Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Le dojo est redevenu silencieux. Le vent du soir s’infiltre à peine par les panneaux de bois, agitant une fine poussière qui flotte dans la lumière pâle des néons. L’air semble suspendu, dense, chargé d’une tension presque électrique, comme si les murs eux-mêmes attendaient la suite.
Souta fixe le sol, bras croisés. Ses ombres, projetées par la lumière au-dessus, se dédoublent, glissent légèrement sur le tatami. Megumi, adossé contre un pilier, le regarde sans un mot. Sa posture est calme, mais son regard, lui, évalue tout : la respiration de Souta, la crispation de sa mâchoire, le moindre tressaillement dans ses épaules.
— Tu t’en sors bien avec elle, souffle Megumi. T’as progressé… même dans ta façon de parler.
Sa voix résonne faiblement dans le vide du dojo, comme un écho contenu.
— C’est pas compliqué, répond Souta sans le regarder. Faut écouter avant de corriger. Elle a pas besoin d’un coach de boxe. Juste d’un point fixe.
Sa voix est posée, mais quelque chose de plus lourd pèse derrière ses mots. Megumi acquiesce, un hochement lent, presque imperceptible. Le silence qui suit dure plusieurs secondes. On n’entend que le léger froissement du tissu de leur uniforme.
Puis, d’un ton plus grave :
— T’as gardé un œil sur Yu, ces derniers jours ?
Souta relève à peine la tête.
— Disons que je suis pas aveugle.
Megumi décroise les bras, avance d’un pas, la lumière glissant sur les reflets bleus de ses cheveux.
— Y a un truc qui cloche. Il détonne. Son énergie a encore explosé quand Gojo a détruit le clone de Raku’en. Et son comportement… Y a un lien. Instinctif. Animal. Avec elle.
Les mots restent en suspens. Souta se raidit. Le plancher grince sous son poids, comme si le bois lui-même retenait son souffle.
— Tu crois que c’est quoi ? demande-t-il d’une voix plus dure. Un pantin ? Une diversion ? Une bombe à retardement ?
Megumi serre la mâchoire, ses yeux brillent d’une lueur d’ombre.
— J’en sais rien. Et c’est justement pour ça que c’est dangereux.
Il s’approche encore, jusqu’à sentir la chaleur du souffle de Souta.
— J’veux que tu restes dans son ombre. Laisse-le croire que ta méfiance est tombée. Qu’il se détend.… Et qu’il se trahisse.
Souta le fixe, le silence s’épaissit entre eux.
— Et s’il s’en rend compte ?
Un éclat presque ironique traverse le regard de Megumi.
— Alors il aura sous-estimé un Zenin. Ce serait pas le premier à le regretter.
Le mot "Zenin" tombe comme un couperet. Megumi marque une pause. Son ton se fait plus bas, presque murmuré :
— Il faut qu’on sache ce qu’on a laissé entrer. Avant que ce soit elle qui nous l’apprenne.
Souta se détourne à moitié, son regard glissant sur les tatamis.
— Et ton plan B, s’il est déjà trop tard, c’est ?
— Toi.
Le mot claque. Souta baisse les yeux, sa main se crispe sur sa manche.
— T’as intérêt à prier pour que je sois prêt.
Son ton tremble à peine, mais une ombre passe dans son regard.
— Parce que si c’est elle qui frappe en premier… on n’aura pas deux chances.
Megumi reste droit, impassible.
— Et si jamais t’as plus le choix… tu le libèreras.
Souta relève lentement la tête. Ses yeux brûlent d’un éclat froid.
— Tu sais ce que tu demandes ?
— Oui. Et je le demande quand même.
Un silence lourd tombe entre eux, plus dense que l’air lui-même.
— On va pas attendre que ce soit elle qui frappe, tranche Megumi. Je veux voir ce que t’as dans le ventre. Toi… et lui.
Le regard de Souta se fige.
— Tu veux l’appeler. Encore. Tu sais très bien ce que ça a donné à chaque fois.
— Oui, je le veux. Avant que ce soit lui qui vienne de lui-même. Y a un ancien terrain d’entraînement du clan. Désaffecté. Sécurisé.
Megumi s’éloigne déjà, son pas régulier, sans un regard en arrière.
— On part dans une heure. Si t’es pas là… Je saurai que t’as choisi de pas le contrôler.
Souta reste planté là. Il regarde sa main, tremblante, crispée.
— Tu veux le chaos, Megumi ? murmure-t-il. Tu vas l’avoir.
Une heure plus tard — Terrain scellé du clan Zenin
La terre est sèche, craquelée. Le ciel s’est chargé d’un voile gris, sans lumière directe.
Le vent soulève des tourbillons de poussière, emportant des fragments de feuilles et de vieux papiers de talismans effacés. Au centre de la clairière, on devine encore le tracé pâle d’un cercle d’invocation gravé à même le sol. Les runes sont ébréchées, rongées par le temps.
Megumi est déjà là. Immobile, bras croisés, silhouette sombre au milieu des herbes couchées par le vent. Son aura calme mais pesante semble maintenir le lieu lui-même sous tension. Souta approche, lentement, son pas lourd. Son visage est fermé, le regard plus sombre que la veille.
— Dis pas merci, lâche-t-il en s’avançant. J’ai pas l’intention que ça se passe bien.
Megumi esquisse un mouvement de tête, puis trace du bout du pied un cercle invisible dans la poussière.
— Ici, les barrières sont faibles. Mais le lieu est scellé. S’il échappe à ton contrôle, il n’ira pas loin.
Il le fixe, le ton ferme :
— Mais toi, tu pourrais y rester.
Pas un mot. Souta ferme les yeux, s’agenouille lentement, les genoux dans la poussière froide.
Ses doigts forment un mudra précis. La terre résonne sous ses paumes.
L’air devient plus lourd, plus épais. Une vibration sourde se répand comme une onde invisible. Son ombre s’allonge, se distord, devient liquide. Un grondement monte du sol.
Des chaînes noires émergent, s’entortillent, luisent sous la lumière grise. Puis viennent les crocs, les écailles, les yeux : trois têtes surgissent, fumantes.
Kagenryū.
Ni furieux. Ni docile. Juste… vivant.
L’énergie maudite de Souta pulse autour de lui, presque trop vaste pour tenir dans ce corps d’humain.
Souta halète.
— Il me voit…
Megumi, à voix basse :
— Et il juge. Tiens bon. Ne le provoque pas.
Le grondement s’intensifie. Les chaînes se tendent, vibrent comme des cordes d’acier. Le sol vibre. Le vent se plie autour d’eux.
Souta rouvre les yeux, bras ouverts, paumes visibles.
— Je suis pas venu me battre. Je suis venu pour ne plus avoir peur de toi.
Les trois têtes s’abaissent.
Le faucon fixe Souta d’un œil d’or, impassible.
Le loup grogne, l’air brûlant.
Le serpent siffle, langue noire et rapide.
Megumi murmure sans le quitter des yeux :
— Il t’écoute… mais il attend.
Il forme à son tour un mudra, prononce une formule ancienne. Le sol s’assombrit aussitôt. L’air devient dense, saturé, presque étouffant. Un rideau spirituel descend, scellant le périmètre dans un frisson de lumière violette.
Kagenryū relève la tête. Ses ailes noires se déploient, frôlent les arbres, soulevant un souffle sec. Une pulsation sourde fend l’air.
— Tu viens d’enlever les menottes…, souffle Souta.
Megumi, sans détour :
— C’est toi qu’il teste, pas l’inverse.
Kagenryū avance, lentement, lourdement. Le sol tremble à chaque pas. Le loup grogne, les yeux du serpent brillent d’un éclat rouge.
Souta recule d’un pas, l’instinct plus fort que la raison. Le battement de son cœur cogne dans ses tempes.
(Et si je perds encore le contrôle ?)
Trop tard. La pensée, le doute de Souta semble avoir atteint le shikigami.
Le monstre bondit.
Un choc sourd fend la terre.
L’aile du faucon claque, le vent explose, la gueule du serpent s’ouvre, prête à mordre.
Megumi réagit en une seconde et forme un mudra :
— Nuë, freinage !
Le ciel se déchire. Un cri d’oiseau retentit, strident, vibrant d’électricité.
Une ombre ailée plonge, portée par un éclat bleu. Les plumes hérissées de lumière, Nuë s’abat entre eux, ses ailes déployées comme deux éclairs solidifiés.
Le choc dévie la charge de Kagenryū.
L’air se tord sous la déflagration ; un vent brûlant souffle dans toute la clairière, arrachant la poussière et couchant les herbes.
Des étincelles bleu pâle roulent sur le sol.
Souta chute à genoux, bras levés pour se protéger.
L’ombre du tigre surgit derrière lui, grondant, couvrant son maître de son envergure.
La lumière de Nue pulse encore dans le ciel, suspendue quelques secondes avant de se dissiper dans un grondement lointain de tonnerre.
Megumi s’interpose, bras tendu, sa silhouette traversée par des arcs résiduels.
— Il t’a senti flancher. Une seconde. C’est tout ce qu’il lui faut.
Souta halète, la sueur coulant le long de sa tempe.
— Je sais…
— C’est pas une technique. C’est un pacte. Et tu veux passer un pacte avec ce que tu refuses de regarder.
Megumi s’avance d’un pas, le regard aigu.
— Tu veux t’en servir pour protéger Aya, hein ?
Souta baisse la tête.
— … Oui.
— Alors commence par accepter ce que tu es, même quand t’es pas en contrôle.
L’air autour de Kagenryū se charge à nouveau, le shikigami est de nouveau prêt à charger Souta. Ce dernier essaie de se redresser, quand…Une détonation bleutée fend l’air. Le monde vacille une seconde, puis Gojo apparaît, debout, silhouette blanche dans le gris.
Ses lunettes relevées, ses yeux d’un bleu glacé fixent la scène. Le silence devient total.
— Ok. Ça suffit.
Un claquement sec de doigts ; l’espace entier se fige. Kagenryū s’arrête, tétanisé par la pression infinie. L’air se tord, les ombres se plient.
Gojo s’avance, lentement.
— Tu veux tester tes limites ? Commence par celles des autres.
Il tourne son regard vers la créature, la voix plus basse, tranchante.
— Rentre. Maintenant.
Kagenryū pousse un dernier râle grave, avant de s’effondrer sur lui-même, redevenant ombre, puis poussière.
Le silence retombe. Gojo fixe Megumi, son ton sans détour :
— T’étais censé l’encadrer. Pas jouer à “combien de secondes avant qu’on perde un quartier”.
— Il doit apprendre, répond Megumi, ferme.
— Et s’il avait hésité une seconde de plus ? Ce serait pas un élève qu’on raccompagne. C’est un rapport d’autopsie !
Gojo se tourne vers Souta, encore à genoux.
— Tu veux prouver que t’es prêt ? Alors arrête d’espérer qu’il t’épargne. Il en a rien à foutre. C’est pas un shikigami. C’est toi. En pire.
Souta relève la tête, ses yeux encore chargés de lumière.
— J’ai tenu deux minutes…
— C’est pas du contrôle. C’est de la survie, tranche Gojo.
Megumi s’interpose à moitié :
— Ces deux minutes peuvent sauver une vie.
Gojo avance, son ombre se mêlant à la leur.
— Deux minutes, c’est bien. Mais c’est pas suffisant.
Souta se redresse lentement, chaque geste lourd.
— Je sais.
— Tu l’as invoqué. Il t’a à peine écouté. Qu’est-ce que tu comptes faire la prochaine fois ? Quand ce sera Aya en danger ?
Le regard de Souta se durcit.
— Je le tiendrai.
Gojo ironise, mais sa voix tremble à peine :
— Tu crois que j’ai jamais dit ça, moi ?
— Satoru… murmure Megumi.
Un seul mot. Suffisant pour faire tomber la tension. Parce que Megumi sait où frapper quand Gojo déborde : juste sous l’armure.
Gojo ferme les yeux une seconde, soupire.
— Tu veux vraiment le maîtriser ? Apprends à te regarder sans filtre.
— Et si j’aime pas ce que je vois ? Répond Souta
Gojo esquisse un sourire, presque triste.
— Félicitations. C’est là que l’entraînement commence.
Il jette un dernier regard à Megumi, puis à Souta. Bras croisés, ton plus calme.
— Fin de partie. Les ombres sont réveillées. Et nous… on ferait mieux d’aller dormir.
Il tourne les talons, ses pas résonnent dans le silence revenu.
— Et pas d’invocation de chimère à minuit. C’est dans le règlement. Juste après : “Interdiction de voler les lunettes du professeur Gojo.”
Un mince sourire, presque imperceptible, traverse son visage avant qu’il disparaisse dans le crépitement bleu de son énergie.