Retrieve Bass
Louane avait raison. Nobara n'était pas venue lundi.
— Oui excuse-moi j'avais complétement zappé, s'explique-t-elle à l'autre bout du fil. Je fais de l'aide aux devoirs et le petit que j'aide avait un gros contrôle le lendemain...
Alors que je fais la vaisselle, le téléphone coincé entre mon oreille et mon épaule, Nobara me noie d'informations et d'anecdotes sur le fils de sa voisine - le gamin un peu bizarre qu'elle garde de temps en temps.
— Il était complètement paniqué. Figure-toi que la dernière fois, il avait mangé sa copie. Je te jure. Sa mère m'a appelé en urgence pour qu'on révise les maths.
J'éteins le robinet et sèche mes mains.
— Tu penses qu'on peut se voir demain ?
—Aieeee...
— Un problème ?
—Je fais du sport après les cours. Je n'ai jamais loupé une séance depuis que j'ai commencé.
La même chose pour le jour suivant :
— J'ai mon père qui revient d'un long déplacement. J'ai réservé un resto pour l'occasion. J'ai dû m'y prendre un mois avant tu imagines ?!
— T'es jamais dispo j'ai l'impression.
— Désolée d'avoir une vie ! Mais ne t'inquiètes pas, je serai là sans faute pour la prochaine séance. Je rattraperai le retard. Promis.
♭
Le jour-J, j'ai oublié mes écouteurs chez moi. Sans eux, le trajet pour aller en cours fut une épreuve.
— Il y a du progrès. Continue comme ça, me dit la prof en distribuant nos évaluations.
Avoir un 5 sur 20, on appelle ça du progrès ? Cette prof ne me voit jamais, si bien que la seule impression qu'elle a de moi est cette note merdique à ce contrôle dont j'avais oublié l'existence. Évidemment, elle préfère m'encourager que de m'adresser le réel problème. Je ne pensais pas que j'étais si nul que ça...
Derrière moi, deux voisins de tablés pouffent de rire.
— S'il est pas encore expulsé à cause de son comportement, alors ce sera à cause de ses notes..!
Je tape du pied tout en coinçant un ongle dans ma bouche. Sur ce coup, je les rejoins. La voix de l'enseignante résonne plus loin :
— Quelqu'un veut bien récupérer la copie de Nobara ?
Quand je repère sa place, un rangée au fond de la classe, je constate enfin l'absence de la rouquine. Yuji lève la main et se saisit le contrôle de son amie à sa place.
La sonnerie indique le début de la pause. Je glisse ma copie dans un cahier vierge et jette mon sac sur mon épaule en vitesse. Yuji est déjà dans les couloirs quand je le rattrape.
— Hey, dis moi tu sais pourquoi Nobara n'est pas venue ?
Il se tourne à peine vers moi quand il enfonce son sac de sport dans son casier.
— Elle ne t'a pas prévenue ? Elle est malade.
La réflexion me devance :
— C'est une blague ?
Yuji continue d'appuyer sur la paroi métallique pour qu'elle se referme. Sans effet.
— Bah elle est malade. Elle doit avoir un rhume. C'est pas étonnant avec cette météo.
— Tu l'as vu ?
— Elle m'a envoyé un vocal pour me prévenir de son absence. Sa voix était carrément enrouée.
— Tu ne penses pas qu'elle bluff ?
Il continue d'appuyer et je décide de prendre les choses en main. Je retire son sac beaucoup trop volumineux pour l'espace et tente de le tasser pour qu'il rentre de nouveau. Yuji, me laissant faire, me glisse d'une petite voix :
— Pourquoi elle ferait une chose pareille ?
— On devait se voir, mais à chaque fois qu'on prévoyait un rendez-vous elle se désistait. Je vais commencer à croire qu'elle ne veut pas chanter.
— Et alors ?
— Quoi "et alors' ? je répète en lui jetant un coup d'oeil. Comment tu veux que le groupe fonctionne si on a pas de chanteuse ?
— Ça marchera. T'inquiètes. Fais lui confiance.
Il pense que c'est cela que je veux entendre ? "T'inquiètes". Comme si c'était simple.
— Ce n'est pas toi qui gère ce club, ça se voit, je raille en fermant son casier une bonne fois pour toute. Il faut qu'il y est une certaine discipline si on veut que tout fonctionne. C'est comme ça en musique. Le talent ça se travaille. Il faut s'entraîner pour voir une évolution. Surtout si on ne s'y connait pas.
— Elle doit sûrement s'entraîner de son côté aussi.
— Peut être que oui, peut être que non. J'en ai aucune idée vu que je ne la vois pas ! Je ne vais pas attendre le jour J pour découvrir ce qu'elle nous a préparé dans son coin, ça marche pas comme ça.
— C'est pas parce que tu ne la vois pas qu'elle n'existe pas, non ?
Son ton trop confiant me dérange un moment. Les travaux de groupe n'ont jamais été mon fort. Le plus dur était d'arriver à faire confiance aux autres. Mais comment déléguer la seule chose dont j'avais une maîtrise totale ? La musique, c'est mon terrain. Ce n'est pas Yuji qui va m'apprendre quelque chose.
— Nobara est malade, ça arrive. Si j'ai un petit conseil à te donner - ne le prends pas mal Megumi - je ne doute pas que tu as tes raisons mais... Ne prends pas ça trop à cœur. Sinon, tu vas nous détester à tour de rôle !
Je me mords mes lèvres. La frustration resurgit :
— C'est pas ça...
Je dois envoyer un mail pour confirmer notre composition finale. On a rien encore décidé. Ni morceau. Ni répétitions. Ni mise en scène. Pas de nouvelles de Nobara. C'est mal barré. Trois semaines ? Ça aurait été possible si j'avais été seul. Pour le moment, il n'y a aucune alchimie entre moi et le reste du groupe.
— Amuse-toi avant tout ! fait-il alors qu'il est déjà loin. Je te savais pas si sérieux !
En fin d'après-midi, pendant la séance du club de musique, une autre mauvaise nouvelle m'attend.
— J'ai-Nous avons un problème avec le choix des morceaux que tu nous a envoyés.
Voilà ce que m'annonce Maki alors que je n'ai pas encore posé mon sac sur la table.
En semaine, j'ai dressé une liste de titre possible que j'ai transmis au groupe musique, comme convenu, pour une discussion future. Je regarde tour à tour Maki, Inumaki, et Yuji qui sifflote dans son coin.
— J'ai pris des artistes connus pourtant, j'invoque pour ma défense.
— Oui c'est certain. Mais comment te dire...
Elle scroll jusqu'à atteindre le message en question.
— Si j'ai bien compris, on a le choix entre... I know it's over de Jeff Buckley...
— C'est un titre avec plein de subtilités. Je nous vois bien faire un truc intéressant tout ensemble. Et puis...Jeff Buckley quand même.
— Soit. Et Fake Plastic Trees de... Radiohead. Sérieusement Megumi ?
— L'émotion est parfaite. Yuji pourra montrer son contrôle en batterie. Et qui n'aime pas Radiohead ?
Inumaki lève le doigt, mais je fais mine que je ne l'ai pas vu.
— On joue pour les journées portes ouvertes... Pas pour une thérapie de groupe. Tu veux que les gens apportent leur rasoir et leur corde pour déprimer ensemble ?
Elle cache son soupir du mieux qu'elle peut :
— On veut que les gens passent un bon moment. Je dis pas que c'est nul...mais on peut trouver mieux pour l'occasion.
Ne dis rien Megumi. Ne dis rien. Tu n'es pas vexé. Noooon.
— Ce n'est pas à ton goût. Je l'accepte. Tu as d'autres options à la place ?
— Avec Inu et Yuji, on a pensé à Meet me Halfway des Black Eyes Peas, Counting Star de One Republic ou Beggin de Maneskin.
—Counting Star ? Qui a proposé ça ?
— J'hésitais avec ça ou Believer de Image Dragons, m'informe Yuji.
Comme par hasard. Pour un type qui ne se prend pas la tête, je comprends mieux... Et oui, je fais du snobisme et alors ? Je suis pas mieux que le reste.
— T'en pense quoi ? me demande Maki. Moi je les aime toutes.
Ce que j'en pense ? Est-ce qu'elle veut vraiment savoir ? Fais chier. Je vais devenir insupportable je le sens.
— C'est pas mon truc. Elles sont assez générique.
— Ah bon ? En quoi c'est un problème ?
— Ça ne m'inspire pas.
— T'es dur. Même Beggin ? C'est rock, c'est sûr que ça plairait à beaucoup de monde.
— Ça plairait aux rockeurs quoi, ajoute Yuji possédé par l'esprit d'opposition de Nobara.
— Pas seulement. Pour une presta' de lycéen, ça pourrait coller avec l'ambiance.
— Et Counting Star alors ? s'exclame le sportif. C'est carrément un tube ! On va faire carton plein si on la choisis ! Les darons et les élèves vont kiffer.
Facile de lancer une futilité pareille. N'importe qu'elle personne qui a déjà écouté la radio ou fais du shopping dans un centre commercial à déjà entendu cette musique... Oui, je suis hypocrite et alors ? On appelle ça du dénigrement stratégique. Je fais ça pour le club, pas pour moi.
N'est-ce pas ?
— Il faudrait une émotion forte pour capter l'attention du public, j'insiste alors qu'ils ont l'air ailleurs. Leur montrer une véritable prestation de musique. Que ça les fasse vibrer.
C'est encore plus délicat d'expliquer sa vision de la scène sans se faire passer pour un illuminé. Pas sûr que j'arrive moi-même a exprimer ce que j'imagine. Pour les autres, leur intentions ont l'air bien claires...
— Attends, ce qu'à dit Yuji n'est pas idiot, corrobore Maki. Tu veux rallier les générations autour d'une chanson ? C'est une piste.
— C'est une journée porte ouverte, explique-t-il. Il y aura bien des parents comme des frères ou sœurs plus vieux ou plus jeune. En bref, tous les profils. J'imagine qu'il faut proposer une musique qui puisse plaire à tous. Quitte à ce qu'elle soit générique, appuit-il dans ma direction avec bienveillance.
Maki s'exclame comme si une ampoule s'était illuminée au-dessus de sa tête :
— Mais oui ! J'ai la vision. C'est ce qu'il nous faut.
— Hum hum, appuit Inumaki de son côté.
— Attendez pas de précipitation... On est un club de musique je vous signale. Si on ne propose pas de véritable intention artistique derrière, l'administration aurait pû diffuser une playlist YouTube et le tour serait régler. On est des musiciens, pas des machines.
J'ai été possédé par l'esprit du personnage principal pendant un instant. Que c'est niais. Mais c'est le fond de ma pensée.
— Et comment on trouve le bon morceau selon toi ? Parce qu'on perd du temps mine de rien, souligne-t-elle.
— C'est simple. Qu'est-ce qu'on veut raconter ?
Yuji croise ses bras.
— C'est important d'avoir une histoire ? objecte ce dernier.
— Oui. Il faut qu'on réfléchisse à ce qu'on veut transmettre, au message, à l'émotion qu'on veut faire passer. Si on se contente de faire les choses mécaniquement, pour uniquement satisfaire un but trivial de "plaire au plus grand nombre", alors on perd tout l'intérêt de notre démarche. On ne peut pas satisfaire tout le monde, c'est pourtant évident.
— Tu crois ?
Il n'y a pas d'animosité dans sa question. Pas de défi voilé derrière ces deux petits mots. Ses yeux m'observent avec toute la patience du monde. Je ne sais même plus la couleur des miens.
— Ça s'est bien pour les gens qui regardent leur nombril, continue-t-il. La musique est le centre de ton monde, on le voit bien. Mais pour la plupart, c'est juste... un aspect comme un autre. Du bruit qui passe par une oreille et qui sort de l'autre.
Ce qu'il me dit me fait penser à ce que Louane avait exprimé la dernière fois. Est-ce que mon ego est si gros que je n'arrive même pas à voir où est le problème ?
— Il a pas tort, soutient Maki. Cependant, si on est tous ici, c'est qu'ont a tous un attrait pour la discipline. Il ne faut pas le nier. Ce n'est pas juste du son.
— Justement, on est là pour donner du sens à ce bruit, je poursuis. Alors, je n'ai pas d'objection particulière - hormis One Republic et Imagine Dragon à la limite - mais il faut que le choix soit unanime. Sinon, si on fait cette prestation ce sera sans le coeur. Ça, c'est le plus important selon moi.
— Non, objecte Yuji.
Je tourne mon visage vers lui. Il a remit les mains dans ses poches.
— Quoi "non" ?
— Ce n'est pas ça le plus important.
Il met un temps infini pour élaborer. A moins que je sois soudainement trop impatient.
— Que ce soit produit avec le coeur ou pas, ça ne change rien. Avec des équipements de pro ou pas, on s'en fiche aussi. Tout le monde est capable d'aimer n'importe quelle musique. Qu'elle soit produite par un inconnu, ou une star mondial... c'est la même chose. On aime la musique pour ce qu'elle est. Pas pour ce qu'elle représente.
Que c'est niais. Mais quand c'est Yuji qui le dis, ça passe déjà mieux.
— Ça nous indique pas le choix final, râle Maki en regardant son téléphone. Vous avez des nouvelles de Nobara d'ailleurs ? C'était pas elle la vedette du groupe justement ?
Yuji ramasse son manteau avant de regagner son sac.
"On aime la musique pour ce qu'elle est. Pas pour ce qu'elle représente."
Je le sais. Je suis le premier à le savoir. Mais... j'ai l'impression que j'avais oublié de le savoir. Je serre mon poing sans savoir où diriger une frustration invisible.
— Choisissez le titre qui vous plaît, lui dit-il. Je me joindrai à vous.
— Tu n'as aucune préférence ?
Il secoue la tête tout en fouillant dans une poche de son sac.
— Pas de genre particulier où tu te sentirais à ton avantage ?
— Non. J'aime tout, affirme-t-il avec un sourire qui dévoile à peine ses dents. Et je suis plutôt bon partout aussi.
Est-ce vrai ? Est-ce seulement possible de tout aimer ? Pour Yuji, cela semble facile, et presque aberrant d'en penser autrement. Mais lui qui a l'air d'avoir tout en contrôle, les instruments comme sa propre opinion, est-il vraiment à l'aise quelque part ? Je trouve ça bizarre. Moi, je sais très bien ce que je n'aime pas en tout cas.
— Peu importe le choix. Tout me va. Je suis certain que le titre choisit trouvera un écho chez quelqu'un. Ça me suffit.
— Je ne savais pas qu'il était autant...chill, commente Maki à côté. C'est un hippie ?
Dommage pour elle, Nobara n'est pas là pour lui sortir une réponse à la hauteur de sa réflexion. Je me contente d'hausser les épaules. Yuji revient vers moi en me tendant un exemplaire du contrôle de ce matin.
— Tu devrais passer chez Noba'. En même temps, tu pourras lui rendre sa copie comme prétexte.
Je recupère l'évaluation en notant le 15 sur 20 dessus. Fais chier.
— Pardon je me suis trompé de feuille. C'est la mienne.
Il me donne une autre à la place. Sur celle-ci, est placé un 6 à côté du nom Kugisaki - écrit avec la fin d'une cartouche d'encre. Ah. Je retire ce que je viens de dire. Au moins, c'est plus que moi - je ne sais pas si elle sera rassuré de l'apprendre toutefois.
— Faut qu'on récupère notre chanteuse, me lance Yuji. Sans Nobara, on aura jamais la décision finale. Tu le sais déjà.
Quand je regarde de nouveau la copie et son 6, je me demande... Elle est pas sensée faire de l'aide au devoir ?
Elle aussi est la spécialiste de "fais ce que dis, pas ce que je fais."
C'est bon.
Je l'avoue.
Aujourd'hui seulement, Nobara me manque.
♭
Comme indiqué par Yuji, je me rends au domicile des Kugisaki, dans la banlieue résidentielle de la ville. Les chats traînent sur les routes désertes et les pots de fleurs fanées sont aussi récurents que les vélos aux roues crevées.
Devant la maison au 12bis, j'enclenche l'interphone :
— C'est Megumi. Je rapporte ton devoir.
Un grésillement plus tard, le grillage s'ouvre. Les insectes bourdonnent sur des feuilles rabougris jusqu'à que j'atteigne la porte d'entrée. Elle m'accueille sur son péron, emitouflée dans une robe de chambre bleue.
— J'ai cru comprendre que tu étais malade. Tu vas bien ?
— Ça dépend, renifle-t-elle, t'es content de ce que tu vois ?
Je fronce les sourcils sans comprendre. Je me déchausse et elle referme la porte derrière moi. Une fois au chaud, elle tousse avant d'ajouter :
— Je suis sûr que tu pensais que je jouais la comédie. Dommage pour toi, je suis enrhumée comme pas possible.
— J'ai rien dis.
— Pas besoin je le sais. Allez, file moi ma copie.
Elle se saisit de la feuille coincée dans ma main droite, et s'aperçoit du sachet plastique dans ma gauche.
— Et ça, désigne-t-elle de son menton, si c'est un cadeau pour te faire pardonner parce que tu as du te sentir mal de me juger, pose-le là-bas. Merci.
Je dépose mon paquet sur le comptoir de la cuisine. En passant par son salon, où les rayons du soleil frappent doucement un énorme tapis au sol, un vinyle diffuse une melodie à peine plus fort que le bourdonnement d'une abeille. La voix d'un homme murmure des paroles plus parlées que chantées. À quelques centimètres, je distingue un bateau aux voiles pleine sur une pochette de disque.
Dans le canapé, j'aperçois un homme allongé avec un livre écorné qui couvre son visage. Il ronfle.
— C'est mon père, chuchote-t-elle. Il vient de revenir d'un déplacement de 4 mois à l'étranger. Il est encore jet lagué. Viens.
Je la suis jusqu'à une porte close. Sa chambre.
— Fais pas attention, m'indique-t-elle alors que je pénètre derrière elle. J'ai pas eut le temps de ranger.
Elle passe par-dessus un set de lego entamé, un tas de fringues, et une prise multi-prise avec des câbles qui ne mènent nulle part. Elle me dit de m'asseoir où je veux...mais où ? Nobara remarque que je suis immobile au milieu de la pièce :
— T'es jamais rentré dans la chambre d'une fille ? Ah si - j'avais oublié. Oops.
Elle enlève son manteau et deux peluches installés sur sa chaise de bureau pour me faire de la place. Elle en profite pour ranger sa console dans une pochette où pendent des breloques de toutes les formes.
— J'étais coincée à un niveau de Mario Bros. Tu es tombé à pic sinon j'aurais jeté ma DS contre le mur.
— Tu occupes bien ta journée à ce que je vois.
— C'était soit ça, soit je me fous en l'air. J'aurai bien aimé faire un peu de sport mais je suis courbaturé de partout. Je sais, ça n'a pas l'air, je le cache bien.
D'où je suis, son bureau s'apparente à un récif. Il y a tout un tas de truc échoués, une chausette, une tasse sale, en passant par des emballages plastiques et des accessoires pour cheveux. Je remarque alors des feuilles gribouillées, des lignes manuscrites barrées...
"Elle doit sûrement s'entraîner de son côté aussi."
Un cahier ouvert avec quelques post-it dessus, des partitions annotées, un micro encore branché caché derrière une canette, un casque bon marché suspendu sur un porte-bijoux, des écouteurs emmêlée à côté d'une boîte de pastille pour la gorge...
"C'est pas parce que tu ne la vois pas qu'elle n'existe pas, non ?"
— Tout se passe bien au club ?
Je tourne la tête vers elle alors qu'elle est adossée à son mur.
— On arrive pas à se décider sur le morceau qu'on devra jouer le jour-J. J'ai proposé du Radiohead ou du Jeff Buckley. Inumaki, Yuji et Maki ont proposé One Republic, Maneskin et... Black Eyed Peas ?
— One Republic ? Sérieux ? C'est Yuji ça. Il a crut qu'on était dans un spot publicitaire pour une assurance ? Maki a dit quoi ?
— Elle était d'accord avec lui. Elle a une préfère pour Beggin. Je pense que c'était la meilleure de leur option.
— Tu as vu ses cheveux ?
Elle est penchée vers moi sans s'en rendre compte.
— Ces cheveux, je répète sans relever le lien. Oui - non - je comprends pas. Qu'est-ce qu'ils ont ?
— Ils ont des reflets verts ! abat-elle comme si elle avait la peau de la même couleur. A quelle heure tu choisis une teinte pareille ? Et puis, tu as vu ses lunettes... Un modèle pareil à son âge ? Elle a pas 50 ans pourtant elle a les goûts d'une mégère !
— Nobara.
— Quoi ?
— Tu es rousse...
— C'est à la mode !
Je la fixe. Elle s'impatiente.
— Quoi ?
Je lui dis ?
Elle me scrute en retour, en attendant que j'aboutisse à ma conclusion, comme si la poutre dans son oeil n'était pas assez grosse pour qu'elle arrive elle-même à la même réflexion.
— Tu serais pas...Jalouse d'elle ?
Ses yeux s'arrondissent en deux billes ambrées. Elle ricane un moment. Aïe, je le sens mal.
— Tu pense ça parce qu'elle m'a charié pendant la dernière séance ? Je ne suis pas susceptible. Après, si tu regardes bien, elle s'est quand même acharné sur moi. Tu as vu comment elle a joué au piano ? Tu te souviens hein ? Tu n'as pas vu, mais à la fin, elle m'a prit de haut avec ses yeux mesquins - je te jure. Et je te parle pas de Yuji... Ils sont déjà meilleur ami comme par hasard ! Elle cherche à me déstabiliser.
Je lui dis ? Je lui dis.
— Tu fais la même chose.
— C'est pas pareil !
— Je t'assure que si. Tu étais la première à faire une réflexion quand elle a raconté qu'elle étudiait depuis chez elle. Et je pense que ses petites piques étaient dans l'unique but de provoquer une réaction de ta part. En tout cas, j'avais l'impression que c'était son moyen de te motiver.
Je hausse les épaules, tout en laissant mes observations libre interprétation prendre de l'espace. Elle s'affale sur le tas d'habit d'une valise ouverte. Elle masse un coin de son crâne avant de soupirer avec une angoisse morbide :
— Oh purée. Je suis devenu comme toi.
Elle s'étale sur son lit en recouvrant son crâne d'un coussin - où d'un pantalon qui traînait. Difficile à discerner.
— Je veux pas être un looser comme toi. Je refuse.
— Désolé...
On entend trois coups à sa porte. Puis, son père arrive avec un petit plateau de pâtisserie en main.
— Je me permets de vous interrompre les jeunes, je vous apporte un petit en cas.
Je me lève pour lui serrer la main.
— Reste assis, je ne veux pas vous déranger très longtemps. Vous vous amusez bien ?
Nobara me devance :
— Papa, tu crois que je suis jalouse ? dit-elle en levant sa tête.
Il dépose l'assiette en céramique sur son bureau. Il prend un air éhonté :
— Pas du tout. Tu es la personne la plus formidable que je connaisse.
Avec un père comme ça, difficile de ne pas avoir un ego surdimensionné. Je comprends mieux d'où vient les excès de grandeur de Nobara...
— Mange, ça va te changer les idées, préconise-t-il.
Elle se met en tailleur et inspecte l'assiette.
— C'est ce que tu as apporté ? me demande-t-elle en détaillant le choix de pâtisserie.
— Je sais pas ce que tu aimais...alors j'ai demandé à Yuji. Il m'a dit de prendre des trucs au chocolat
— J'ai une tête à manger du chocolat ?
— Je sais pas...
— C'est lui qui aime ça, annonce-t-elle en tapant un croc dans un éclair. Il connaît que dalle au goût d'une jeune femme. Tiens papa, prend un morceau.
— Je suis au régime.
— Allez juste pour goûter...
— Tu as réfléchi à ma proposition ?
Nobara avale sa bouchée avant de poser la moitié de son éclair à sa place initiale. Elle s'essuie le rebord de sa bouche et me révèle :
— Un collègue à lui organise un pot de départ. Il voudrait que je fasse l'animation.
— Ah sympa, je lance.
— J'aimerais bien qu'elle chante pour nous, précise son père. Je sais qu'il adorerait la surprise. J'ai un artiste en tête pour l'occasion.
— Ah oui, en plus il faudrait que je me coltine le répertoire de son chanteur préféré.
— En même temps, c'est normal.
Elle souffle tout en frictionnant ses mains l'une à l'autre.
— Si je fais le show, autant le faire avec des musiques qui me plaise.
Je la comprends. Chanter par la contrainte, comme jouer un morceau qui ne nous plaît pas, peut fatiguer n'importe quel passionné de continuer ce qu'il fait. Ou du moins, se poser la question : fait-on de la musique pour nous où pour les autres ?
"Je suis certain que le titre choisit trouvera un écho chez quelqu'un. Ça me suffit."
Pour d'autres, la question ne se pose pas...
— Tu m'a dis que tu avais une qui te plaisait pourtant. Rappelle-toi, quand tu étais petite, j'avais mis son album en voiture quand je te déposais aux entraînements... Tu n'arrêtais pas de la chanter une fois que tu l'avais entendue.
Puis ça me revient. Le choix d'un morceau pour la JPO... Yuji avait eut comme hypothèse :
"Il y aura bien des parents comme des frères ou sœurs plus vieux ou plus jeune. En bref, tous les profils. J'imagine qu'il faut proposer une musique qui puisse plaire à tous."
— Ah oui, celle-là, s'exclame Nobara. Mmh, faut que je réfléchisse.
— Quand j'étais étudiant, je l'écoutais aussi avec mon coloc sur notre poste radio. Les voisins en pouvaient plus. C'était un moment inoubliable...
— Oui - bon - je connais l'histoire par cœur, papa. Pas la peine d'ennuyer Megumi par la même occasion...
— Racontez-moi, j'affirme d'un coup. Racontez vos souvenirs.
C'est ça. Il y a forcément une chanson qui rassemble à la fois nos mémoires d'enfance et ceux d'une génération plus grande. Un croisement où les deux se retrouvent. Où leur intensité est presque similaire à deux âges pourtant éloignés.
— Quel est l'artiste que vous avez en tête ?
Il sourit, comme si je lui avait demandé quel était son secret d'une jeunesse éternelle.
— Tu connais Jean-Louis Aubert ?