Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil

Chapitre 35 : Héritages

2678 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2025 20:10

Le lendemain matin, le soleil filtre doucement à travers les grandes baies de l’école, dorant les couloirs d’une lumière paisible. Le parquet encore tiède du jour veille craque à peine sous les pas, une odeur de thé et de riz chaud remonte du réfectoire. Aya marche en silence, un livre contre elle, serré contre sa poitrine comme un talisman. Son regard est lointain, son pas mesuré, encore happée par les échos de la veille. L’image de sa projection, du regard de Kagenryū… rien ne s’aligne vraiment. Pas encore.


Elle entre dans le réfectoire, traversant le brouhaha sans le percevoir vraiment. Les plateaux s’entrechoquent, les chaises raclent, des rires éclatent par bribes. Aya glisse à la lisière de tout cela, choisit une table en bordure, près d’une baie vitrée où la lumière tombe en biais. Elle s’installe, pose son livre ouvert devant elle, commence à manger sans relever les yeux. Ses doigts effleurent machinalement les pages, tournent puis reviennent en arrière, tandis que ses pensées flottent, embuées, tiraillées entre doutes et fragments d’intuitions.


Une silhouette approche. Une ombre se fige au bord de la table, calme, retenue.


— Salut.


Aya relève les yeux. Souta se tient là, plateau en main, l’air un peu hésitant malgré sa posture fermée.

— Salut, répond-elle doucement, esquissant un petit sourire. Ça va ?


— Ça va… Tu veux parler d’hier ?


Le temps accroche une seconde au bord de la table. Aya cligne des yeux, surprise par l’entrée en matière, sa cuillère à mi-chemin.

— Parler de quoi ? C’est toi qui as réussi.


Souta reste debout un instant, le regard tangentiel, puis pose le plateau avec précaution et s’assoit face à elle. Le vacarme du réfectoire se tasse, comme si leur table avait sa propre bulle d’air.

— C’est la présence de ta projection qui a permis ça… Sans elle, il aurait encore essayé de me bouffer, dit-il simplement, sans amertume.


Aya acquiesce doucement, les paupières un peu plus lourdes.

— Oui. Merci à elle… Maintenant, il reste à savoir qui elle est.


Souta la regarde, plus attentif qu’à l’ordinaire ; son visage perd de ses angles.

— C’est une part de toi. Comme Kagenryū est le miroir de mes peurs...


— Une part que je ne comprends pas, souffle Aya. Gojo dit qu’elle est moi, mais… non. Pas totalement. Il reste quelque chose à découvrir.

Elle le fixe, une lueur d’espoir dans les yeux, une fièvre retenue dans la voix.

— Tu crois qu’il peut… parler, ton shikigami ? Dire ce qu’il a reconnu en elle ?


— J’ai pas encore essayé de l’écouter, avoue-t-il en baissant un peu les yeux sur son bol. Gojo me l’a déjà reproché. Mais… ouais. Il faudrait.


— Tu pourrais apprendre des choses, murmure-t-elle.


Il hoche la tête, pensif, fait rouler ses baguettes entre ses doigts, les repose, les reprend.

— Gojo semble vraiment vouloir comprendre ce qui nous lie, elle et moi. Je suppose qu’il va creuser. Encore et encore.


— Ce lien te relie à elle, pas à moi, dit-elle dans un sourire doux. Mais justement... Tu sais que j’ai un nom de famille maintenant ?


Souta relève les yeux, un éclair sincère dans le regard, comme un cran qui saute.

— Vraiment ?


Aya referme doucement son livre, geste lent pour marquer l’instant, puis elle cale la paume à plat sur la couverture.

— Oui. Il a retrouvé mes origines. Je suis une Shikama.

Le mot reste suspendu, trébuche dans l’air avant de s’installer. Le ronflement du réfectoire paraît soudain lointain.

— Bon… visiblement cette famille a choisi de disparaître. Mais j’ai un nom. Et ça… ça change quelque chose.


Souta pose ses baguettes, croise son propre regard dans le reflet de la fenêtre, puis revient à elle.

— Tu ressens quoi ?


La question la surprend ; elle cligne, cherche les mots, puis les laisse venir, nus.

— Une part de moi est soulagée. J’ai un nom. Une histoire. Une racine.

Une petite pause, le temps de respirer.

— Mais une autre part est… terrifiée. Ils m’ont abandonnée. Effacée. Comme si je ne devais pas exister.


Souta baisse un peu les yeux, une ombre passe.

— Tu as grandi en orphelinat ?


— Pas vraiment… J’ai grandi avec un couple. Ils étaient gentils, mais pas armés pour ça. Pas les moyens. Alors je suis partie. J’ai vécu dans un foyer. Jusqu’à ce que Gojo me trouve.

Sa voix ne tremble pas ; elle raconte comme on range une étagère : avec soin, sans plainte. Un vide familier, rangé lui aussi.

Souta ne répond pas tout de suite. Il laisse la phrase se poser, l’écoute entièrement. Ses yeux se perdent un instant sur son plateau, puis reviennent, plus mats.


— D’accord… Ton pouvoir s’est réveillé tard, alors.


Aya hoche la tête, le regard se voile, cherche parmi des souvenirs diffractés.

— Oui et non… Parfois, des choses se faisaient toutes seules. J’y pensais, et ça se produisait. Mais j’ai toujours cru que c’était juste… moi qui bougeais sans m’en rendre compte. Si Gojo ne m’avait pas trouvée, je crois que je continuerais à croire que tout ça, c’était des coïncidences.

Elle relève doucement les yeux vers lui.

— Et toi ? Tu as grandi dans ta famille ?


Souta se redresse un peu, défait une tension d’épaule.

— Moi ? Pas vraiment. Le clan a investi pour me récupérer quand j’avais six ans. Avant ça, j’étais avec mes parents… mais ils n’étaient pas vraiment inclus dans les plans du clan.

Il marque une pause, les doigts serrant le bord du plateau comme pour caler un souvenir.

— Quatre ans plus tard, ils ont découvert que mon don était « instable ». Alors j’ai été mis à part. Gardé sous contrôle. Loin des autres gamins du clan.


— Instable ? répète doucement Aya, intriguée.


— Ils ont peur de Kagenryū, explique-t-il en haussant légèrement les épaules. Personne avant moi n’a jamais réussi à l’invoquer sans perdre le contrôle… Mais quand t’as 10 ans et que tu l’as fait par accident, le contrôle c’est pas vraiment ça…


Un filet de silence passe, puis elle lui offre un sourire doux, sans chichi.

— Mais toi, si maintenant. Tu le contrôles.


Souta baisse brièvement les yeux, un faux pli aux lèvres qui ressemble à un sourire discret.

— C’est un peu comme Megumi avec le général céleste tu sais. On a tous les deux la technique des dix ombres, mais nos shikigami sont... spéciaux.


— Et vous avez réussi tous les deux, murmure-t-elle.


Il secoue lentement la tête.

— Mahoraga et Kagenryū sont des opposés. On n’a pas le droit de les invoquer ensemble. C’est même écrit dans les vieux grimoires : ça pourrait provoquer un cataclysme.


— Pourtant, ils viennent de la même lignée, comme toi et Megumi, non ?


— Justement. C’est là que ça se complique. Ce sont des figures de pacte, pas juste des shikigamis. Les invoquer ensemble, ce serait comme… obliger deux rois ennemis à partager un trône…

Il la regarde.

— Et leur conflit ne se limite pas à eux. Si on les appelle en même temps, c’est en nous que ça craque. L’énergie se tord, se contredit. Ils se battent par nous. Enfin... En vrai on a jamais vraiment tenté...


— D’accord, souffle-t-elle. On va éviter alors…

Un petit sourire lui échappe, presque coupable.


Souta pique un peu dans son plat, ses gestes retrouvent de la fluidité.

— Ça fait presque deux mois que t’es ici. Tu t’habitues ?


Aya relève les yeux, un peu de lumière revenue dans le regard.

— Oui. Je me suis fait des amis. J’espérais avoir moins peur, mais… non. Tant pis. J’ai un garde du corps dans la tête, après tout.


Souta sourit à moitié, cette diagonale qu’on devine plus qu’on ne voit.

— J’ose plus trop te proposer de bosser sur ça. J’ai pas été le meilleur prof la dernière fois...


— Tu m’as aidée, insiste-t-elle. J’y ai cru, tu sais ? Je pensais que ma projection, c’était moi. Qu’elle était ma force. Mais hier, j’ai compris que non. Et depuis, j’ai peur à nouveau. C’est idiot, non ?


Il lève enfin les yeux vers elle, plein cadre.

— Non. C’est pas idiot. C’est humain.

Un bref silence, confortable.

— Ta projection est née de toi. Pas l’inverse. Elle vient de quelque chose que tu portes, même si tu le caches.


Aya fronce légèrement les sourcils, le pouce glissant sur la tranche de son livre.

— Je ne suis pas sûre qu’elle soit née de moi. Tu l’as bien vu hier. Kagenryū l’a reconnue. Pas moi.


Souta s’appuie un peu sur le dossier, l’ombre d’un battement nerveux au menton.

— Peut-être pas née de toi, non… Mais elle vient de toi. C’est pas pareil.

Il tourne la tête, revient à elle, ancre la phrase.

— Comme Kagenryū. Alors la question, c’est pas “qui est-elle ?”... mais “qu’est-ce qu’elle est par rapport à lui ?”


Aya reste un moment silencieuse ; sa respiration s’allonge. Puis :

— Quand j’ai vu qu’il la regardait elle, et pas moi, j’ai eu un doute… Et si c’était pas une création ? Et si elle était arrivée en moi ? Je me suis demandé si j’étais pas possédée par quelque chose.


Souta la fixe, surpris une fraction, puis secoue doucement la tête.

— Kagenryū voit les choses à leur essence. Pas en surface. Ta projection, elle est brute. Elle n’a pas de filtres. Pas de peur. Elle montre ce que tu caches.

Il se penche à peine, comme pour déposer la phrase plus près d’elle.

— Il t’a pas ignorée, Aya. Il attend que tu te montres, toi aussi. Pas ce que tu crois être. Mais ce que tu es. Entière.

Il croise les bras, retour au calme.

— Pour lui, t’étais pas invisible. T’étais… en pause.

Le mot tombe, net, presque utile.

— Alors, la possession ? Franchement… je pense que t’es juste pas allée assez loin en toi-même. C’est tout.

Il incline légèrement la tête.

— Gojo, il en pense quoi ?


Le bruit de la salle revient comme une marée lointaine. Aya s’adosse à la chaise, sent le bois pousser entre ses omoplates, garde le livre entre les doigts comme une ancre.

— Super… murmure-t-elle, un brin ironique. Maintenant je suis « à moitié là ». Parfait.

Elle soupire, petite dégonflade des épaules.

— Gojo dit que c’est une facette de moi. Comme toi, d’ailleurs. Vous êtes d’accord. Mais… vous vous trompez.


Souta ne répond pas tout de suite. Il quitte son plateau des yeux, joue avec l’ourlet de sa manche, en tire un fil invisible. Quand il parle, sa voix a perdu ses angles.

— Je me répète… mais je crois pas qu’il t’ait ignorée, Aya.

Il relève légèrement le regard, sans forcer.

— Je pense qu’il t’a vue. D’une manière… que toi, tu n’arrives pas encore à voir.

Un temps, ses yeux glissent un instant vers la fenêtre, puis reviennent s’ancrer.

— Ta projection, c’est pas une étrangère. Pas un parasite. Pas une possession. C’est juste toi… sans filtres. Sans peurs. Sans le poids que tu t’imposes chaque jour.

Il la regarde enfin franchement, les mots plus droits.

— Il l’a fixée parce qu’elle brillait. Parce qu’elle vibrait fort. Mais c’est pas elle qu’il veut. C’est toi. Le vrai toi. Pas celle qui doute à chaque pas.

Un soupir, pas d’exaspération, de soin.

— T’es pas à moitié là. T’es… en train d’arriver.


Aya ne le coupe pas. Elle laisse les phrases s’imprimer, respire dedans. Puis le souffle se brise dans un demi-rire.

— Je préfèrerais encore qu’elle se matérialise, Miss Parfaite. Ce serait plus simple.


Souta hausse à peine les épaules.

— Elle serait pas là sans toi. C’est toi qui la rends possible… pas l’inverse.


Elle baisse les yeux vers son livre, le referme d’un geste lent, comme si elle éteignait une lampe.

— Si tu le dis…


— Je dis pas ça pour avoir raison, ajoute-t-il calmement. T’as pas besoin d’y croire tout de suite. Mais… évite de l’oublier.


Aya garde les yeux sur la couverture, ses doigts serrent un peu les coins cartonnés.

— Je suis perdue avec tout ça, avoue-t-elle. Elle est forte… moi pas. Elle est complète… moi non. Elle est peut-être la lumière que les autres voient en moi…

Sa voix baisse ; elle contemple le grain de la reliure pour éviter de chercher une réponse dans ses yeux à lui.


Souta ne bouge pas, mais son timbre descend d’un cran, prend une douceur inattendue.

— T’as pas besoin d’être complète d’un coup. Ta projection, c’est pas une lumière. C’est ce que t’as jamais osé montrer.


Aya relève enfin les yeux.

— Elle est là… alors pourquoi je devrais changer ?


Il plante son regard dans le sien, net.

— Parce qu’un jour, elle suffira plus. Et ce jour-là, c’est toi qu’il faudra.


La phrase reste entre eux, utile, un peu âpre. Elle hoche doucement la tête.

— Tu… tu as raison, je crois.


Il détourne légèrement la tête, comme gêné d’avoir appuyé juste.

— C’est pas ce que je voulais entendre…

Petit temps, puis une sincérité basse, presque timide :

— …Mais c’est bien que tu le dises.


Aya baisse les yeux aussitôt.

— Pardon. Tu voulais que je dise quoi ?


Souta laisse échapper un souffle qui ressemble à un rire étouffé.

— Rien, justement.

Il hausse imperceptiblement les épaules.

— T’es pas obligée de me croire. Juste… de continuer à chercher.

Il la regarde franchement, sans défense cette fois.

— C’est déjà beaucoup.


— Je vais essayer, murmure-t-elle.


Souta hoche lentement la tête ; un coin de sa bouche se soulève, discret mais vrai.

— C’est tout ce que je te demande.

Il se lève, ramasse son plateau à moitié, hésite, s’arrête, lui tourne légèrement le dos, battement d’orgueil et de pudeur mêlés.

— Essaie pour toi. Pas pour elle. Pas pour qui que ce soit d’autre.


Aya ne lève pas les yeux ; sa voix le suit, plus basse, mais nette :

— D’accord… Merci, Souta.


Il fait un pas, s’immobilise encore, parle presque pour lui, à voix rase :

{…Et puis… je te préfère toi, pas elle}

Le battement d’après, il cligne, se rend compte. La panique se cache mal dans le pli de son épaule.

— Oublie.


Et il disparaît, net, en un mouvement trop maîtrisé pour n’être que naturel : un retrait comme une lame, rapide et silencieux.


Aya reste un instant immobile, regarde l’endroit où il se tenait ; un sourire en coin lui échappe, timide, traversé d’une tristesse fine. Elle n’a pas entendu ses mots.

{Super… visiblement, il veut pas rester trop longtemps avec moi.}


Elle attrape son livre, pousse le plateau du bout des doigts, se lève enfin. La lumière a tourné sur le carrelage ; le brouhaha reprend sa masse ordinaire. Aya quitte le réfectoire sans bruit, le pas souple mais lesté. Dans le couloir, son reflet glisse sur les vitres, minuscule et persistant : un fil qu’elle remonte, même s’il lui échappe encore.

 


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