils sont morts pour la victoire.
Darius secoua la tête.
— Un chef digne de ce nom sait que la victoire n’a de valeur que si on peut la défendre le lendemain. Et pour ça… il faut des hommes vivants pour la porter.
Il n’y avait pas de colère dans son ton, mais une exigence implacable, la certitude froide de quelqu’un qui avait déjà enterré trop de guerriers.
— Tu apprendras, reprit-il plus bas, pour lui seul. Ce n’est pas le nombre d’ennemis que tu abats qui dira qui tu es… mais le nombre d’alliés qui marcheront encore derrière toi quand tout sera terminé.
Grayson comprit alors que ces épreuves n’avaient rien d’arbitraire. Darius le forgeait. Et il n’avait aucune intention de ménager le métal.
*
La nuit était tombée, et le froid s’infiltrait dans chaque couture des manteaux. Le feu, au centre du camp, projetait ses langues orangées sur les visages fatigués. Les hommes riaient par petites bouffées, se partageaient des quartiers de viande, affûtaient leurs armes ou murmuraient des histoires de guerre. Mais à la périphérie du cercle, là où la lumière vacillait avant de mourir dans les ténèbres, Darius s’assit face à Grayson.
Il resta un moment silencieux, observant les flammes comme s’il y cherchait la forme des mots qu’il allait prononcer. Le bois éclata, envoyant une pluie d’étincelles vers le ciel noir.
— Tu es fort, Grayson, finit-il par dire, la voix basse mais ferme. Tu as gagné ta place parmi nous.
Il releva les yeux, et dans son regard brillait quelque chose qui n’était ni admiration ni pitié, mais une évaluation minutieuse, comme celle d’un artisan devant une pièce à polir.
— Mais ta force ne sert à rien si ta tête ne la guide pas.
Le jeune immortel soutint son regard, attendant la suite.
— Les immortels qui ne pensent pas meurent tôt. Plus tôt que tu ne l’imagines.
Darius se pencha légèrement, réduisant la distance entre eux. Sa voix, plus basse encore, ne portait plus que pour lui.
— Tu crois que vivre longtemps, c’est frapper plus fort ou courir plus vite. C’est faux. C’est savoir quand ne pas frapper. C’est choisir ses batailles, éviter celles qu’on ne peut pas gagner.
Il se redressa un peu, le regard toujours fixé sur lui.
— Je n’ai pas besoin d’un soldat de plus. J’ai besoin d’un homme capable de me succéder, de comprendre ce que je comprends.
Grayson sentit une chaleur inhabituelle dans sa poitrine. Pas la chaleur du feu, mais celle qui naît quand un homme qu’on respecte vous tend un chemin vers quelque chose de plus grand. Il ne répondit pas tout de suite, laissant le silence s’installer. Quand il releva les yeux, une flamme s’y était allumée — mélange de défi et de respect. Darius eut un léger sourire, rare et bref.
— Bien. Alors on commence vraiment demain.
*
L’année 180 marqua un tournant. Après des années à parcourir plaines et forêts au rythme des campagnes et des pillages, Darius chercha à enraciner sa puissance. Les Goths, jusque-là errants ou cantonnés à des positions temporaires, s’installèrent sur les rives de la mer Noire. Là, l’eau salée venait lécher des plages sombres, et le vent portait à la fois l’odeur âcre des feux de camp et celle, plus subtile, du large. Les campements se transformaient : aux tentes de cuir battues par le vent s’ajoutaient des palissades de bois et des tours de guet, tandis que charpentiers et forgerons travaillaient sans relâche. Les allées improvisées fourmillaient d’activité : guerriers rapiéçant leurs armes, marchands apportant tissus et épices, émissaires romains surveillés de près, esclaves chargés de fardeaux, femmes portant jarres d’eau ou paniers de poisson. Ce n’était plus la fureur nomade des raids, mais un autre genre de tension : celle des tractations, des serments forcés, des alliances fragiles… et, toujours, cette conscience aiguë que l’ennemi n’était jamais loin. Ici, la guerre n’était pas absente — elle avait simplement changé de visage.
La grande tente de commandement était tendue de peaux sombres, alourdies par le vent froid venu de la mer. À l’intérieur, la chaleur des braseros se mêlait à l’odeur âcre de la fumée et du cuir huilé. Autour de la table basse, trois groupes se faisaient face : les chefs goths des clans voisins, farouches et vêtus de fourrures ; deux marchands grecs à la mine méfiante, et un émissaire romain, drapé dans une toge légèrement défraîchie, le regard aussi dur que poli.
Le silence initial avait quelque chose d’une épreuve de force. Chacun jaugeait l’autre.
— Le fer, dit l’un des Grecs, n’est pas chose à brader.
— Pas plus que la sécurité de vos navires, répliqua Darius d’une voix calme.
Il ne haussait pas le ton, mais chaque mot semblait peser plus lourd que le précédent. Aux chefs goths, il parlait d’unité et de puissance partagée. Aux Grecs, il évoquait les routes sûres que ses hommes pouvaient offrir… ou interdire. Au Romain, il adressait un sourire presque courtois, mais ses yeux ne quittaient pas ceux de l’émissaire, comme pour rappeler qu’aucune légion n’arriverait ici avant qu’il en ait décidé autrement.
Peu à peu, les voix se firent moins dures, les bras se détendirent. Darius céda sur quelques taxes portuaires, feignant la concession, mais obtint un traité qui garantirait un approvisionnement constant en fer à prix dérisoire.
Quand la réunion prit fin, chacun sortit avec l’impression d’avoir gagné. Tous, sauf Grayson, qui, resté en retrait, avait vu le jeu d’équilibriste.
Alors que les chefs de clan se dispersaient dans un brouhaha de conversations basses, un homme fendit la foule pour s’approcher de Darius. Un prévôt de la ville voisine, envoyé par le magistrat local — ces fonctionnaires civils chargés de maintenir l’ordre et de gérer les affaires courantes au nom de Rome ou de leurs propres notables.
L’homme attendit que Grayson et les autres se tiennent à distance, puis fit signe à Darius de le suivre à l’écart. Sa voix, lorsqu’il parla, était basse et pressée, comme s’il craignait d’être entendu.
— Seigneur… un combattant étranger rôde dans les faubourgs de Tanais. Les rumeurs disent qu’il a terrassé trois hommes d’un seul mouvement… et que leurs têtes ont touché le sol avant que leurs corps ne s’effondrent. Certains jurent qu’il ne vieillit pas. Qu’il porte la mort dans ses yeux.
Il marqua une pause, puis ajouta, hésitant :
— Il a prononcé votre nom. Devant témoins.
Darius ne répondit pas. Ses traits demeurèrent impassibles, mais Grayson, qui observait la scène à distance, remarqua l’infime tension dans ses épaules. Ce n’était pas un simple assassin qu’on décrivait. C’était… autre chose.
— Le magistrat de la ville, reprit l’émissaire, est prêt à payer pour qu’on s’en débarrasse. Les habitants n’osent plus sortir la nuit, et les soldats refusent de croiser sa route. Il a défié quiconque se croit digne de le combattre…
Darius se leva lentement, réajustant la ceinture de son manteau comme s’il se préparait pour un voyage anodin.
— Ce n’est pas un problème pour une garnison, dit-il d’un ton calme. C’est… une affaire que je réglerai moi-même.
Puis il se tourna vers Grayson, le fixant avec cette intensité qui coupait toute discussion.
— Prépare-toi. Nous allons inspecter les postes au sud.
Grayson hocha la tête, mais il connaissait assez son maître pour comprendre. Ce ton, il l’avait déjà entendu — juste avant une chasse, ou avant de frapper un ennemi qui ignorait encore qu’il était condamné.
*
Le voyage jusqu’aux faubourgs de Tanais se fit dans un silence mesuré. Darius avançait d’un pas régulier, mais chaque geste trahissait cette tension particulière qu’il ne montrait qu’avant une bataille où l’enjeu dépassait la simple conquête de terres. Grayson, lui, sentait son cœur battre plus vite : il ne savait pas exactement ce qu’ils allaient affronter, mais il pressentait que ce ne serait pas une escarmouche ordinaire.
Le soleil s’était déjà couché lorsque les deux immortels quittèrent le chemin principal. Ils s’enfoncèrent dans une zone de ruines, vestiges d’un amphithéâtre oublié, à demi enfoui sous le sable et les herbes folles. Les gradins éventrés formaient un cercle d’ombre, et le vent gémissait entre les pierres ébréchées.
L’autre était déjà là. Un homme massif, aux cheveux courts striés d’argent, cuirassé comme un centurion, mais dont les armes portaient les marques d’innombrables campagnes. Sa lame longue brillait faiblement dans la pénombre.
— Darius des Goths, dit-il d’une voix grave. On parle de toi comme d’un conquérant. Voyons ce que tu vaux… en terrain égal.
Ils ne se saluèrent pas. L’acier chanta dès le premier contact.
Grayson resta en retrait, appuyé contre un pan de mur effondré, les yeux rivés sur l’affrontement. Il avait vu Darius se battre contre des mortels, mais jamais contre quelqu’un qui lui rendait coup pour coup. L’immortel romain frappait avec la discipline des légions, combinant feintes précises et coups lourds. Darius, lui, oscillait entre une brutalité fauve et une économie de mouvement glaciale. Il absorbait chaque assaut, cherchait les failles, avançait centimètre par centimètre comme un prédateur qui resserre son cercle.
Les lames ricochaient dans des gerbes d’étincelles, l’air vibrait du choc des coups. Par deux fois, Grayson crut que son mentor allait tomber, mais Darius pivotait, se redressait, et frappait à un angle imprévu. Puis vint l’instant décisif : une feinte basse qui força le centurion à exposer son flanc. Darius tourna sur lui-même, lame levée, et l’acier trancha net.
La tête roula sur les pierres, et le silence dura une fraction de seconde… avant que le monde ne bascule.
Le corps de l’immortel s’effondra, et une explosion d’énergie jaillit de lui comme si la foudre avait frappé au cœur des ruines. Des éclairs bleus serpentèrent dans l’air, frappant les murs, faisant éclater les pierres. Le vent se leva d’un coup, hurlant autour de Darius qui, pris dans la tempête, absorbait cette force invisible. Les éclairs le frappaient, le traversaient, et Grayson sentit, dans ses propres os, une vibration profonde, presque douloureuse. Des fragments de souvenirs étrangers semblaient flotter un instant dans l’air, comme des ombres évanescentes.
Puis tout retomba. Darius resta debout, haletant mais solide, son épée encore humide du sang de son ennemi. Il se tourna vers Grayson.
— Nous sommes rares, dit-il après un moment, et pourtant nous devons nous affronter. Ce n’est pas une guerre… c’est une longue sélection. Chaque victoire te rend plus fort, mais chaque combat peut être le dernier.
Grayson ne répondit pas. Les images de la décapitation et de cette tempête surnaturelle tournaient encore dans son esprit.
— Certains parlent d’un Prix, poursuivit Darius, un pouvoir ultime pour celui qui restera le dernier. Les anciens immortels auraient façonné des royaumes, déclenché des guerres… ou empêché des cataclysmes. Mais je ne bâtis pas ma vie sur des contes.
Il passa devant lui, rangeant sa lame.
— Pour moi, ce n’est qu’un autre champ de bataille. Et comme sur tous les champs de bataille, la gloire est inutile si tu es mort.
Grayson le suivit, jetant un dernier regard vers les ruines. Il savait qu’il venait d’entrer dans un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence… et que, tôt ou tard, il y prendrait part lui aussi.
Au fil des semaines, Darius façonna Grayson comme on taille une lame : par couches patientes, entre le feu et l’acier. Il lui apprit que le pouvoir ne se maintenait pas par la seule force du bras, mais par un équilibre savant de peur et de respect, de promesses prononcées à voix haute et de menaces murmurées à l’ombre d’une tente. Les mortels, répétait-il, vieillissaient, trahissaient, mouraient — leur loyauté n’était qu’une monnaie à dépenser avant qu’elle ne se dévalue. Il lui montra que la guerre n’était pas faite de charges glorieuses, mais de vivres comptés, d’alliances fragiles et de retraits calculés ; qu’un ennemi pouvait être neutralisé sans qu’une goutte de sang ne coule, simplement en ruinant sa réputation ou en lui ôtant ce qu’il aimait.
Mais au-delà de ces leçons d’empire et de patience, Darius forgeait aussi l’arme que Grayson devrait devenir face aux siens : à la lueur des feux nocturnes, il l’initiait aux passes de l’épée qui décidaient de la survie ou de la mort dans le Jeu. Chaque parade, chaque feinte devait être exécutée sans faille, car un duel entre immortels ne pardonnait ni hésitation ni orgueil mal placé.
— Un jour, disait-il, tu croiseras un autre comme toi. Alors tu n’auras pas droit à l’erreur.
Ainsi, Grayson comprit que l’art de durer mille ans n’était pas seulement de savoir vaincre, mais surtout de choisir ses batailles, de rester debout là où d’autres s’étaient précipités vers leur fin.
*
Quelques années après l’installation des Goths sur les rives de la mer Noire, Darius s’était imposé comme chef incontesté de la majorité des tribus. Pourtant, son pouvoir reposait sur un équilibre fragile. Les clans goths, bien qu’unis sous sa bannière, conservaient leurs propres rivalités et ambitions. Parmi eux, un chef dissident, connu pour son caractère impétueux, contestait ouvertement son autorité, accusant Darius d’abuser de sa puissance et d’accaparer les richesses au détriment des alliés.
La tension grandissait et menaçait de faire éclater cette alliance précieuse, forgée à force de négociations et de compromis. Darius savait que céder à la contestation fragiliserait tout ce qu’il avait bâti. Il devait agir, et vite, avec une démonstration de force suffisamment claire pour calmer les esprits sans provoquer de guerre civile.
Dans la grande tente centrale du camp, dressée au cœur du territoire goth, les torches projetaient des ombres sur les visages tendus des chefs de clans, officiers et marchands venus de loin. Une foule dense s’était amassée, murmurant avec impatience, pressentant l’importance du conseil.
Darius, calme et mesuré, se tenait en retrait, observant chaque détail du rassemblement. Grayson, placé près de lui, épiait chaque regard, chaque geste, devinant que tout cela était minutieusement préparé. L’atmosphère était lourde de sous-entendus, d’alliances fragiles et de soupçons à peine dissimulés.
Au milieu de cette tension palpable, le chef dissident, Merek se leva, prêt à faire entendre sa voix et défier ouvertement le chef incontesté. Il prit la parole d’une voix forte, ferme, chaque mot chargé d’accusation :
— Tu te sers de ton pouvoir pour toi seul, Darius ! Tu amasses richesses et pouvoir pendant que nos clans s’épuisent à tes côtés !
Darius demeura immobile, le visage impassible, ses yeux sombres et perçants braqués sur Merek sans un tremblement. Il ne réagit pas tout de suite, laissant le silence s’étirer, pesant, presque palpable. Chaque parole de l’homme était un défi lancé au cœur même de son autorité, et Darius jaugeait lentement l’effet de cette provocation devant tous. Il sentait la tension vibrer dans la tente, comme un fil prêt à se rompre, et savait que la moindre réponse mal dosée pourrait embraser la foule.
Mais loin d’être pris au dépourvu ou emporté par un accès de colère, il laissa le trouble s’installer, laissant le murmure monter, le regard fixant Merek avec une froide intensité qui glaçait le sang. Ce n’était pas un chef à réagir avec modération : il choisissait son moment, calculant froidement l’impact maximal de sa riposte. Il savait que céder reviendrait à montrer une faille, et qu’une punition trop douce risquait d’encourager les ambitions et la rébellion.
Alors que l’espace semblait suspendu, Darius fit lentement un pas en avant, brisant le cercle qui entourait les deux hommes. Sa démarche était mesurée, presque cérémonieuse, et dans ce mouvement résidait toute sa menace. Il saisit Merek par la nuque avec une poigne de fer, implacable, sans aucune échappatoire possible. Lentement, Darius le força à genoux, le faisant ployer dans la poussière devant tous les témoins. L’instant sembla durer une éternité, la foule retenait son souffle, figée entre horreur et fascination. Puis, d’un mouvement sec et sans pitié, Darius porta un coup rapide à la gorge de Merek, achevant sa rébellion dans un estoc brutal et définitif.
La violence n’avait rien d’une mesure prudente : elle frôlait la sauvagerie, mais restait calculée dans son exécution. Chaque geste était pensé pour marquer, pour terrifier sans pour autant provoquer une révolte générale.
Se redressant lentement, Darius fixa les chefs rassemblés, sa voix grave et posée traversant le silence :
— Que personne ne se méprenne. Défier mon autorité, c’est choisir sa fin.
Autour de lui, la foule demeura figée, oscillant entre la peur glaciale et un respect mêlé d’admiration. Grayson, resté en retrait, observa tout, comprenant que la domination ne résidait pas dans une violence aveugle ou gratuite, mais dans une brutalité tranchante, froide, capable d’éteindre toute opposition tout en assurant l’ordre et la stabilité d’un empire fragile.
*
La tente baignait dans une obscurité feutrée. Darius demeurait immobile, son regard glacial fixé sur Elara, la femme brisée de Merek. Ce qu’il s’apprêtait à faire n’était pas dicté par le désir ou la conquête personnelle, mais par une démonstration de pouvoir brutale, froide et calculée. Ici, pas de triomphe ostentatoire, ni de célébration de victoire. Le pouvoir se maniait comme une arme tranchante, et le message qui allait être envoyé se devait d’être clair et sans appel.
Non loin de là, dans la tente adjacente, Grayson entendait. Les sons parvenaient à ses oreilles, étouffés mais suffisants pour révéler l’essentiel : des murmures graves, des gémissements à peine contenus, le souffle haletant d’une lutte silencieuse. Plus que jamais, l’atmosphère vibrait d’une violence sourde, d’une domination imposée sans concession. Il percevait dans ces bruits la force brute d’un chef qui ne conquiert pas seulement un territoire, mais qui s’empare jusque dans la chair même de ce qui appartenait à son adversaire. Dans ces cultures guerrières, prendre la compagne d’un ennemi vaincu n’était pas une simple humiliation. C’était la conquête du pouvoir sur sa lignée, la confiscation symbolique de son héritage, la destruction méthodique de toute possibilité de rébellion durable.
L’acte, bien que caché aux yeux, s’imposait comme long, glacial, et implacable. Ce qui appartenait à Merek devenait désormais la propriété de Darius. Pas un instant de plaisir ou de faiblesse n’éclairait ce geste : seulement la volonté brutale d’écraser toute opposition par l’humiliation la plus intime, la prise totale de la lignée ennemie.
Puis, la toile de la tente s’ouvrit. Darius en sortit, suivit de deux gardes qui traînèrent Elara à l'extérieur. Elle ne marchait pas, elle chancelait, son corps portait les stigmates de l’épreuve, ses yeux étaient déjà vidés de toute étincelle. Elle était une bannière déchue, levée au vent pour scander la victoire totale.
Darius désigna d’un geste sec deux autres prisonniers qui furent amenés : ses fils. Les adolescents, les mains liées, poussaient des cris étouffés d’effroi. Elara, qui venait d'atteindre le point de rupture, trouva une force surhumaine. Elle hurla, un son primaire, déchirant, et tenta de se débattre pour atteindre ses enfants.
L’immortel, impassible, la repoussa du revers de la main. Il ne dit pas un mot. Il dégaina son épée et, d'un geste d’une rapidité et d’une efficacité effrayantes, il abattit les deux adolescents. Le sang gicla dans la poussière,anéantissant la descendance masculine, le germe potentiel de toute future révolte, devant la foule des chefs terrifiés.
Le hurlement d’Elara se transforma en un râle rauque, une plainte animale qui se brisa dans le froid de la nuit. Elle tomba à genoux, à côté du corps de ses fils, les mains serrées par l’incrédulité et l’horreur.
Darius désigna ensuite du menton une fillette, à peine sortie de l'enfance, qui sanglotait, seule. Il s’adressa aux gardes, ignorant totalement la femme brisée.
— Elle reste, décréta-t-il, sa voix résonnant avec une autorité absolue. Elle sera élevée pour servir le camp. Qu'on lui apprenne le silence et l'obéissance. Elle accompagnera sa mère. Elle est le dernier rappel de ce qu'il en coûte de me défier.
Elara fut relevée de force. Elle ne résista plus. Son regard, vide de toute humanité, fixait le sang de ses fils. Elle ne serait ni compagne, ni égale — mais une possession, une esclave au service du camp. Installée dans une aile isolée, sous la garde vigilante d’hommes fidèles, elle demeurerait un rappel muet et permanent à tous les chefs présents : défier Darius signifiait tout perdre, jusqu’à son honneur et sa lignée.
Ce geste devait résonner plus fort que n’importe quel discours. Par là, le chef de guerre affirmait que son pouvoir ne souffrirait aucune contestation. La sanction frappait non seulement l’homme, mais tout ce qui faisait sa force et son identité. Ce n’était pas une humiliation ordinaire, mais un message inscrit dans la chair, dans le sang, et dans la terre même du campement.
Dans le froid de la nuit, tandis que les murmures s’élevaient et que les regards lourds de sens se croisaient, Grayson demeurait à l’écoute. Le silence oppressant qui enveloppait cet acte de domination politique parlait plus fort que n’importe quelle victoire remportée sur le champ de bataille.
Les jours qui suivirent l’exécution brutale de Merek furent marqués par un silence chargé de tension dans le camp. Ce silence, loin d’être le signe d’une accalmie, résonnait comme un avertissement cinglant. Les chefs alliés, terrifiés par la démonstration de force impitoyable de Darius, renforcèrent leur loyauté. Chacun comprenait désormais que contester son autorité ne conduisait qu’à la ruine, à la perte de tout ce qui faisait un homme — son clan, son honneur, sa lignée. Ce spectacle avait fait taire les murmures, brisé les velléités de rébellion, et cimenté un pouvoir forgé dans la peur et le respect mêlés.
Même parmi les marchands étrangers, dont les regards étaient habituellement méfiants, la fermeté de Darius inspira un regain d’intérêt. La stabilité imposée par sa poigne de fer ouvrait des perspectives d’investissements sûrs. Les routes commerciales, désormais protégées par une main inébranlable, semblaient plus prometteuses que jamais. Darius ne se contentait pas de régner sur les hommes, il commandait aussi l’économie, jouant d’une autorité étendue et incontestée.
Grayson observait tout cela, partagé entre admiration et frustration. Il voyait en Darius un prédateur d’une précision chirurgicale, un homme qui choisissait chacun de ses coups avec une froideur implacable. Pourtant, malgré cette maîtrise, il ressentait l’irritante distance qui séparait leurs tempéraments. Lui, qui rêvait d’agir avec la même rapidité et la même force, peinait à comprendre cette retenue calculée, ce contrôle qui semblait parfois tempérer l’impulsivité pour mieux assurer la victoire sur le long terme.
*
En l’an 198, sous l’autorité incontestée de Darius, les Goths avaient étendu leur influence depuis les rivages froids de la mer Noire jusqu’aux terres brûlantes des confins orientaux. Cette progression n’était pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une stratégie implacable, mêlant conquêtes militaires, alliances politiques et domination minutieusement orchestrée. Au cœur de cette expansion, la prise de contrôle d’une cité clé près de la mer Morte s’imposait comme une étape cruciale. Cette ville, riche en ressources et idéalement située, constituait un verrou indispensable pour sécuriser les routes commerciales vitales reliant les différentes provinces de l’empire goth et pour établir un point d’appui stratégique face aux puissances voisines.
Parallèlement, l’Empire romain, jadis maître incontesté de la région, sombrait dans la tourmente. Secoué par des troubles internes profonds et une guerre civile déchirante, ses légions autrefois redoutées étaient désormais dispersées et affaiblies. Cette faiblesse offrait à Darius une opportunité rare : étendre son pouvoir sans affronter la résistance organisée d’un ennemi puissant, mais face à des factions romaines fragilisées et divisées. Le moment était venu pour les Goths de s’imposer non seulement comme une force militaire, mais comme un empire naissant, prêt à redéfinir l’équilibre des puissances dans cette région stratégique.
Darius et Grayson observaient la cité depuis un promontoire rocheux qui dominait la vallée. En contrebas, les remparts s’élevaient, solides et entretenus, mais les marchés qui s’étendaient au pied des murs trahissaient une insouciance certaine : les habitants ne se préparaient pas à un siège. Les cris des vendeurs, le brouhaha des transactions et les volutes de fumée des cuisines de rue montaient jusqu’à eux.
Grayson, le regard fixé sur les portes massives, esquissa un sourire confiant.
— Un assaut frontal, et cette ville serait nôtre avant la tombée du soleil, dit-il. Nos guerriers n’attendent qu’un ordre.
Darius se tourna vers lui, un éclat ironique au coin des lèvres.
— La force peut briser les murs, Grayson… mais il est plus intéressant de posséder une ville intacte… et loyale.
Son ton était celui d’un joueur qui voyait déjà la fin de la partie avant même le premier coup.
Darius avait soigneusement choisi une poignée d’hommes fidèles, dont Grayson faisait partie. Le chef goth leur avait ordonné de retirer tous leurs insignes, symboles visibles de leur appartenance tribale. Ils devaient désormais se fondre parmi les mercenaires et les marchands itinérants qui fréquentaient la ville. Le but était clair : pénétrer dans la cité sans éveiller les soupçons, comme une ombre insidieuse prête à frapper.
La troupe progressa silencieusement vers l’une des portes commerciales, un point d’entrée moins surveillé que les murailles principales, mais toujours gardé avec vigilance. Darius, d’un geste précis, remit une bourse d’or au garde de faction. L’homme jeta un coup d’œil furtif à l’or, puis au chef goth, avant de hocher la tête : la promesse d’une protection future venait d’acheter son silence et son aide. La petite troupe glissa à l’intérieur, mêlée aux passants, dans un brouhaha de marchands criant leurs marchandises et d’animaux errants.
À l’abri des regards, Darius et ses hommes s’engagèrent dans des ruelles étroites, progressant vers la demeure du chef local, bâtisse massive mais dénuée de faste inutile. Dans la pénombre, les silhouettes se déplaçaient avec la précision de chasseurs en approche.
Le moment clé survint rapidement. Le chef de la ville, alors attablé lors d’un repas en présence de ses conseillers, fut surpris par l’irruption soudaine du chef Goth. Sans un mot inutile, ce dernier bondit avec la rapidité et la force d’un prédateur. En quelques gestes précis, il désarma son adversaire et le contraignit à la reddition. Le dirigeant, humilié et soumis, dut proclamer publiquement son allégeance à Darius, scellant ainsi un changement de pouvoir sans verser le moindre sang dans les rues.
Quelques instants plus tard, dans une ruelle étroite et silencieuse, loin des regards et des murmures de la foule, Darius s’adressa à Grayson d’une voix calme, presque paternelle.
— Tu vois, dit-il, la force brutale peut écraser l’adversaire, mais elle laisse des cicatrices profondes, des rancunes qui se creusent avec le temps. La ruse, en revanche, façonne un empire durable.
Grayson hocha la tête, admettant à demi-mot que la manœuvre avait dépassé ses attentes. Il avait rêvé de victoires éclatantes, mais la réalité, aussi froide que calculée, lui apparaissait désormais sous un autre jour.
Darius posa une main ferme sur l’épaule de son jeune disciple, ses yeux clairs brûlant d’une lueur fière.
— L’histoire, Grayson, ne se souvient pas de ceux qui gagnent des batailles, mais de ceux qui bâtissent des empires.
Dans cette phrase résonnait toute l’arrogance assumée d’un homme qui savait que son temps viendrait, que sa domination s’étendrait bien au-delà des champs de bataille, et que l’avenir se construirait dans l’ombre des complots et des alliances silencieuses.
*
Darius observait encore les rues bondées de la cité conquise lorsque quelque chose, dans le tumulte des odeurs et du bruit, lui effleura l’esprit. Une sensation familière, presque primitive — ce frisson dans la nuque, ce grondement intérieur que seul un autre immortel pouvait provoquer.
Il tourna légèrement la tête, comme pour jauger la direction, et croisa, à une cinquantaine de pas, le regard d’un homme qui se tenait immobile au milieu des gravats. Grand, les épaules larges, une barbe poivre et sel taillée court, il portait les lambeaux d’une tunique militaire romaine. Ses yeux sombres, calmes, ne quittaient pas ceux de Darius.
— Sécurisez les portes et établissez les quartiers. Personne ne bouge, ordonna Darius à haute voix aux soldats à proximité. Puis, baissant la voix pour ne s'adresser qu'à son second : Grayson, rentre immédiatement au camp et prépare une garnison de renfort. Je ne veux pas que cette cité retombe avant l’aube.
Le jeune immortel ouvrit la bouche pour protester, mais le regard de Darius était sans appel.
— Ce n’est pas un duel à regarder, dit Darius, la voix basse et tranchante. Rentre. Maintenant.
Le duel se déroula dans un enclos abandonné, jadis un marché aux chevaux. Les sabots avaient laissé place à la poussière et aux pierres éclatées. L’autre immortel dégaina sans un mot ; sa posture trahissait des décennies d’expérience, forgées sur des champs de bataille plus anciens encore que Rome.
Le combat fut bref, mais intense. Les lames se croisèrent avec un fracas sec, chaque coup mesuré pour tuer, chaque parade calculée pour ouvrir la garde adverse. Darius frappa vite, dur, mais toujours avec cette économie de mouvement qui était sa marque. Une feinte, un pas de côté, et son épée vint se poser contre la gorge de l’homme.
Il aurait suffi d’un geste. Mais le chef Goth recula légèrement, l’expression presque amusée.
— Tu es solide, dit-il. Peut-être assez pour être utile.
Un coup de pommeau plus tard, l’homme s’effondrait, inconscient.
Lorsqu’il rejoignit le camp, Darius fit amener le prisonnier — désormais entravé et couvert de poussière — devant Grayson. Son regard glissa de l’un à l’autre, comme s’il jugeait déjà l’issue.
— Il est à toi, dit-il simplement.
Grayson cligna des yeux.
— À moi ?
— Montre-moi si tu as retenu mes leçons.
Pas d’élan héroïque, pas de discours sur l’honneur. Le ton était froid, presque clinique, comme s’il confiait une tâche triviale. Mais Grayson savait, à la tension dans la mâchoire de son maître, qu’il s’agissait d’autre chose : une mise à l’épreuve qui ne laissait pas de seconde chance.
*
La clairière se trouvait à une demi-lieue du camp, en bordure d’une forêt épaisse. Aucun village à proximité, aucun témoin. C’était l’endroit idéal.
Grayson se tenait face à l’homme que Darius avait capturé. Le prisonnier avait retrouvé ses armes et sa liberté de mouvement ; ses yeux brillaient d’un éclat prédateur, mais sans haine. Ce n’était pas un duel de vengeance, mais la rencontre inévitable de deux joueurs forcés de miser leur tête.
Le jeune immortel attaqua le premier, fougueux, presque trop. La lame claqua contre celle de son adversaire, qui para l’assaut avec une aisance déconcertante. Les coups s’enchaînèrent, rapides, brutaux, le métal hurlant dans l’air. Deux fois, Grayson manqua de peu la décapitation, sauvé par un réflexe plus que par une technique. La respiration se faisait courte, les muscles brûlaient déjà, et l’ombre de la défaite se glissait dans ses pensées.
Puis, dans un bref instant de recul, il revit le visage de Darius, la voix grave répétant, au coin d’un feu : « Observe. Épuise-le. Le moment vient toujours. »
Grayson ralentit. Ses pas devinrent mesurés, ses parades plus précises. Il laissa l’autre frapper, cherchant l’ouverture, guettant la faille. L’instant se présenta — une garde un peu trop ouverte, un appui mal assuré. Grayson pivota, feinta bas, et sa lame remonta dans un arc implacable.
La tête de son adversaire tomba dans l’herbe humide avant même que le corps ne s’effondre.
Le monde explosa. Un éclair aveuglant jaillit du cadavre, suivi d’un rugissement de vent qui plia les arbres alentours. La terre vibra sous ses pieds ; des arcs électriques dansaient sur la lame et sur ses bras. Une chaleur brûlante lui traversa la poitrine, comme si on lui arrachait le souffle pour le remplacer par une force étrangère. Il chancela, incapable de reprendre son équilibre, submergé par cette marée d’énergie brute qui s’enfonçait dans chaque fibre de son corps. Puis, aussi vite que cela avait commencé, la tempête se dissipa, laissant derrière elle un silence lourd, irréel.
Darius s’approcha lentement. Pas de sourire, pas d’embrassade, juste un regard pesant qui détailla son élève comme on jauge un outil qu’on vient de tremper à blanc.
— Tu as survécu, dit-il enfin. Garde toujours cela en tête : chaque combat t’enseigne, mais c’est ta mémoire qui te sauvera. Oublie… et tu mourras tôt.
Grayson hocha la tête, le souffle encore court. Ce n’était pas seulement une victoire. C’était son premier pas dans un autre monde — celui où la survie se mesurait autant à la ruse et à la mémoire qu’au tranchant d’une lame.
*
Dans les semaines qui suivirent la prise de la cité, Darius exploita avec une précision chirurgicale le chaos qui déchirait l’Empire romain. La guerre civile avait dispersé les légions et affaibli l’autorité centrale ; les gouverneurs provinciaux, isolés, cherchaient des appuis pour conserver leurs territoires. Darius se fit tour à tour protecteur et menace, signant des alliances temporaires qui lui garantissaient la sécurité des routes commerciales et l’accès privilégié aux ports méditerranéens.
Lors d’un conseil militaire tenu dans la grande salle du palais nouvellement conquis, il reçut tour à tour des émissaires romains venus négocier. Les tables étaient chargées de cartes et de coupes de vin, mais c’était la voix de Darius qui dominait l’espace. Tantôt bienveillante, promettant escortes armées et accords avantageux, tantôt froide comme l’acier, laissant deviner le sort réservé à ceux qui refuseraient ses termes. Il jouait des rivalités entre ses interlocuteurs comme un musicien des cordes de son instrument, tirant de chacun la note exacte qui servait ses desseins.
Grayson, assis à quelques pas, observait la scène. Il avait vu son maître trancher des vies sans hésitation, mais ici, il découvrait une autre arme : les mots, maniés avec la même précision qu’une lame. Chaque promesse et chaque menace étaient une victoire silencieuse. Le jeune immortel comprenait désormais que le Jeu ne se jouait pas seulement sur un champ de bataille, mais aussi dans ces instants feutrés où un geste ou un silence pesait autant qu’un coup d’épée.
La stabilité apparente fut bientôt mise à l’épreuve. Un quartier de la ville, peuplé d’artisans influents, refusa de payer l’impôt imposé par les Goths. En moins d’une heure, Darius envoya un détachement d’élite. Les ruelles résonnèrent du martèlement des bottes, les portes furent enfoncées, et les meneurs traînés sur la place centrale. L’exécution fut publique, expéditive, mais aucun massacre ne suivit. Les familles furent épargnées, les biens préservés. L’avertissement, lui, ne pouvait être plus clair.
Plus tard, Grayson osa demander pourquoi ne pas avoir rasé tout le quartier.
— Ils doivent craindre notre colère autant qu’ils respectent notre parole. Un empire se bâtit sur ces deux piliers.
Ces mots restèrent gravés en lui. Ce soir-là, il comprit que Darius n’attendait pas de lui un simple second apte à manier l’épée, mais un héritier capable de lire les forces invisibles qui façonnent un règne. Les batailles forgent le corps, mais c’est l’art de gouverner qui prolonge la vie d’un empire — et, pour un immortel, la sienne propre.
La nuit tombée, la cité s’endormit sous le poids de la nouvelle domination. Dans la salle haute du palais, seul face à une grande carte étalée sur la table, Darius contemplait les lignes et les frontières. Ses yeux glissaient des montagnes aux rivières, des ports aux routes, comme s’il pouvait déjà voir le chemin de ses futures conquêtes. Grayson se tenait en retrait, silencieux, observant cet homme qui semblait voir au-delà du temps.
— Tu apprendras, finit par dire Darius sans lever les yeux, qu’un empire n’est pas seulement ce que l’on conquiert… mais ce que l’on garde.
Puis le silence revint. Les deux immortels restèrent là, immobiles, tandis que, derrière les murs épais, le vent nocturne portait déjà l’odeur lointaine d’autres guerres à venir.