Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil

Chapitre 29 : Trois têtes, un regard

2159 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 03/11/2025 21:35

La clairière est calme. Trop calme. Un calme qui ne respire pas, tendu comme une peau de tambour. Les feuilles craquent doucement sous les pas de Souta, qui s’avance vers le centre du cercle magique.

Les lignes tracées au sol luisent d’un éclat blême, comme si la nuit retenait sa lumière. Les traits tirés mais la volonté intacte, il s’agenouille lentement. Sa paume touche la terre froide. Son ombre ondule sous lui, comme un lac noir frémissant, et un frisson parcourt l’espace : un son grave, presque inaudible, qui tient du battement et de la menace.


— …Je suis là, murmure-t-il.

L’écho se perd, avalé par la densité de l’air.

Le sol répond par un battement sourd, qui remonte dans ses os.

L’ombre pulse… puis se déchire.

Des chaînes d’encre émergent, grondantes, traînant des étincelles sombres. Le silence se fend comme une vitre.


Trois têtes apparaissent.

Celle du faucon, dressée, alerte, le regard comme une lame.

Celle du loup, grondante, vibrante, lèvres retroussées sur une nuit de crocs.

Celle du serpent, sinueuse, fébrile, un frisson de lignes au bord de la morsure.

Kagenryū. Il est là. Stable… mais tendu. Une bête qui retient son souffle.


Aya se fige en voyant l’ombre se dresser. Un pas en arrière, réflexe. Son livre serré contre elle comme un talisman. Sa respiration s’accroche un instant, courte, nette.


Gojo, en retrait, observe. Sa présence ne bouge pas, mais l’air plie autour de lui. Son murmure est à peine audible.

— Il est plus ancré que la dernière fois… mais prêt à bondir.

Son regard oscille entre Souta et le cercle, l’iris coupant l’obscurité à chaque micro-mouvement.


Souta, lui, garde la position. Épaules basses, nuque offerte à l’ombre, paumes levées, soumises.

— Je suis pas là pour te contrôler par la force. Je suis là pour marcher avec toi. Même si t’essaies encore de me mordre...


Le faucon incline lentement la tête. Un bruissement de plumes passe sur la clairière : souffle qui s’amplifie… puis retombe.

Aya, immobile, observe. Muette. Ses doigts blanchissent sur la reliure.


— Deux minutes la dernière fois, glisse Gojo. Voyons s’il tient trois… ou s’il flanche avant.


Kagenryū tourne lentement une de ses têtes vers Aya. L’ombre sous ses pattes frémit, comme si le sol respirait. Son attention s’affûte, aiguille posée sur une note. Aya ferme brusquement les yeux. Le livre tremble entre ses mains.


— Elle n’est pas une menace, souffle Souta. Regarde-moi. C’est entre toi et moi.


Kagenryū jauge. Silence tendu. Les chaînes crissent faiblement sur la roche, un crin-crin de fer humide. Le temps se suspend, fin fil prêt à rompre.


— Respire avec lui, dit Gojo, tranchant l’air d’une voix chirurgicale. S’il sent une faille, il l’exploitera.


Aya garde les yeux clos… mais elle voit. À travers Cindy, sa projection, immobile à la lisière : lumière dédoublée, perception décalée.


Gojo avance d’un pas, presque paresseux, mais la clairière suit son rythme. Il glisse deux doigts vers le sol, la concentration tombant sur lui comme un masque.

{T’es pas le seul à savoir briser les limites, Megumi…}

Il murmure un ancien dialecte du clan Gojo. Des mots oubliés, soufflés plus qu’énoncés. Un sceau de libération pulse dans l’air, dilate la nuit, et l’énergie claque.


Les chaînes autour de Kagenryū se détendent… puis tombent.

La créature dresse ses trois têtes. L’atmosphère s’épaissit ; l’air prend du poids. Un battement d’aile soulève les feuilles mortes, qui tournoient comme appelées par une marée invisible.

Il avance d’un pas.

Aya voit. Elle sent. Par sa projection, elle perçoit la vibration, la fibre de l’énergie : un tissu vivant, tendu entre Souta et la bête. Elle garde pourtant les paupières closes, comme si c’était un bouclier.


— Il teste, murmure Gojo. Il écoute. C’est à toi de ne pas flancher.


Souta halète légèrement. Il ne cligne pas.

— J’suis pas là pour te dompter. Je suis là pour rester debout...


La tête du serpent se tourne vers Aya. Un temps mort. Puis, sans prévenir, elle claque dans l’air. Vite. Trop vite.


— Non ! crie Souta.

Il forme un mudra. Son loup se jette en barrage avec lui, trop tard.


Gojo claque des doigts, il s’est interposé. L’air explose en onde inversée, le monde s’éloigne d’un millimètre de lui.

Kagenryū est figé net. L’énergie forme un étau autour de lui, géométrie parfaite, implacable.

— J’ai dit pas de débordement ! lâche Gojo, un pas en avant, l’aura tranchante comme une lame nue.

Un bref éclat railleur :

— Encore une seconde, et tu goûtais à l’Infini. Toi aussi, Zenin !


La créature gronde… puis recule. Les ombres se resserrent lentement autour d’elle. Pas de lutte. Un choix. La tension s’abaisse sans se rompre.

Aya sent sa projection avancer d’elle-même, tirée par une corde qu’elle n’a pas levée. Elle reste en retrait, mais présente, fil tendu entre deux rives. Les yeux toujours fermés, Aya tremble. La peur est là, ancrée, mais tenue.

Kagenryū baisse les trois têtes vers Cindy. L’air change de texture. L’agressivité glisse, laisse une énergie plus attentive, presque curieuse.

Un battement. Lent. Mesuré.


— Il… il s’est arrêté… souffle Souta, haletant.


La bête incline la tête du faucon, puis recule encore. Pas de menace. Pas de fuite. Un retrait.

Puis, comme aspiré, Kagenryū disparaît dans l’ombre :  fermeture de rideau sans bruit.


Gojo observe, bras croisés, l’iris encore brillant d’équations invisibles.

— Tu l’as contenu… ou il a choisi de s’arrêter ?


Souta reste silencieux une seconde.

— …Je sais pas.


Aya ouvre doucement les yeux, le monde lui paraît trop lumineux un battement de cœur.

— Tu as réussi ?


Souta la regarde. Essuie la sueur à sa tempe du revers de la main, geste lent pour récupérer du tremblement.

— Pas vraiment… mais il s’est retiré.

Il baisse les yeux, puis relève vers elle.

— Et j’suis presque sûr que c’est pas grâce à moi...


Gojo plisse les yeux, un éclat d’intérêt réel.

— Il a perçu quelque chose. Pas une menace… une présence.

Il jette un regard en coin vers Aya, puis murmure, pensif :

{Et toi, t’as ouvert les yeux juste après… intéressant timing.}


Souta fronce les sourcils.

— Y a eu un truc… juste avant qu’il se calme. J’en suis certain...


Aya entend. Hésite.

— J’ai... Ma projection était là… elle a avancé vers lui.

Elle serre son livre, l’air coupable.


Souta la fixe, stupéfait.

— Tu… quoi ?

Il jette un œil au cercle encore imprégné d’ombre huileuse.

— Ta projection… elle a bougé toute seule ?


Gojo coupe, plus grave.

— Non, elle a pas bougé toute seule.

Il se tourne vers Aya.

— Tu l’as laissée faire. Ou elle a agi avec toi. Dans les deux cas… c’est pas anodin.


Aya baisse les yeux.

— Je l’ai faite avancer… je sentais que je devais. Pardon… je pensais pas mal faire...


Gojo secoue doucement la tête.

— T’as pas mal fait, Aya. T’as fait ce que t’as senti juste. Et ça... Kagenryū l’a senti aussi.


Souta reste silencieux un moment.

— Il a reculé. À cause de toi.

Il la regarde, presque dérouté.

— Même moi j’y arrive pas… pas vraiment.


Gojo croise les bras, attention aiguisée.

— Vous avez déclenché quelque chose. Je saurais pas encore dire quoi… mais ça vaudrait le coup d’explorer.

Il fixe Aya plus longuement.

— Reste juste prudente. T’as peut-être ouvert une porte… et pas n’importe laquelle.


Souta se reprend.

— Tu l’as pas calmé… tu l’as arrêté.


Aya cligne des yeux.

— Et… ça veut dire quoi ? Qu’il a peur de moi ?


Souta secoue la tête.

— Non… pas peur.

Il cherche le mot, le trouve au bord du souffle :

— C’est autre chose. De la reconnaissance… ou du respect, peut-être. Il t’a vue. Et il a choisi de pas attaquer.


Gojo confirme, voix posée.

— Kagenryū réagit à ce qui est brut, instinctif. Il a senti que ta projection n’était pas une menace… mais une présence.

Il la fixe.

— Et s’il s’est calmé, c’est pas parce qu’il t’a crainte. C’est parce qu’il t’a entendue.


Souta, plus bas, pour lui-même :

— Il m’écoute pas moi comme ça…


Gojo hausse les épaules, un sourire en coin.

— Peut-être parce qu’elle parle avec le cœur. Pas avec le contrôle...


Aya relève le visage, encore confuse.

— Il a vu ma projection... Mais à travers ses yeux, j’ai vu ton sceau, Satoru

Ses sourcils se plissent.

— Ses yeux voient ce qui nous est invisible...


Gojo s’immobilise un instant.

— Tu as vu… depuis elle.

La gravité remonte dans son regard.

— Et lui, il l’a sentie comme vraie. Ça veut dire qu’il t’a reconnue… pas comme une menace, mais comme un reflet.


Souta reste troublé.

— Il s’est calmé… à cause de toi. Pas moi. Pas Gojo. Toi.


Aya s’accroche à ce qu’elle peut nommer.

— Je vois toujours depuis elle… les yeux de la projection sont les miens. À travers elle… je vois tout différemment. Je distingue des énergies, la magie se cartographie.

Elle regarde Souta.

— Pas moi… tu as bien vu qu’il a failli m’attaquer. Mais ma projection… son énergie résonne peut-être avec la sienne. Comme s’il l’avait reconnue.


Gojo reste pensif.

— T’es en train de me dire… que ta projection n’est pas juste une extension mentale...

Il fronce les sourcils.

— C’est un relais. Une interface. Et apparemment… une clé.

Il observe les résidus magiques, qui pendent dans l’air comme des filaments de givre.

— Ce que t’as vu. Ce que lui a vu. C’est un dialogue. Pas par les mots. Par l’essence.

Il soupire, presque amusé.

— T’as pas invoqué une illusion. T’as exposé une vérité qu’il a reconnue.


Souta hoche lentement la tête.

— S’il l’a reconnue… alors peut-être que c’est pas moi qu’il teste. Mais nous deux.


Gojo sourit en coin, sans ironie cette fois.

— Ou alors… il a senti que vous êtes les deux faces du même chaos...


Aya se tourne, yeux plissés.

— Les deux faces de quoi ??

Un silence glisse, lourd et léger à la fois.

— En tout cas… il faudra refaire un essai. Je veux comprendre.

Elle bâille, discret, mais la nuit la trahit.


Gojo sourit.

— Deux faces… d’une même pièce ? D’un même fléau ? D’un même miracle ? Va savoir.

Il a vu le bâillement.

— Bon… visiblement, l’autre facette a besoin de dormir.


Souta sourit vaguement.

— On reprendra. Mais pas tant que t’es pas reposée. On sait comment ça finit quand on force…


Gojo lève les bras, dramatique juste ce qu’il faut.

— Et moi j’ai pas signé pour jouer les nounous de shikigami à minuit tous les soirs.

Il s’éloigne vers le portail qui luit à l’orée de la clairière, bordé d’étincelles calmes.

— Allez, rideau. On remballe. Les mystères attendront que vos cernes soient moins flippants...


Aya s’incline légèrement.

— Merci d’être venu Satoru…

Elle se tourne vers Souta.

— Bonne nuit. Et bravo, Souta. Même si j’ai fait quelque chose… j’étais pas seule.

Souta reste un instant en arrière, suspendu au silence revenu.

— J’aurais pas tenu sans toi…

Un soupir. Puis :

— Merci, Aya. Bonne nuit...


De retour sur le campus, Gojo lève une main, sans se retourner.

— Allez allez ! Tout le monde au lit… sauf les cauchemars, eux ils vont bosser !


Aya jette un dernier regard à Souta, puis disparaît.

Souta soupire doucement puis rejoint son dortoir les mains dans les poches.


Gojo grimpe sur le toit d’un pas souple, silencieux. La clairière se remet à respirer. Il observe : l’ombre mue de Kagenryū, l’aura instable de Souta, la trace vibrante d’Aya qui persiste comme un parfum d’étincelles.

Il active brièvement son Sixième Œil. Les lignes se superposent, la nuit devient carte.

{Vous avez tous fait un pas.}

Un sourire, fin. Pas léger.

{Reste à savoir dans quelle direction...}

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