Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Le matin a cette clarté fraîche qui lave les murs. La rosée sèche lentement sur l’herbe des talus, et la pierre de la cour garde encore le tiède de la veille. Des silhouettes passent en bordure, des élèves en survêtement, un ballon qui rebondit au loin, puis la rumeur retombe : ici, il n’y a qu’eux.
Aya attend déjà, droite, le livre fermé contre sa poitrine. La lumière lui mord les cils. Elle inspire, calme, comme on apprivoise un battement trop rapide.
Gojo arrive les mains dans les poches, déroulant son pas souple, un sourire grand comme un projecteur.
— Bon, on pourrait faire un classique genre “balance ton énergie dans une cible jusqu'à tomber dans les pommes”... mais c’est un peu vu, revu, et re-revu...
Il se plante devant elle, le soleil accrochant le blanc de ses cheveux, ses lunettes reflétant la cour.
— Du coup, j’me suis dit : on va faire un test de synchronisation avec ta projection. Genre : elle et toi, les yeux ouverts, vous voyez la même chose… mais de deux points de vue différents.
Aya relève le visage, attentive. Un souffle glisse, soulève une mèche à sa tempe.
— Ho... d'accord... c'est possible je pense.
Gojo fait craquer ses doigts, exagérément, le cou aussi, comme un athlète de cirque avant la voltige.
— Si tu réussis, tu gagnes un mochi. Si tu rates… ben… t’en gagnes un aussi, parce que c’est pas une dictature ici.
Clin d’œil qui attrape la lumière.
— L’idée, c’est d’apprendre à séparer ce que "elle" ressent de ce que toi tu ressens. Sinon, quand t’auras deux fléaux autour, tu sauras plus laquelle de vous deux panique...
Le coin de la bouche d’Aya se soulève, discret, une chaleur dans les yeux.
— Effectivement... tu as une bonne idée, dit-elle en souriant doucement.
— Évidemment que j’ai une bonne idée. C’est moi.
Il s’éloigne de quelques pas, bras croisés derrière la tête, balance du poids d’un pied sur l’autre ; les oiseaux, sous le toit du dojo, s’interrompent une seconde.
— Allez, installe-toi là. Respire un bon coup… et appelle-la. Mais cette fois, essaie pas juste de la voir. Essaie de l’entendre. Comme si elle pensait à voix haute… mais que c’était quand même toi.
Un doigt levé, mi-prof, mi-magicien.
— Si t’as l’impression de devenir schizo, c’est normal. Ça veut dire que ça marche !
Aya hausse à peine les épaules, souffle un rire minuscule.
— On discute déjà... ça va pas me changer...
Elle ferme un peu les paupières, pose sa conscience comme on pose une main sur un lac. L’air frissonne, très peu, et pourtant la cour se fait plus nette, plus grande. Elle fait sortir sa projection — elle découpe la lumière, nette, presque sonore.
— Elle est là.
Gojo incline la tête, l’œil tranquille, mains replongées dans les poches.
— Bien. Elle réagit vite… trop vite pour une simple image mentale.
Il étire son dos, un craquement lointain des épaules.
— On va voir si elle pense ou si elle obéit. Demande-lui de s’éloigner. Puis de revenir. Pas avec un geste. Juste une intention. Et pendant ce temps, toi, tu restes ici. Tu parles avec moi. Comme si de rien n’était.
La projection glisse sur les dalles, sans froisser l’air ; Aya acquiesce, la suit sans bouger. Elle passe l’arcade, disparaît dans la pénombre du bâtiment, écho de pas qui n’appartiennent à personne.
— Elle est bien loin, dit-elle.
Gojo hoche, satisfait.
— Super ! Maintenant dis-moi… Quand elle bouge… t’as l’impression que c’est toi qui bouges, ou que tu la regardes comme une autre ? Parce que si c’est les deux… on est peut-être en train de parler d’un cas un peu plus rare que prévu...
Aya écoute son propre axe, la bascule très légère de sa nuque, la façon dont son souffle s’accorde.
— Les deux... ça dépend de ma volonté... souvent je la regarde mais je peux aussi avoir l'impression que c'est moi.
Un sifflement bas de Gojo, presque admiratif.
— Hm… ouais. Ça, c’est pas rien.
Il pivote vers elle ; son sérieux a la brillance d’un couteau bien affûté.
— Une projection que tu peux piloter ou observer, c’est comme avoir un double, mais aussi une caméra indépendante. T’as conscience de ce que ça veut dire ?
Un clignement d’Aya, une ombre d’enfance traverse son regard.
— Je me suis jamais posé la question.... ça veut dire quoi ?
— Si tu pousses ça assez loin… tu pourrais littéralement être à deux endroits à la fois. Percevoir deux angles. Réagir à deux vitesses.
Un sourire fier, qui mord un peu.
— Et tu trouves encore que c’est elle la plus forte des deux ?
Le silence gonfle une seconde. Aya réfléchit, et la cour devient une pièce fermée où l’on entend sa pensée marcher. Gojo se tait, lui laisse la largeur.
— Tu viens de le dire toute seule, Aya. Elle est forte. Tu es forte.
Il désigne le vide où la projection revient, un frisson de chaleur accompagne sa réapparition.
— Ce que t’as créé, c’est pas une béquille. C’est une extension. Une vérité de toi que t’as pas encore totalement acceptée.
Il lève un index malicieux.
— Le jour où tu arrêteras de dire “elle” et que tu commenceras à dire “moi”... Là, ouais. Tu commenceras à lui ressembler pour de bon.
Aya lève la main : une flammèche noire s’ouvre au creux de sa paume, silencieuse, dense, comme si l’ombre avait pris feu. L’air autour se contracte.
— T'as vu ?!
Le reflet sombre danse dans les verres de Gojo.
— Oh, j’ai vu oui !
Deux frappes de paume poliment moqueuses.
— Félicitations, Shikama. T’as officiellement foutu les jetons à l’oxygène autour de nous !
Le rire d’Aya dérape, nerfs et joie mêlés.
— C'était bizarre...
— Bizarre, mais pas un hasard, répond Gojo. Tu viens de franchir un palier. C’est plus juste une projection, c'est un lien. Un canal.
Il reste pensif une fraction de seconde, comme s’il alignait des pièces invisibles ; puis le téléphone surgit de sa poche.
— Tu sais quoi ? On va tester une autre théorie. Tu vas bosser avec Souta. Lui, sa conscience à trois têtes lui fait la gueule. Et toi, ta projection lui fait baisser les yeux.
Numéro composé, clin d’œil à Aya, le bip régulier comme un métronome.
—Tu vas voir Aya, je vais aller droit au but : Zenin Souta. Cour. Maintenant. Si tu traînes, je débarque avec un haut-parleur et mes chaussettes fluo !
Aya sourit malgré elle, la main encore tiède de la flamme. Au bout du fil, la voix râpe un peu, sortie d’un cocon de couvertures :
— Ouais… qu'est-ce que tu veux … J'ai rien fait, grogne Souta. Je suis même pas sorti de ma chambre aujourd'hui… Enfin ce matin.
— Parfait. T’es reposé. Rends-toi utile… ramène tes fesses dans la cour maintenant !
Un soupir qui ressemble à un chapitre qu’on ferme d’un doigt.
— J’arrive. Mais si y’a un seul cercle d’invocation dans la cour, je te maudis.
La ligne claque, un merle répond dans les branches. Quelques minutes, justes ce qu’il faut pour que la tension monte sans se voir. Souta apparaît, pas lents, épaules basses, cheveux encore brouillés de sommeil. Il s’arrête face à eux ; son regard accroche Aya, se radoucit.
— Salut, Aya. T’as bonne mine, lâche-t-il en hochant la tête.
Puis il pivote vers Gojo, un soupir si lourd qu’il semble poser un poids à ses pieds.
— Et toi tu m’as tiré de ma chambre comme si c’était l’apocalypse. Spoiler : c’est pas l’apocalypse. Enfin… j’espère… Tu choisis toujours les pires moments. T’as le sens du timing d’un grille-pain qui fait des étincelles.
Gojo étire un index professoral, yeux pétillants.
— Zenin Souta, l’incarnation de la sociabilité. Dix minutes dehors et tu fais une allergie à la lumière naturelle. T’es une vraie légende...
Aya retient un rire ; Souta roule des yeux avec application.
— Pourquoi j’ai le pressentiment que ça va finir avec moi encastré dans un mur ?
— Parce que tu me connais, et que ton corps se souvient, répond Gojo, un peu trop joyeusement.
Souta s’avoue vaincu d’un grand soupir.
— Franchement, j’étais bien. Boisson, biscuits, manga, et zéro trauma à l’horizon.
Gojo lui tend une sucette, comme un talisman d’armistice. Souta repousse sans violence.
— Offre du jour : trauma latent plus cours improvisé égal mochi gratuit. Offre non remboursable. Zéro garantie de survie mentale.
Un regard de côté pour Aya, bourré de malice :
— Elle a signé tout de suite. Les mochis, c’est son point faible.
Aya incline la tête, coupable heureuse.
— J’assume. Je suis faible quand c’est sucré.
Souta hoche, fataliste et sincère tout à la fois.
— T’es volontaire pour ce genre de séance ? Vraiment... Respect.
Gojo redresse le menton, la lumière accroche sa silhouette.
— C’est pas un entraînement. C’est une étude de compatibilité. Un dragon chimère grincheux et une anomalie, tu vois le tableau ?
Souta arque un sourcil, un coin de bouche qui trahit l’amusement.
— Génial. Il ne manquait plus qu’un horoscope maudit.
— Eh ! T’es Taureau ascendant Fléau. T’es dans ta meilleure saison, rétorque Gojo, puis, sourire de travers, il désigne Aya d’un bref signe de tête.
— On va faire un petit détour par le terrain d’entraînement. T’inquiète, pas besoin d’invoquer ton Godzilla de compagnie… pas encore.
Aya suit le geste du regard : le sable clair, les poteaux, les talismans qui pendillent, puis revient à la voix.
— Ho... terrain d’entraînement ? D’accord, murmure-t-elle, un peu curieuse, un peu méfiante.
— C’est parti ! lance Gojo sans se retourner, mains replongées dans ses poches, d’un pas tranquille comme s’il partait faire une promenade dominicale.
Souta cale à son tour ses mains au fond de ses poches, l’allure obstinée de celui qu’on mène malgré lui.
— Super. J’adore quand tu parles de mon shikigami comme si c’était un parc d’attractions en libre-service…
Il glisse un regard à Aya, sérieux, l’aveu à peine audible :
— Kagenryū a vraiment réagi à toi ?
Devant, Gojo fait tourner sa sucette entre ses doigts, bâtonnet qui dessine des arcs d’air. Il ne ralentit pas, répond par-dessus l’épaule :
— Plus qu’à toi, ouais. Et t’inquiète, c’est pas une question d’autorité. C’est… autre chose. Une résonance.
Il pivote d’un mouvement, marche à reculons, lunettes basses, sourire fin.
— Et si j’ai raison, on tient peut-être une piste sur ce que vos deux pouvoirs ont en commun. Ou sur la façon dont ils se complètent.
Le sourcil de Souta s’arque, malgré lui.
— Tu parles d’un lien ancestral entre les clans ? Un truc du genre ?
Clin d’œil de Gojo, léger, sourire carnassier.
— Peut-être. Ou peut-être que t’as juste un karma tellement pourri qu’il te faut une médiatrice rien que pour parler à ta chimère...
Aya laisse échapper un rire discret, la tension dégonfle d’un ton.
— J’espère qu’on va avoir des réponses, souffle-t-elle en reprenant le pas, la voix un peu plus légère.
Le vent tourne, apporte l’odeur des tatamis chauffés au soleil, une cloche tinte au loin, l’école respire. Eux, déjà, bifurquent vers le terrain : le sable attend, l’air vibre à peine. La leçon peut commencer.