Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Un claquement sec, bref, minuscule, comme la bulle d’un souffle inversé. Puis le monde se froisse autour d’eux.
Et soudain, ils sont là.
La forêt les avale d’un regard. Une masse d’arbres noueux, penchés les uns vers les autres comme des géants fatigués, tordus sous leur propre poids. La brume glisse entre les troncs, lourde, épaisse, presque vivante. Elle étouffe la lumière, enrobe tout d’un voile humide, dense, qui colle à la peau comme une seconde respiration.
Le sol est saturé d’humus. Chaque pas s’enfonce légèrement, libérant l’odeur âcre de la terre retournée. Devant eux, au cœur de cette cathédrale végétale, s’élève un ancien temple de pierre, ou plutôt, ce qu’il en reste.
Les racines ont pris possession des colonnes, les enserrant comme des bras crispés. Les marches sont fendues, moussues ; certaines se sont tordues sous les secousses du temps.
Les statues qui gardaient jadis l’entrée sont couchées, décapitées ou brisées en blocs tordus. La porte centrale, entrouverte, bâille comme une gorge sombre. Une ouverture sans fond, sans lumière, avalant le peu de clarté qui ose s’approcher.
L’air lui-même est étrange, trop dense, saturé d’une énergie lourde. Un parfum de vieux sortilèges, de regrets séchés. Une impression de réalité inversée, comme si ce lieu respirait encore mais que son souffle remontait à contre-sens.
Gojo étire ses épaules comme si de rien n’était, les mains dans les poches, sourire insouciant.
— Bienvenue au Temple Inversé.
Le ton est léger. Trop. Une légèreté choisie pour masquer ce qu’il sent déjà sous leurs pieds.
— Un endroit chargé de souvenirs, de regrets… et de petits fléaux qui adorent jouer à cache-cache. L’ambiance famille idéale, tu vas voir.
Yu blêmit, les yeux écarquillés vers les statues renversées. Le vent agite doucement les feuilles. Tout semble observer.
— Super… la version maudite de Disneyland.
Il tente un sourire crispé, avale de travers.
— T’as bien ton ticket retour, Aya ? Histoire qu’on me ramène si je me transforme en boîte de conserve psychique ?
Aya avance d’un pas, serre son livre contre elle. Ses yeux balayent le temple, prudents, tendus. La mousse sur les pierres semble frémir sous son regard.
— Arrête… Ça va aller.
Elle pose doucement sa voix.
— Fais-toi confiance, Yu.
Gojo grimpe déjà les marches, nonchalamment.
— En position, ordonne-t-il sans se retourner.
Il désigne Aya.
— Toi, tu observes.
Puis Yu :
— Et toi, tu ouvres la voie.
Ses lunettes glissent légèrement quand il tourne la tête. Un éclat plus tranchant se révèle sous les verres, un sérieux qui ne laisse aucune place à l’erreur.
— Et cette fois, aucune retenue. Montre-moi ce que tu caches, Min-Jae.
Yu inspire, longuement, les épaules tremblantes. Il jette un regard à Aya, un mélange de humour nerveux et de résignation.
— Si je me fais aspirer... dis à Sho de garder mes écouteurs.
Aya rit silencieusement, un rire minuscule. C’est suffisant pour l’aider à avancer. Il lève une main.
L’air autour de lui se contracte. Une onde glaciale, fine mais redoutable, pulse depuis son centre comme une vibration sous la peau. Dans l’obscurité du temple… quelque chose réagit.
Le silence devient lourd. Comme si quelqu’un (ou quelque chose) venait de retenir son souffle.
— Ils me sentent… murmure Yu, presque fasciné. Mais ils bougent pas.
Aya frissonne. Elle ne peut pas les voir. Mais elle les perçoit, ce recul instinctif, cette crainte animale.
— Je les sens aussi…
Sa projection glisse hors d’elle comme une ombre claire et élégante, se place près de Yu, silencieuse, attentive.
Gojo, derrière eux, baisse légèrement ses lunettes. Son regard accroche Yu. Une ride se forme, minuscule, entre ses sourcils.
(Ce flux… trop lisse. Trop harmonieux. On dirait pas un pouvoir d’humain.)
Mais il ne dit rien.
— Avance. On est juste derrière.
Il échange un bref regard avec Aya, un avertissement muet : (Attends que je demande).
Elle incline la tête, obéit.
Yu franchit le seuil. Son énergie se déploie davantage, en longues filaments invisibles qui fouillent chaque recoin de l’obscurité. Les fléaux reculent. Certains fondent carrément dans les ombres.
Puis… quelque chose change.
Une présence. Pas mobile. Pas vivante non plus. Un résidu ancien, compact, ancré ici depuis bien trop longtemps.
— Tu touches quelque chose, Min-Jae, dit Gojo. Continue. Lentement.
Il étend discrètement une barrière autour d’Aya : fine, élégante, douce comme un souffle. Une protection presque invisible.
Aya retient son souffle. Sa projection, en avant, reste figée devant la masse d’ombre.
Yu avance encore. Son cœur bat vite. Trop vite.
— C’est là… un truc énorme… tout au fond.
Il s’arrête, lève la paume.
Une pulsation sombre remue l’air. Royal. Imposant. Une énergie que les fléaux reconnaissent avant même qu’elle ne se manifeste.
La silhouette au fond du temple se condense…
— Maintenant, Min-Jae. Libère-le. Ordonne Gojo.
Yu ferme les yeux.
Et il lâche l’énergie.
Un choc sourd résonne.
Pas une explosion.
Plutôt… une injonction.
La silhouette, dans les profondeurs, ne se déplace pas pour frapper.
Elle s’incline.
Lentement. Un genou au sol. La tête basse. Soumise.
Les fléaux alentour s’effondrent à leur tour. Tous. Comme une vague de serviteurs renversant leurs armes.
Aya porte une main à sa bouche.
— Ho…
Yu ouvre les yeux, la gorge sèche.
— …Il s’incline… ?
Mais quelque chose pulse à travers son flux. Un battement dissonant, ancien, dangereux.
Gojo avance d’un pas.
— Ferme ton flux. Maintenant.
Yu tremble.
— C’était pas moi… pas entièrement.
— Je sais, dit Gojo.
Sa voix est calme, mais coupante.
— Recule. C’est fini.
Aya sent sa projection se figer. Avancer serait une erreur. Elle serre son livre contre elle.
(Ils se sont inclinés… devant Yu ?)
Gojo passe devant, entre Yu et la salle encore chargée d’énergie. Il glisse ses lunettes sur son nez, les soulève du bout du doigt.
— Bien joué.
Une ombre d’admiration traverse son ton.
— Maintenant, on nettoie.
Il lève deux doigts. Une onde d’energie bleue en surgit. Le monde se contracte autour de lui.
Une spirale de lumière se déploie, silencieuse, méthodique, presque chirurgienne.
Elle balaie la salle, efface les fléaux en poussière d’énergie.
Pas de cri.
Pas de lutte.
Juste… la dissolution.
Puis le calme. Un calme presque trop propre.
Gojo ajuste ses lunettes avec un léger sourire.
— Zone propre. On rentre.
Un claquement de doigts. L’air se retourne. Et le temple disparaît derrière eux comme un rêve malveillant dont on se réveille trop vite.
Ils réapparaissent dans la cour de l’école. L’herbe fraîche sous leurs pieds. La lumière familière. Comme si rien… absolument rien… ne venait d’arriver.