Retrieve Bass

Chapitre 10 : dix façon de perdre et de réussir

4609 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/10/2025 16:02

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Le festival Orezon accueillait la 18e édition du concours de jeune guitariste. J'avais passé les quatres derniers mois à parfaire le morceau imposé pour l'occasion. Mes doigts s'étaient engourdis par les heures de pratique. Tout autant que mon mental.

Mon téléphone vibrait encore dans ma poche. Je savais déjà de qui provenait l'appel. Sur l'écran, le nom de Jena apparaissait ainsi que sa photo - un cliché qu'on avait pris ensemble dans un parc.

Je n'avais pas osé lui dire que je m'étais inscrit à ce concours, ni même expliqué la raison de mes absences et pourquoi j'avais réduit la fréquence de nos rendez-vous.

Je verrouillais mon portable et chassais les derniers remords de mon esprit. Je n'avais pas le temps pour ça aujourd'hui..

Je savais ce que vous alliez dire. Ça ne se faisait pas.

À mes yeux, c'était pourtant la chose la plus naturelle à faire. À mes yeux, il n'y avait pas d'autres alternative.

La musique était une discipline que j'accomplissais en mon for intérieur. Ce n'était pas que Jena n'aurait jamais compris. Elle aurait compris.

Si je lui avait expliqué pourquoi je me couchais à l'aube, pourquoi que j'avais commencé à sécher les cours pour me consacrer à mes entraînements, que j'en avais oublié de me doucher où de me nourrir...dans un certain sens, elle aurait compris. Mais aussi, une part plus grande m'aurait suggéré de prendre de la distance. Tant pour elle, car elle ne méritait pas que je l'écarte comme je le faisais. Mais aussi...

Ce n'est pas si important. Il n'y a pas que la musique dans la vie.

Elle m'aurait envoyé ce genre de phrase tôt ou tard. Je n'aurais pas eut le courage de l'entendre. Pas aujourd'hui, ni même à un autre moment. C'était comme ça.

Se rendre compte que son bonheur se résumait à quelques accords sur une guitare, c'était une chose. Savoir que, quoi que je fasse d'autre, jamais rien ne me satisferait plus que la sensation de créer de la musique, c'était une autre.

Et je préférerais mille fois connaître ses pincement aux cœur à l'idée de l'ignorer, que de perdre la seule chose qui me donnait une raison de vivre.

Oui, c'était dire à quel point.

— Les punk sont de sortis, annonce mon paternel en flanel. Je pense que tu ne va pas tarder à passer.

Mon père avait conduit près de cinq de route au milieu de nulle part. Il était relativement de bonne humeur. Étrange. Il arriva, avec une casquette kitsch souvenir visé sur le front ainsi qu'une bouteille. Pas si étrange que ça.

— Alors ? Stressé ?

Je secouais la tête. Il émis un rire sec.

— T'es pas normal sérieux. Éteint moi ce portable bordel - ça fait des heures qu'il continue de sonner dans le vide. Ça me donne des migraines.

— Pardon-

Sur ce, j'éteignis une bonne fois pour toute mon cellulaire qui tambourinait de plus belle. Chose que j'aurais dû faire depuis le début, mais force est de constater que je n'avais pas trouvé la force de le faire.

Mon père s'adossa au mur sur lequel j'avais glissé pour m'installer par terre. Il me proposa de boire une gorgée, mais je repoussai l'offre. À la place, je serrai mon étuis de guitare contre moi, comme s'il avait émis un semblant de chaleur, tout en caressant le collier que Jena m'avait offert pour nos un an. Ironique, sachant que je ne voulais pas qu'elle soit là...

Pathétique plutôt.

— Faut que tu réussisses.

— Je sais.

— Non. Il faut que tu réussisses ce concours, appuya-t-il de telle sorte que je j'avais pas d'autres choix que de le regarder dans les yeux. Je sais que tu sèches les cours. J'ai laissé couler parce que tu avais que ce concours en tête. Alors pour la peine, tu dois gagner. Vois ça comme une sorte d'investissement. Sinon, je ne veux plus t'entendre parler de musique. C'est compris ?

— C'est ta façon de m'encourager ? je rétorque mi-amusé, mi-fatigué par son élan maladroit.

Il hausse les épaules en jetant son détritus à la poubelle.

— Prends le comme tu veux. Mais tu as choisis un extrême. Tu as préféré t'engager dans ta passion à 100% plutôt que de continuer de bosser à l'école. Tu dois être prêt à assumer les conséquences...

— Tu essaies de me faire culpabiliser ? Si tu ne voulais pas m'accompagner...fallait juste me le dire. J'aurais pris un bus.

— Tu fais ce que tu aimes, je ne te le reproche pas. Mais, tu ne pourras t'en prendre qu'à toi-même si tu échoues. Les autres ne sont plus d'aucune utilité, pas vrai Megumi ?

— Qu'est-ce que tu en sais toi hein ? T'as déjà été passionné pour savoir de quoi tu parles ?

— Je suis ton père. Je sais ce que tu as en tête. J'ai réfléchi comme toi un jour.

J'avais oublié. Toji n'était pas le collocataire qui squattais le canapé le soir. Il n'était pas non plus le chauffeur qui m'emmenait parfois en cours. Ni le voisin flemmard qui tapait à ma porte pour m'ordonner de baisser le son de mon enceinte. Un père dont je n'avais rien en commun, même pas nos noms. Hormis qu'on était aussi têtu l'un que l'autre.

— Et alors ? Comment ça s'est finit pour toi ?

— Faut que tu aimes suffisamment. Assez pour tu assumes jusqu'au bout. C'est tout.

J'allais y arriver. Je n'avais que ça en tête. Je ne pensais qu'à ça depuis des mois. La pulsion irrésistible - non ce n'était plus à ce simple stade - ce besoin irrépressible. Je ne pouvais plus le contenir. Il allait me bouffer tout entier.

L'heure de mon passage arriva.

Je ne savaus plus à quelle heure. Je ne savais plus à quel endroit non plus, mais j'avais déjà dégainé ma guitare.

La petite scène aménagée sous une bâche était noyée de bière et de sueur. Les spectateurs étaient soit rougis par les coups de soleil, ou l'alcool.

Les membres du jury se tenaient sur une table d'appoint, rigolant entre eux.

— Veuillez accueillir chaleureusement notre petit poussin, Megumi Fushiguro ! Alors, quel morceau du répertoire tu as décidé de nous interpréter aujourd'hui ?

Le micro glissa dans ma main tant elle était moite. Je concédais seulement maintenant l'erreur d'avoir enfilé ce sweat noir en plein milieu du mois de juin.

— Summer is ending.

Un bruit de foule répondit à l'évocation du titre. J'étais encore en train de manipuler le micro pour qu'il soit à bonne hauteur.

— On te souhaite bon courage jeune homme ! Les amis, un tonnerre d'applaudissements pour monsieur Fushigurooooo !

Puis, l'instrumental se lança et derrière moi, un diaporama de fortune diffusait un clip Youtube - une espèce de compilation d'image d'archive du groupe Kino.

J'avais passé les derniers mois entre préparation de mon jeu, et l'étude du répertoire du groupe rock imposé pour ce concours.

La réalité de la vie en Union Soviétique dans les années 80 n'était pas ma priorité. Mais pour Victor Tsoï, le leader du groupe ça l'était, alors pour moi aussi.

Mon corps s'activa de lui-même, comme un système qu'on enclenchait à l'aide d'un bouton. À mon tour, mes accords me portèrent vers ce que je ne pouvais pas atteindre. Une vie qui n'était pas la mienne.

Pendant mes arpèges, moi, je pensais à Viktor Tsoï. Mon coeur battait aussi vite que le sien. Je m'imaginais les rouages de son esprit et le poids de sa voix sur ma guitare. Ma main grattait les cordes, comme si elle pouvait écrire une nouvelle mélodie. Exprimer ce rythme caché. Cette mélancolie qu'on ressent uniquement après avoir joué pendant des heures le même morceau.

Pour mon strumming, je pensais à la l'ascension fulgurante de Tsoï. Et sa fin tragique. À la carrière qu'il aurait pû avoir. À tout ses morceaux qui ne pourront jamais voir le jour. Puis, j'ai un moment de faiblesse.

Au milieu de mon voicing, quand l'émotion était contenue au creux de mes ongles, je pensais à la jeune Natasha, qui avait accompagné pendant un temps le chanteur.

Puis je me dis que je ne devrais pas. Que je n'avais pas le droit de m'approprier ses souvenirs. Qu'on ne pouvait pas aimer deux hommes en même temps. Qu'elle n'avait pas aimer proprement Victor ni même Mike, son propre mari.

Mon picking était incomplet, comme s'il manquait une part insensible pour que je comprenne le morceau. Que je la comprenne elle. Que je les comprenne eux. Je sentais la confusion prendre forme au bout de mes doigts. À cause de fantômes qui n'étaient plus là.

Il y avait peu de chance que je fasse une erreur. Mais, les sentiments eux étaient imprévisibles.

Je terminais sous une pluie d'applaudissements un peu trop forte. On me remercia un peu trop longtemps. Et on demanda au suivant de venir un peu trop vite.

Mon père avait une drôle d'expression. Il continuait de hocher la tête oubliant qu'il pouvait parler. "L'émotion", je la reconnaissais.

— C'était vraiment pas mal. Pas mal du tout.

— J'ai tout raté.

— Ah bon ?

— Vers la fin. Me suis emmêlé. Fais chier.

Il voulait rajouter quelque chose, mais il n'avait pas la subtilité pour trouver les bonnes paroles. Il pressa simplement sa main sur ma nuque en me remuant comme un pommier. Mon corps était devenu amorphe.

— Tu as très bien joué. Tant pis si les autres n'aiment pas.

J'aurais pû faire mieux. Sans doute. Ou bien, c'était le mieux que je puisse faire. La réflexion resta tapie dans mon esprit, irrésolue.

Pendant le reste de la journée, Toji et moi nous nous baladions de stand en stand afin de rentabiliser notre trajet jusqu'ici. Le festival d'Orezon n'était pas la seule attraction de la ville. Elle organisait aussi une course de tracteur tous les deux ans, et un concours du plus gros mangeurs de croûton de pain. Mon père prenait tous les prospectus comme s'il allait s'inscrire. Son excuse ?

— Tu peux gagner un frigo et un tour en ULM. Dingue ce qu'on peut gagner en mangeant du pain, non ?

Il y en avait au moins un de nous deux qui s'amusait.

— Megumi ?

En face de nous, je reconnaissais Gojo, chemise ouverte. C'était ce prof dans mon lycée que je voyais de loin. Quand je le croisais, il avait toujours un café entamé en main, des lunettes sur le front le matin ou le soir, en train de piailler avec ses collègues au lieu de tracer sa route. La plupart du temps, c'était lui aussi qui épuisait tout le stock d'encre dans l'imprimante, d'après les mêmes collègues avec qui il discutait pendant des heures.

Je ne lui avais jamais adressé la parole. Mais il semble qu'aujourd'hui, je ne pouvais pas contourner la confrontation.

— Oh- je suis Gojo Satoru, professeur au lycée de Megumi. Ravi de vous rencontrer...

Il s'interrompit un moment pour saluer mon père qui était en train de déguster un hot dog déniché dans le stand street-food voisin.

— Toji, articula-t-il, la bouche remplie de moutarde. Zenin.

— C'est ça. Toji Zenin, répéta-t-il avec trop d'entrain. Enchanté. Mmh un petit hot dog - j'en rêve d'en manger un depuis le début du festival ! Mais bon - on peut pas tout avoir dans la vie hein !

Mon père me jeta un coup d'oeil. Je haussais les épaules, l'air de lui dire : oui, c'est Gojo, il est tout le temps comme ça.

— J'ai vu ta prestation sur scène ! s'exclama-t-il vers moi. À la fin, je voulais te voir mais tu avais déjà disparu.

— Qu'est-ce que...vous faites ici ?

— Je suis venu pour un ami. Il s'est inscrit dans une autre catégorie et j'en ai profité pour voir les autres concours. Mais wow, si on m'avait dit que j'allais te trouver ici... Quelle suprise - une bonne surprise je précise ! Tu étais... phénoménal. On aurait dit - on aurait dit beaucoup de chose. On aurait dit que tu étais le chanteur et le guitariste en même temps. Tu as fais chanter ta guitare !

Lui dire merci allait m'écorcher la bouche.

— Il pense qu'il aurait pu faire mieux, traduisit Toji à ma place.

Gojo prit une moue empathique.

— On croit tous qu'on peut faire mieux après coup, amorça-t-il en tentant de me faire lever la tête vers lui. C'est facile, une fois que c'est finit, on peut réfléchir au calme et nos erreurs ne deviennent pas aussi évidentes qu'elles l'étaient à l'origine. Mais d'après mon expérience, tu devrais toujours être satisfait de ce que tu as produit. Sois fier de ta prestation. Tu m'as donné envie d'apprendre le russe pour te dire. Vraiment, c'était génial.

— Oui, sans doute.

Ce n'était pas lui qui était hanté par le fantôme d'un chanteur de rock soviétique il y a quelque minutes... Comment être fier de sa prestation, alors que pour certains, il était aussi facile de jouer que de respirer ?

— Sois ton premier fan, Megumi, pressa-t-il avec tout l'assurance que lui insufflait le bleu de ses yeux. Il faut s'encourager sinon tu vivras dans l'anticipation toute ta vie parce que tu auras peur de ne pas faire la prestation parfaite... J'en connais un rayon et je t'assure, tu ne souhaite pas vivre ça !

Gojo faisait miroiter ses globes occulaires comme si j'avais potentiellement envie de lui demander de m'en révéler plus. Je me gardais bien de lui demander de quoi il parlait.

— La musique c'est comme le feu. Si personne ne l'atise, il s'éteint. Alors fait-le s'embraser ! En tout cas, si tu cherches du public, je serai ravi de t'entendre de nouveau jouer !

Ses mots avaient allégé la frustration de ma prestation. Après tout, j'avais beaucoup appris durant ses derniers mois. Et puis, au moins, j'en savais un peu plus sur le rock underground du XXe siècle en URSS... C'est pas avec ça que je vais avoir mon bac moi.

En fin de journée, sans surprise, l'annonce des gagnants sonna mon glas. J'applaudissais en me répétant que Jésus était mort pour nos péchés, et qu'il n'y avait aucun monde où je devais rager d'avoir perdu un concours dans le trou du cul du monde.

Mais quand même : ça fait chier.

Sur le trajet du retour, je continuais de m'abrutir le crâne avec la radio, fenêtre ouverte, pendant que les paroles de Gojo me revenaient à ce moment-là. "La musique c'est comme le feu. Si personne ne l'atise, il s'éteint."

Mes yeux se pincèrent plus fort sous le soleil couchant, comme si j'avais la force ultime de transformer mes larmes en lame de rasoir si je les laissaient couler. Hors de question que je sois triste. Pas question. Je dois assumer. C'est ce que Toji m'avait dit de faire.

J'allumais enfin mon portable, quand mes pensées devenaient trop lourdes à supporter. Dans la marre d'appels manqués, une pluie de texto d'un même destinataire. Dans tout ce magma électronique, un simple message de Jena m'avait remis les pieds sur terre :

[ C'est simple. Il faut que tu choisisses. C'est moi, ou la guitare. ]

Ça y est, le karma m'avait rattrapé. Au fond, je l'avais bien cherché.

— Tu joues trop fort, relève Maki en baissant son casque.

— Quoi ? Je joue comme d'habitude pourtant ! s'insurge Yuji. C'est tes oreilles, elles doivent être fragile à force de porter ses-

— Non, tu joues trop fort. C'est la troisième fois que je te fais la remarque. Le son est saturé ça en devient inaudible si tu continues.

Chacun sait ce qu'il doit faire. La composition finale a été envoyé à la direction ainsi que le morceau choisit.

Maki s'est porté volontaire pour assurer la qualité sonore de nos prestations, Inumaki lui s'installe à la basse comme convenu. Comme notre scène sera installée à l'extérieur, il n'y aura pas besoin de prévoir de potentiel jeu de lumière ou mise en scène extravagante. On se contentera de l'essentiel.

— Qui a rangé le matos la dernière fois ? je fais en ramassant des câbles qui mènent vers nulle part.

Yuji désigne Maki de sa baguette. Inumaki montre Yuji du doigt.

— T'es culotté toi, bougonne-t-elle en direction du doigt pointé vers elle.

— Ok, fait Yuji les mains en l'air, il se pourrait que je sois passé vite fait hier soir pour m'entraîner... Mais, dans mon souvenir c'était déjà là.

— Oui bien sûr. Juste, la prochaine fois, range derrière toi.

— Oui chef.

Yuji a pris la mauvaise habitude de m'appeler comme ça. Je ne sais pas d'où ça sort. J'imagine que ça doit l'amuser. Pour ma part, ça me donne envie de m'arracher mes cheveux à chaque fois qu'il le prononce.

— C'est possible d'avoir un double

des clés si jamais on veut s'entraîner quand tu n'es pas là ?

Maki approuve vivement l'initiative. Je n'avais pas pensé à cette option.

— Oui bien sûr je demanderai à Gojo.

En parlant du loup, la porte de la classe s'ouvre à peine avant que Yuji ne puisse frapper la première note.

— Inspection suprise ! s'exclame notre professeur principal en fermant derrière lui. Non je déconne haha. Comment se passe vos répétitions ?

Sa remarque - ou sa présence même - fait mouche alors que son regard balaie la pièce.

— Quoi ? Un prof dans une classe, ça vous étonne ? Tiens, où est..?

Avant qu'il ne creuse davantage, je vérifie discrètement l'écran de mon téléphone. Je n'ai pas reçu de nouveau message de Nobara me confirmant son retour. Ni sur le groupe commun également.

Nous avions trouvé un titre qui nous arrangeait tous, mais Nobara n'avait pas répondu aux relances. Elle restait injoignable, comme à l'accoutumée. Elle avait seulement liké le titre, il y a cinq jours, puis disparut du chat.

— Sauf erreur de ma part, reprend Gojo en nous épiant à tour de rôle, vous aviez convenu que Nobara chanterait, c'est exact ?

— Oui.

— Et où est-elle ?

— Elle est en retard, avance Maki très sûre d'elle. On s'entraîne jusqu'à ce qu'elle arrive.

Il prend un moment et s'attarde sur l'expression de Yuji. Ce dernier fait tourner les baguettes en ayant d'autre chose en tête.

— Désolé de casser l'ambiance, mais il faut que je vous rappelle qu'il est essentiel que le groupe soit au complet. L'administration pourrait fermer le club s'il n'y a pas le bon nombre de membre - surtout pour un club avec un budget comme le votre. C'est important pour l'engagement étudiant. Elle risque de perdre des points.

C'est là que je dois entrer en action. C'est mon rôle de prendre les responsabilités du groupe. On ne pourra plus cacher longtemps les absences de Nobara, il ne me reste plus qu'une carte a jouer. Je la maudis une dernière fois de nous faire un coup bas et me lance :

— Pour être honnête-

La porte s'ouvre à volée.

— Pfiiiou, il y avait du monde aux toilettes ! Faudrait supprimer les toilettes des mecs et agrandir celles des femmes. Qu'ils pissent dehors, ça devrait pas changer de d'habitude.

Gojo secoue la tête et je ravale ma plaidoirie.

— Bien, annonce notre prof, je me suis inquiété pour rien. Je prend note de ta remarque, Nobara. Le proviseur sera ravie de l'entendre-

— Nobara ! expulse Yuji sans contenir son émoi.

— Oops désolée, fait-elle en désignant les câbles que j'avais toujours en main, toujours immobile. J'avais oublié de les rebrancher en partant la dernière fois.

Yuji abat ses baguettes contre les caisses.

— Je le savais ! Tu vois Inumaki !

Ce dernier tourne son siège vers son écran d'ordinateur. Yuji mumure un "Quoi en plus il m'ignore ?" avant que notre rousse s'avance au milieu de la pièce.

Je la regarde alors qu'elle tourne sur elle même, satisfaite de son entrée fracassante. Je lui lance, toujours perplexe :

— C'était... toi ?

— Vous croyez quoi, bande de naze ?

— Que tu avais quitté le groupe-, répond Maki.

Nobara les poings sur les hanches fait volte face.

— Un capitaine ne quitte jamais son navire !

— On est pas dans un bateau-, souligne Yuji.

Ses dents claquent entre elles.

— Une star n'abandonne jamais le reste du casting ! C'est mieux ?

— Une chanteuse, je précise à mon tour. Une chanteuse n'abandonne pas son groupe. C'est mieux.

Elle rectifie une mèche qui était déjà au bon endroit.

— Voilà. Il y en a un qui a compris au moins. Bref, on commence ?

Maki et elle se toisent un instant...

— Je pensais que tu t'étais défilé, claque celle aux lunettes.

— Dans tes rêves.

... avant que la brune lui dégote un micro filaire. Nobara le fait tourner dans sa main avant de proposer :

— Vous voulez qu'on vous fasse une démo, monsieur ?

De concert, le torse de Yuji se gonfle alors qu'il hoche la tête vivement à s'en déboiter la tête.

— Oh oui ! Une démo en avant première ça vous dit ?

Nobara ne s'était jamais caché aux yeux du monde. Pendant un moment, je me dis que les craintes de Louane n'avaient pas lieu d'être. Elle est dans son élément. Elle est juste... négligente avec son emploi du temps.

— Profitez, c'est gratuit ! ajoute-t-elle.

La remarque fait débat dans son dos :

— Hum elle sait qu'on joue gratos aux portes ouvertes au moins ? glisse Maki.

Inumaki secoue la tête alors que Yuji hausse les épaules. Gojo lui, balaie d'un revers de main la proposition en feignant la flatterie.

— Je ne veux pas gâcher la surprise. Je préfère écouter en même temps que tout le monde, une fois que tout sera finalisé.

— Pourquoi vous êtes venu jusqu'ici alors ? Pour nous écouter, non ? bougonne Yuji, anormalement déçu. J'aurais pu vous montrer ce que j'ai appris...

— Vous savez que je n'ai qu'une seule raison pour venir vous embêter... Megumi, m'interpelle-t-il, je peux te parler une minute ?

— Eum oui. J'arrive.

Une fois dans le couloir, l'animation retombe, alors que les échos des classes et des voitures résonnent tranquillement.

— J'ai la sensation que le club avance dans la bonne direction. L'ambiance a l'air d'être top. Bravo.

— J'y suis pour rien...

Et c'est vrai. Je n'ai pas fait grand chose qui mérite d'éloge. Sans fausse modestie. Quand Gojo se frotte les mains, je constate enfin qu'il faisait tout son possible pour contenir son excitation. Là, c'est flagrant.

— Pourquoi...vous vouliez me voir ?

— Tu te souviens au festival d'Orezon, on s'était croisés. J'étais venu avec un ami qui participait à un concours de musique, ça te parle ?

Même si l'anecdote est aléatoire, j'approuve d'un mouvement de tête.

— Et bien, cet ami en question est aussi dans un groupe de musique. Un peu plus professionnel que le club de musique dans lequel tu te trouves tu t'imagines. Et il se trouve qu'il ne pourra pas jouer sur scène à cause d'une blessure. Ce qui est dommage, parce qu'il avait travaillé très dur pour s'y préparer...Mais bon, des accidents arrivent. Bref, je m'égare...

Il inspire, puis m'explique :

— Je lui ai proposé que tu le remplaces.

— Quoi ?

— Je lui ai raconté que tu étais bourré de talent pour la guitare. Que tu étais doué et passionné par la musique en général. J'ai été honnête avec lui, alors je lui ai dit aussi que tu avais eu une baisse de motivation - ce qui est normal à ton âge, les envies viennent et repartent - ça ne lui a pas posé problème. Au contraire, il était intrigué.

— Attendez-

— Ce serait l'histoire d'une performance, renchérit-il alors que j'ai soudainement le vertige alors que j'ai les pieds au sol. Sur une scène à l'étranger. Il m'a parlé d'une date en Angleterre, dans un théâtre assez branché.

Hein ?

— Ça me flatte, je lâche derechef. Vraiment. Mais... C'est un peu trop tôt. Je viens à peine de me remettre dedans...

— Tu imagines l'opportunité ? Ça t'ouvre un tas de possibilités. Imagine...de nouvelles rencontres dans le milieu de la musique, un réseau de professionnels, une première expérience sur le terrain...! Ça me donne des frissons rien que d'y penser ! C'est en cours de discussion avec la direction et il faut que je prenne rendez-vous avec le proviseur. Si tu es partant, on pourrait arranger ton emploi du temps de telle sorte à ce que tu puisses y aller.

— Combien de temps...?

Qu'est-ce que je raconte ?

— Je dirais...une bonne semaine. Pour t'accoutumer au groupe, aux réglages, à la mise en scène avant la représentation finale. Tu repartirais direct après la presta. Évidemment, les frais seraient à la charge du groupe, tu peux dormir tranquille.

— Je sais pas. Je ne sais pas si j'en suis capable. Et mon père...?

Comme si l'avis Toji pouvait changer le mien. Suis-je vraiment en train de trouver un prétexte pour décliner ? Mais pourquoi ? Ça a l'air d'être une proposition de rêve. Seulement un peu trop parfaite pour être vraie...

— C'est fait pour toi, Megumi, m'assure-t-il alors je liste mentalement toutes les raisons pour lesquelles ça pourrait mal tourner. C'est ta voie. J'en suis persuadé.

Tout le monde semble savoir ce que je veux. Alors, pourquoi je n'y arrive pas à mon tour ?

Quelles sont mes ambitions ? Où est-ce que je me vois, une fois le lycée derrière moi ?

Les conseils de Kris me reviennent en tête. Il était clair pour lui qu'il fallait que je file droit. Une parcours académique, une succession de candidature, une montagne de travail...La réussite se trouvait dans la discipline.

Et puis, pour ma part il y avait le Retrieve Bass. Je n'avais pas pensé trouver mieux que la boutique de musique. Un boulot stable, un salaire régulier, un quiétude assuré... Le confort ne se trouvait pas très loin.

Pourtant, la voilà l'autre option. L'entre deux. Ce séjour inédit, cette scène miraculeuse à l'étranger. Là voilà, le mieux.

Gojo lit l'ambiguïté dans mon regard, ma réticence traduit quelque chose de plus profond qu'il décèle sans peine.

— Tu sais, je t'avais dis ce jour-là que tu devais être ton premier fan pour réussir. Laisse tomber, rectifie-t-il, aujourd'hui c'est moi ton fan numéro 1. Je crois en toi. Ce serait dommage de passer à côté d'une telle occasion, non ?

Je serre mon poing avec une force inimaginable. Je la connais bien.

La force des désespérés. Celle-là même avec laquelle je serrais mon collier et ma guitare contre moi en attendant mon passage.

Une chance pareille...ça ne voulait dire qu'une seule chose : le karma n'en avait pas fini avec moi.


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