Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Le couloir est désert, silencieux, baigné d’une lumière pâle que les néons diffusent en nappes laiteuses sur les murs blancs. L’air y est immobile, presque figé, comme suspendu entre deux respirations.
Aya avance de quelques pas avant de glisser lentement le long du mur, jusqu’à s’asseoir au sol. Elle replie ses jambes près d’elle, son livre serré contre sa poitrine comme un rempart fragile. Son regard se perd un instant dans le vide, les pensées se bousculant trop vite pour qu’elle les saisisse une à une. Un souffle lui échappe, minuscule.
(Je fais quoi avec tout ça, moi…)
D’un mouvement presque instinctif, elle lève la main. La silhouette translucide de sa projection se matérialise devant elle, émergeant de l’air comme un reflet qui se détache de la vitre. Elle flotte légèrement au-dessus du sol, sereine, immobile, étrangement solide dans sa présence.
Aya l’observe, fascinée, presque envieuse de cette version d’elle-même si assurée.
— Ça a l’air plus simple pour toi...
L’écho de ses mots meurt doucement dans le couloir.
Des pas approchent. Calmes, réguliers, disciplinés. Souta apparaît au bout du couloir, un carnet dans une main, l’autre glissée dans la poche de sa veste. Il lit en marchant, l’esprit ailleurs, mais lorsqu’il aperçoit Aya assise au sol, il s’immobilise si brusquement qu’un froissement sec résonne.
Ses sourcils se plissent légèrement. Il observe un instant la scène : Aya, le dos contre le mur, l’aura de sa projection flottant droit devant elle, son expression perdue.
Il s’avance. Lentement. Avec une prudence inhabituelle.
Arrivé près d’elle, il s’accroupit, gardant une distance respectueuse, comme s’il craignait de troubler un équilibre fragile.
— Tu médites... ou tu prépares un sort pour faire exploser les casiers ?
Sa voix est légère mais son regard, lui, scrute les détails : la façon dont elle serre son livre, le tremblement infime dans ses doigts, la fatigue qui tire ses traits.
— T’as l’air vidée. Ça va ?
Aya laisse sa projection se dissoudre dans un souffle de lumière et relève les yeux vers lui.
— Salut… Ça va… et toi ?
Elle hésite, cherche un fil dans le brouillard de ses pensées.
— J’essaie de faire le tri des conseils de tout le monde… J’en ai mal à la tête.
Un soupir lui échappe, plus lourd qu’elle ne le voudrait.
— J’ai cru voir quelque chose chez Yu, mais Satoru m’a rassurée. Il m’a dit de pas m’éloigner de lui… mais de garder les yeux ouverts.
Elle détourne le regard, la mâchoire serrée.
— Encore un "mais"...
Sa voix se fissure un peu.
— J’ai l’impression que dès que je comprends quelque chose, ça s’effondre.
Souta reste silencieux un instant. Puis, sans geste brusque, il s’assied à côté d’elle. Pas trop près. Juste assez pour que sa présence soit un soutien, pas une intrusion. Il garde les yeux fixés sur le mur d’en face, comme s’il avait besoin de le regarder pour réussir à parler.
— Je peux te dire quelque chose… qui me pèse depuis un moment ?
Aya acquiesce d’un mouvement lent.
— Vas-y.
Il inspire, longuement. Ses doigts se crispent légèrement sur la couverture de son carnet.
— Je sais que c’est pas ce que tu veux entendre… mais faut que tu saches...
Il laisse flotter le silence une seconde, pas pour dramatiser, mais parce qu’il choisit ses mots avec une précision presque douloureuse.
— Yu… il a assisté à notre entraînement. Discrètement. C’est comme ça qu’il a su pour mon shikigami. Il aurait pas dû être là. Et il a capté des trucs… trop de trucs.
Son regard se durcit, infime mais net.
— Il fait genre le gars tranquille, un peu dans la lune… Mais je crois qu’il joue un rôle.
Il tourne finalement la tête vers elle, son expression plus sérieuse qu’à l’accoutumée.
— Et si c’est un rôle, c’est pas pour faire rire. Je pense qu’il est du mauvais côté.
Un souffle court lui échappe. Il baisse brièvement les yeux.
— Ils veulent pas te le dire pour te protéger. Mais moi... j’en ai marre de t’esquiver pour cacher tout ça.
Aya se fige légèrement, le cœur battant plus vite.
— Il a vu ?… Il cache quelque chose ?...
Elle pince les lèvres, secouée.
— Mais… Satoru a dit que ça va…
Sa voix tremble sur la fin.
Souta croise les bras, les épaules un peu plus raides.
— Je te dis pas qu’il est dangereux. Pas encore. Mais… y a des trucs qui collent pas.
Il baisse le ton, presque en murmure.
— Il était là, pendant l’entraînement avec Kagenryū. Juste assez loin pour qu’on le remarque pas trop. Depuis, il évite le sujet, mais il observe. Tout le temps. En classe, notamment.
Son œil se voile un instant.
— Tu le vois pas, mais moi je le sens. Il me fixe souvent… avec ce sourire en façade.
Il relève légèrement le menton vers elle.
— Peut-être que Gojo veut te rassurer pour pas t’alarmer. Moi, je te dis juste : reste attentive. Fais-toi confiance.
Aya hoche doucement la tête.
— J’ai encore eu une hallucination… et il était là. C’est la deuxième fois. Toujours là. Toujours à côté. Et il voit jamais rien...
Elle plisse les sourcils, l’inquiétude ravivant sa voix.
— Et… tu as vu ses yeux, la dernière fois ?
Souta acquiesce, le regard se durcissant comme un fil qu’on tire trop fort.
— Ouais. J’ai vu. Cette lueur, c’était pas normal. Et le timing non plus...
Il souffle, un peu plus grave.
— Deux hallucinations, et lui qui voit jamais rien… Ça commence à faire beaucoup de coïncidences.
Il se tourne vers elle, sans détour.
— T’es pas folle, Aya. Si ton instinct t’alerte, c’est qu’il y a une raison. Faut juste qu’on découvre laquelle.
Elle murmure, à mi-chemin entre peur et lucidité :
— Alors… je dois me méfier de lui. C’est ce que je me suis dit… mais Satoru m’a dit de pas m’éloigner. Je suis perdue.
Souta réfléchit quelques secondes, ses yeux fixés sur le carrelage.
— On peut faire semblant d’être proches sans baisser la garde. Parfois, c’est même le meilleur moyen de voir ce que l’autre cache.
Il marque une pause.
— Je crois que c’est pour ça qu’il t’a dit ça. Enfin… j’imagine...
Cette fois, il tourne la tête vers elle et ne détourne pas les yeux. Pas un battement de paupière.
Un bruit sec fend l’air.
Au bout du couloir, des pas rapides résonnent. Le rythme est pressé, lourd d’urgence. Aya et Souta tournent la tête en même temps.
Nanami, Megumi et Gojo traversent le hall d’un pas tendu, chacun marqué d’une gravité inhabituelle. Ils échangent à voix basse, sans ralentir. En un instant, ils disparaissent dans le bureau de Yaga, la porte claquant presque derrière eux.
Aya se redresse brusquement.
— Tu as vu ?
Souta hoche une fois la tête.
— Hm… Bizarre.
Aya murmure, le cœur pincé :
— Satoru qui sourit pas… c’est pas souvent.
Souta se relève à moitié, le dos droit, les sens en éveil.
— Il doit se passer un truc.
Il jette un regard vers elle.
— On espionne ?
Aya esquisse un sourire, malgré la tension.
— J’allais te proposer...
Souta lui répond d’un hochement sérieux.
— Ta projection et mon corbeau ? Elle d’un côté, et lui discrètement pas loin de la fenêtre, à l’extérieur ?
— Gojo la voit… je vais lui demander d’être discrète.
Elle ferme les yeux une seconde ; sa projection renaît dans un souffle, s’incline dans un mouvement élégant avant de glisser vers le mur du bureau, évoluant dans les zones d’ombre pour éviter tout regard direct.
— Je crois que c’est bon...
Souta se dirige vers une fenêtre à demi ouverte. Il forme un mudra rapide, précis.
— Raven...
Un battement d’ailes presque inaudible. Le corbeau surgit de l’ombre du couloir et va se poser sur un rebord, hors du champ de vision du bureau mais proche de la fenêtre.
— Pareil... il est en place.
Aya ferme les yeux pour se synchroniser avec sa projection. Souta fait de même, son visage se figeant dans une concentration rare.
Le silence retombe. Mais l’air n’a plus la même densité. Quelque chose, derrière ces murs, est en train de basculer...
Bureau de Yaga :
Dans le bureau, l’air est presque immobile, épaissi par une tension qui s’accumule comme de l’électricité statique. La lumière de la lampe de bureau découpe des ombres nettes sur les murs et les visages, et chaque respiration semble être une intrusion dans ce silence tendu.
Gojo marche, encore et encore, traçant le même sillon invisible sur le tapis. Ses mains restent enfouies dans ses poches, mais ses épaules sont étrangement basses. Ses lunettes reflètent la lumière, empêchant qu’on lise ses yeux, mais pas son agitation. Il fixe le sol, puis un point invisible au plafond, puis rien du tout, comme s’il cherchait un angle qui rendrait la situation moins irréelle.
Quand il parle, sa voix garde son rythme habituel, rapide, nerveux… mais dépourvue de sa légèreté coutumière. Le ton est plus dense. Plus sombre.
— Je pensais avoir cerné l’essentiel. Les cauchemars, l’altération du réel… le territoire mental. C’est puissant, oui, mais ça, on pouvait l’anticiper.
Il s’immobilise d’un coup sec, pivote légèrement, la tête inclinée comme s’il pesait chaque mot sur une balance fragile.
— Ce que j’ai découvert là, c’est un autre niveau...
Yaga se penche en avant, les avant-bras appuyés sur le bureau, les doigts entrelacés avec une tension qu’il masque seulement en partie. Sa barbe tremble à peine quand il hoche la tête.
— Parle.
Gojo pose enfin le dossier sur le bureau et reprend, cette fois plus lentement. Comme si dire ces mots les rendait plus vrais.
— Ceci a atterrit sur mon bureau… Il s’agit d’un vieux dossier d’archives du QG… Raku’en ne se nourrit pas uniquement de fléaux. Elle ingère… des exorcistes. Des humains. Et pas au hasard.
Un frisson presque imperceptible traverse la pièce.
Nanami, appuyé contre le mur, décontracté en apparence, mais les bras croisés si fermement qu’on devine ses phalanges blanchies, relève un sourcil, un tic minimaliste chez lui, mais qui traduit une inquiétude profonde.
— Du cannibalisme stratégique ?
Gojo incline brièvement la tête.
— Plus que ça. Ce qu’elle dévore… elle peut le devenir. Corps, souvenirs, énergie occulte… Elle les absorbe et peut littéralement prendre leur place. Une copie parfaite. Une imitation sans faille.
Il redresse légèrement les épaules, un geste involontaire révélant le poids de ce qu’il dit.
— Elle peut changer de visage à n’importe quel moment.
Megumi, jusque-là silencieux, relève lentement les yeux. Ses doigts se referment autour de ses bras croisés, un tic qu’il a quand il se force à rester calme.
— Tu veux dire que Yu...
Gojo ne le laisse pas finir. Sa voix baisse d’un ton, presque tranchante.
— ...n’est peut-être pas Yu. Pas ou plus, depuis un moment. C’est peut-être un gamin qui n’existe plus.
Le silence qui suit est lourd. Aucun d’eux ne respire vraiment pendant quelques secondes.
Yaga se redresse, son fauteuil grinçant faiblement. Il prend le dossier et parcours aussi les documents. Son visage se ferme.
— Tu as une preuve de ce que tu avances par rapport à lui ? Je veux dire... En plus de qu'on avait déjà observé ?
Gojo secoue lentement la tête, un geste crispé.
— Pas encore formelle, mais elle laisse des failles. Elle peut pas tout contrôler. Une lueur dans les yeux. Une absence d’émotion, au mauvais moment. Une manière de répondre... juste à côté de la vérité. Toujours là quand Aya a des hallucinations…
Ses doigts tambourinent un instant contre sa cuisse, un signe de nervosité rare.
Nanami incline légèrement la tête, analytique même dans la panique.
— Ce serait une technique de possession… mais plus intrusive. Plus organique. Une usurpation complète.
Gojo tourne brièvement les yeux vers Megumi.
— Ça expliquerait pourquoi elle passe entre les mailles. Même les barrières de détection ne captent rien. Parce qu’elle est... la personne. Jusqu’à son énergie résiduelle.
Megumi murmure, presque pour lui-même, le regard perdu vers un coin sombre de la pièce.
— Elle pourrait être n’importe qui...
Yaga se lève finalement. Lentement. La tension dans ses épaules est visible.
— Il faut l’isoler. Si elle peut copier un exorciste, alors elle en a peut-être déjà plusieurs en stock...
Gojo passe une main dans ses cheveux, le geste nerveux.
— C’est ce que je crains. Et si c’est le cas, il va falloir repenser toute notre approche. C’est pas juste une illusionniste. C’est un parasite intelligent. Et elle ne joue pas à l’élève modèle. Elle étudie chacun d’entre nous.
Nanami se redresse légèrement.
— Elle connaît déjà nos routines, nos failles. Si elle s’est bien infiltrée, elle sait où frapper.
Gojo acquiesce, sec.
— C’est pour ça qu’on peut pas faire d’erreur. La confronter de front, sans preuve, c’est jouer son jeu. Elle disparaîtrait. Ou changerait de peau.
Megumi se renferme un peu plus, bras croisés comme une armure.
— Si elle a imité Yu, elle connaît nos emplois du temps, nos habitudes, notre langage… nos liens. Et avec sa capacité à manipuler les peurs… elle peut nous faire douter les uns des autres.
Un léger tremblement parcourt sa nuque.
— …et c’est déjà en train d’arriver.
Yaga se tourne vers lui, grave.
— Il nous faut une vérification interne. Discrète. Souta et toi devez restreindre les contacts avec "Yu Min-Jae".
Il fixe Megumi longuement.
— Avec vos shikigamis instables, on ne peut pas prendre de risques inconsidérés.
Un silence tendu.
— On teste ses réactions. On voit s’il s’adapte trop bien.
Gojo croise les bras, s’appuyant légèrement contre le mur, l’air faussement détendu.
— Et je reste proche de lui. Amical, détendu. Le prof préféré. Si Raku pense que je suis dupe, elle se relâchera. Peut-être.
Nanami glisse son regard vers lui.
— Et Aya ?
Le nom tombe comme un poids.
Gojo s’immobilise, réellement. Ses épaules se figent, son expression se ferme d’un coup.
— Elle est peut-être sa cible. Ou son déclencheur. Elle a vu trop de choses, ressenti trop de choses. Si Raku joue sur la psyché, alors c’est elle qu’elle veut briser. Ou plier.
Yaga acquiesce.
— Vous la gardez sous surveillance étroite. Mais sans l’étouffer.
— Je peux le faire, dit Megumi. Discrètement.
Gojo le regarde, un sourire à peine esquissé, presque nostalgique.
— Tu t’en sors pas mal, pour quelqu’un qui parle pas trois mots par jour.
Le silence retombe, bref mais lourd. Yaga referme le dossier devant lui dans un claquement feutré.
— Bien. Si Raku a pris une forme humaine, alors ce n’est plus un fléau. C’est un traître intégré. Et ce genre d’ennemi… c’est le plus dangereux.
Il inspire profondément.
— Avant de sortir d’ici, je veux que chacun sache exactement ce qu’il doit faire. On ne peut pas se permettre d’agir dans le flou.
Gojo répond le premier, sans hésiter.
— Je reste près de lui. Toujours dans son champ de vision. Je le laisse croire que je ne vois rien.
Nanami, calme comme une lame affûtée.
— Je prends le relais sur les relevés d’activité. Je veux savoir s’il y a des déplacements nocturnes, des zones évitées ou trop fréquentées. S’il chasse, il le fait en silence.
— Je veille sur Aya, dit Megumi. Sur ses trajets, ses entraînements. Le moindre changement, je veux être là.
Gojo ajoute :
— Et on garde Souta en ligne de mire aussi. Il n'est pas impossible qu'elle puisse le voir comme un autre angle d'attaque...
Nanami esquisse un léger hochement de tête.
— Je ferai un point avec lui. Discret. Pas de nom. Juste assez pour l’alerter.
Yaga les regarde un à un, lentement, comme s’il les pesait sur une balance invisible.
— Cercle fermé. Pas un mot aux autres élèves. Ni à Kyoto. Une seule fuite, et elle disparaît. Ou elle change de forme.
Gojo pousse un soupir, relève lentement le menton.
— On sourit, on respire, et on retourne dans la fosse aux lions.
Megumi attrape sa veste, se lève sans un bruit.
— On s’y prépare, conclut Yaga. Sans faille.
La porte s’ouvre, un souffle d’air plus froid glisse dans la pièce. Gojo, Megumi et Nanami sortent un à un, leurs silhouettes tendues, leur silence plus éloquent que n’importe quel discours.
Ils n’ont pas peur.
Ils savent.
Au même moment dans le couloir...
Juste derrière le mur, dans l’ombre du renfoncement, Souta presse deux doigts contre sa tempe, rappelant son corbeau qui disparaît dans un léger remous d’air.
Aya a déjà absorbé sa projection. Elle est immobile, figée, les yeux grands ouverts. La stupeur a tiré toute couleur de son visage.
Le silence les enferme quelques secondes de trop.
— C’est bon..., souffle Souta, la voix basse et tendue.
Aya hoche la tête, mais son mouvement est tremblant. Elle n’arrive pas à détacher ses yeux de la porte du bureau.
Puis Gojo, Nanami et Megumi en sortent. Leurs pas rapides, leurs visages contractés, leur absence totale de sourire.
Elle murmure, comme si ses mots risquaient d’exploser s’ils sortaient trop fort :
— Ils savent... Ils savent quelque chose de terrible.
Souta acquiesce, le regard fixe sur les silhouettes qui s’éloignent.
— Et nous, maintenant… on sait aussi, mais ils ne savent pas qu’on sait...
Le couloir semble soudain beaucoup plus étroit.
Et beaucoup plus froid.