Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil

Chapitre 50 : Éclats de normalité

5526 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/11/2025 21:52

[ Note ]


 Avant de poursuivre, assurez-vous d’avoir lu le chapitre 49. Sauter une étape mène rarement à une lecture cohérente… ;)






Dans un coin reculé de la cour, à l’ombre massive des cyprès centenaires, Souta s’installe sur un banc de pierre. La mousse qui tapisse les bords grignote la lumière. Son dos s’affaisse légèrement, comme si la tension accumulée depuis le matin refusait de desserrer les griffes. Il laisse tomber sa tête en arrière une seconde, souffle long, chargé, puis fixe le sol, le regard perdu quelque part entre les dalles et un ciel qu’il n’a même plus la force d’observer.


Un peu plus loin, dissimulée derrière un renfoncement menant au jardin, Aya l’aperçoit.

Elle se fige.

Une seconde. Puis deux.

Son regard balaie la cour d’un rapide coup d’œil. Trop ouverte. Trop exposée. Trop silencieuse pour un vrai chuchotement.

Trop risqué.


Alors, elle fouille dans son livre, déchire doucement un morceau de page blanche. Sa main tremble à peine, presque à cause de la minutie. Elle griffonne quelques mots, fine écriture serrée, puis lève la main devant elle. Un souffle d’énergie. Une ondulation d’air. La projection se manifeste, comme exhalée par son ombre. Elle se penche, recueille le papier sans bruit, puis disparaît dans une étincelle douce, avalée par la lumière.


Une brise légère glisse entre les cyprès. Le papier semble tomber dans la paume de Souta comme un flocon perdu. Il le regarde d’abord avec méfiance (réflexe) puis une familiarité discrète lui traverse les pupilles.

(Elle maîtrise mieux…)


Il déplie le mot, lit.


[Yu était dans un temple qui détecte les mensonges.

Le temple a dit : “Tu n’es pas seul” … “Tu mens.”

Megumi est au courant. Et aussi pour notre espionnage.

— Aya]


Les mots se resserrent dans sa gorge. Sans un bruit, il déchire la feuille en confettis minuscules. Les lambeaux se dispersent au vent, comme des papillons sans ailes. Il reste un moment immobile, puis sort son téléphone. Ses doigts tapent vite, mais son visage reste de marbre.


⍌ Bien reçu.

Si besoin de parler : balade à Tokyo.

On a le droit de sortir.


Quelques secondes plus tard, Aya lit la notification sur l’écran de son téléphone. Elle inspire, lève les yeux vers lui malgré la distance.

(Vraiment ?)

Elle répond aussitôt.


⍌ Ok…

On y va comment ?


La réponse tombe presque immédiatement.


⍌ À pied.

20 min de marche.

Je pars en premier. Pars en décalé si tu peux.

Je vais faire genre que j’ai besoin de courses à Shibuya.


Aya serre son livre et répond.


⍌ D’accord.



Souta se lève sans brusquerie, glisse les mains dans ses poches et quitte la cour, l’air tranquille, presque banal. Avant de franchir les grilles, il s’arrête juste assez longtemps pour envoyer un dernier message.


⍌ Message à Megumi :

Aya et moi partons pour Shibuya. Je sais que tu sais.


Puis il disparaît dans les rues silencieuses du quartier résidentiel.

Quelques minutes plus tard, Aya emprunte le même chemin. Elle garde le dos droit, l’allure régulière. Pas trop vite. Pas trop lentement. Assez distante pour que personne ne les associe.

Petite à petite, elle se rapproche.



Les rues de Tokyo les enveloppent. Les néons commencent à s’allumer au-dessus des trottoirs. Les bruits de pas, de voix, de feux de cuisson sur des stands de rue saturent l’air, parfait pour parler sans être entendus.

 

Souta ralentit. Ses yeux glissent brièvement sur le reflet d’une vitrine : il a entendu ses pas. Il tourne la tête.

— Quelle galère…

Puis, sans l’attendre vraiment, il reprend un rythme plus lent, presque complice.

— Alors ?

 

Aya arrive à sa hauteur, son souffle calme malgré la marche.

— Alors… J’ai tout raconté à Megumi.

 

Souta ne réagit pas tout de suite. Ses yeux restent fixés devant lui, dans la foule mouvante. Puis il incline la tête.

— C’est mieux. Il fallait que quelqu’un sache… vraiment.

Son regard glisse vers elle, bref, mais assez pour dire qu’il est soulagé.

— T’as bien fait.

 

Aya relève les yeux, inquiète et fatiguée à la fois.

— Vraiment ? Tant mieux, alors…

 

Un silence, avalé par les klaxons lointains.

— Et du coup, c’était quoi cette mission exactement ?

 

Elle inspire, puis raconte, un peu plus bas :

— Yu… Gojo nous a emmenés dans un temple. Je ne suis pas entrée, mais j’ai laissé ma projection le suivre.

Elle serre son livre contre elle.

— Megumi m’a dit que ce temple détecte les mensonges… et les secrets.

— Yu est entré, et le temple a dit : “Tu n’es pas seul” et “Tu mens”.

— Il est sorti paniqué. Il hurlait qu’il y avait des fantômes… Gojo nous a ramenés aussitôt. Presque sans un mot. Il était étrange au retour. Je sais pas s’il a entendu le temple. Mais Megumi m’a dit de ne rien lui dire… pas encore.

 

Souta continue d’avancer, sans ralentir, mais son souffle change.

— Le temple l’a dit à voix haute ?...

Il semble réfléchir en marchant, recousant les indices dans sa tête.

— Gojo n’a pas besoin d’entendre. Avec ses yeux, il repère les failles. Peut-être qu’il a capté autre chose là-dedans que toi tu n’as pas pu voir…

Il tourne doucement la tête vers elle, sérieux.

— Si Megumi t’a dit d’attendre… alors attends.

Puis, plus bas, presque imperceptible :

— Mais on reste en alerte. C’est pas fini.

Son regard descend vers Aya. Il la jauge, inquiet pour elle plus que pour lui.

— Tu penses quoi de tout ça ? Comment tu vas ?

 

Aya baisse les yeux.

— J’ai peur. De faire un pas de travers. Qu’elle me fasse du mal sans que je le voie venir…

 

Souta reste droit, les mains toujours dans les poches. Mais son ton change, presque protecteur.

— Alors on ne fera aucun faux pas.

Il tourne un peu plus la tête vers elle.

— Elle te croit fragile. Laisse-la le croire. Mais moi, je sais que t’es pas seule.

 

Aya lève les yeux, touchée.

— Merci…

 

Souta hausse légèrement les épaules. Un demi-sourire traverse son visage, rare et discret.

— T’as pas à me remercier. On est partenaires, non ?

Il baisse légèrement le regard, voix plus basse :

— On garde le cap. Ensemble.

Ils avancent côte à côte, avalés par le flot des passants.

 

— Oui… ensemble…

Puis Aya, d’une voix plus hésitante :

— Un jour, faudra qu’on s’entraîne. Toi, moi… et Kagenryū. Mais ailleurs. Loin d’elle.

 

Souta devient plus grave.

— Si je flanche… il faudra que vous sachiez quoi faire pour le contrôler.

 

Aya acquiesce.

— Oui… Et on y arrivera. Et ne t’inquiète pas, il a déjà commencé à t’écouter…

Elle inspire, puis s’embrouille :

— Le souci, c’est… si Gojo est là. Il va énerver Kagenryū. Faut réussir à le calmer avant qu’il le recroise.

 

Souta s’arrête presque.

— …Attends. Gojo l’a toujours géré, non ?

Sa voix est tendue, presque un peu choquée.

— T’es en train de dire que… maintenant c’est plus le cas ?

 

Aya écarquille les yeux, secoue la tête.

— Ah non pardon ! C’est avec celui de Megumi que ça s’est mal passé…

 

Souta se fige, puis relâche ses épaules, visiblement soulagé.

— Ah… je croyais que tu parlais du mien.

Il souffle.

— Bon… tant mieux, alors.

Il reprend, plus grave :

— Mais… il lui a pris quoi, à Mahoraga ?


Aya relève légèrement la tête vers lui. La lumière orangée des enseignes se reflète dans ses yeux, mais son expression reste tendue.

— En fait, avec Megumi… on a testé. On voulait voir si Mahoraga reconnaissait ma projection.

Elle hésite, sa voix se fait plus douce.

— Et la réponse, c’est oui. Il a même incliné la tête… comme s’il saluait. Mais dès qu’il a entendu la voix de Gojo… il a vrillé. Complètement.

Ses doigts se resserrent sur son livre qu’elle porte contre elle comme un bouclier.

— C’était mon idée. Et Gojo a pas aimé. Il a un peu engueulé Megumi… Je m’en veux.


Souta fronce légèrement les sourcils, sans s’arrêter. Ses pas restent réguliers, mais une tension parcourt ses traits.

— Il t’a reconnue… et il a vrillé à la voix de Gojo ? C’est pas bon signe, ça…

Son regard balaie les vitrines sans vraiment les voir. Une réflexion rapide, inquiète.

— Si même les shikigami deviennent instables face à lui, ça va poser problème… surtout si on doit se battre contre Raku.


Aya acquiesce doucement, le souffle un peu court à la simple évocation.

— Visiblement, ils se sont déjà affrontés. Gojo avait l’air de s’y attendre. Il avait même ce petit sourire…


Souta soupire à peine, un rictus amer étirant brièvement ses lèvres.

— Et t’inquiète, tu voulais bien faire. Et Megumi est pas idiot. Il savait ce qu’il risquait. Gojo râle tout le temps quand il s’inquiète… c’est sa façon d’aimer.

— Mais bon… C’est bizarre… J’espère que Kagenryū va pas vriller à un moment…


Aya esquisse. L’espace d’un instant, Shibuya les enveloppe d’une chaleur humaine qui ne leur appartient pas.

Puis son regard redevient interrogatif.

— Par contre… je comprends toujours pas pourquoi vos ombres s’inclinent devant ma projection.


Souta ralentit, ses pas perdent leur rythme mécanique. Il réfléchit, vraiment.

— C’est pas censé être possible, ça. À moins que…

Il tourne brièvement la tête vers elle. Le néon d’un panneau rouge découpe son visage en un angle durci.

— Peut-être que t’as quelque chose… un écho d’énergie, un fragment ancien. Un lien avec la nature profonde des shikigami. Mais j’ignore quoi.


Un silence les enveloppe, à peine interrompu par les annonces des magasins et les cris des rabatteurs.


— Et depuis le temple… Gojo est étrange. Il était très froid au retour, je l’avais jamais vu comme ça. S’inquiète Aya.


— …Il est touché, murmure Souta. Plus qu’il veut le montrer. S’il commence à douter de lui-même, c’est là que ça devient dangereux.


Aya baisse la voix, presque un souffle emporté par la foule.

— Il t’écouterait peut-être, toi. Essaie de lui parler… tu me diras ce que tu ressens.


Souta ne répond pas tout de suite. Il observe Shibuya autour d’eux, les gens qui rient, les vendeurs qui appellent, les néons qui clignotent. Comme s'il cherchait à s’accrocher à un monde normal, à un rythme qui n’appartient pas au leur.

— Je viens pas souvent ici. Juste assez pour me rappeler qu’il reste des endroits normaux…

Des endroits où personne t’attend, personne te scrute. Tu respires. Parce-que tu te noies au milieu de la foule et que personne ne te voit vraiment.


Aya sourit doucement.

— Moi aussi, j’y venais souvent quand j’étais scolarisée ailleurs. Ici, je me fondais dans la masse. C’est là que je me sentais en paix.


Un vrai silence, cette fois. Pas lourd, pas tendu. Juste… humain.


Puis, sans prévenir, Aya s’arrête, ses yeux s’illuminent.

— Attends !

Elle trottine vers un petit stand décoré de guirlandes jaunes, parle un moment à la vendeuse, puis revient avec un petit sac en papier fumant. Elle en sort deux gaufres au chocolat, à peine refroidies, et en tend une vers lui.

— Tiens…


Souta la regarde, sincèrement surpris. Le chocolat coule légèrement sur le bord de la pâte encore chaude.

Il la prend avec une hésitation infime.

— …Merci.

Il baisse les yeux sur la gaufre, puis sur Aya. Un bref silence s’étire, agréable, cette fois.

— T’as ce truc, toi… à rendre les moments moins lourds.

Il croque dans sa gaufre, détourne le regard comme si l’admettre le mettait mal à l’aise.


Aya, sourire léger au coin des lèvres, l’imite.

— Le chocolat, c’est toujours la solution.


Souta approuve d’un hochement de tête, un geste sec mais sans froideur, puis désigne une vitrine colorée où clignotent des peluches impossibles.

— Viens. On teste la pince. J’te trouve ton double en peluche.


Aya, surprise par cette idée presque enfantine, laisse échapper un rire clair — un son rare, quasi introuvable dans les couloirs saturés de tension de l’école. Elle s’approche du stand, ses pas plus légers qu’à l’ordinaire.

— Vraiment ?


— Ouais. Si t’as de la chance, j’te choisis pas un truc moche.

Il insère une pièce avec le sérieux d’un chirurgien. Son visage se ferme, concentré, comme si la mission dépendait du bon équilibre de cette pince médiocre. La machine clignote, la pince descend, tremble, hésite… puis s’arrête au-dessus d’un panda dont la bouille est tellement adorable qu’elle en devient suspecte.

— T’aimes les pandas ?


Aya hoche la tête, ses yeux brillants d’une excitation qu’elle retient mal.

— Oui, ils sont adorables !

La pince remonte, vacille dangereusement, oscille encore, puis… clic. Le panda tombe dans la trappe dans un petit bruit sec.

Souta se penche, le ramasse avec nonchalance, et le lui tend sans la regarder, comme si ce geste était naturel, banal, alors que rien ne l’est pour lui.

— J’aime pas les trucs trop mignons. Ça traînait là. Tiens.


Aya referme les doigts sur la peluche avec une lenteur presque tendre. Ses épaules se détendent, son souffle change. Elle a l’air émue, sincèrement.

— Merci… C’est la première fois qu’on m’offre une peluche comme ça.


Souta détourne le regard, renfrogne à moitié son expression, mord dans sa gaufre comme pour effacer l’aveu qu’il ne fera pas.

— Allez, à toi. Montre ce que t’as.


— Tu veux dire que je dois prouver ma valeur à la pince ?


— Exactement… Dit-il avec un léger sourire en coin.


Elle dépose tout dans ses bras avant qu’il ne puisse protester : livre, sac, gaufre… et même sa peluche. Souta réceptionne l’ensemble avec un automatisme stupéfait.

Il regarde l’amoncellement entre ses mains.

— Ok… Gaufre. Panda. Je suis ton porte-objets officiel maintenant…


Aya lui tire un sourire discret. Puis elle se concentre, ses yeux scrutant la vitrine comme un chasseur ancestral traquant une proie en tissu. Son doigt désigne un petit loup noir, discret, légèrement de travers parmi les autres.

La pince descend. Se resserre. Remonte.

clic.

Réussite.

Elle récupère le petit loup, son visage illuminé d’une fierté douce, et le lui tend comme un trésor.

— Tadam !


Souta la fixe, un sourcil levé, mi-impressionné, mi-blasé.

— Tu l’as eu du premier coup… T’as pactisé avec la machine, avoue.


— Tu doutais à ce point ?


— Évidemment. Ces machines sont faites pour faire perdre. Mais ok… je retire. T’as mon respect, Projo-girl.

Il prend le loup, le tourne entre ses doigts, l’observe en silence. Une émotion passe dans son regard, rapide, fragile, mais réelle.

— …Il lui ressemble un peu.


— Oui. On dirait ton shikigami, Fenrir.


Souta acquiesce, lentement. Plus profondément qu’il ne voulait le laisser paraître.

— Merci, Aya… C’est idiot, peut-être. Mais ce moment… il fait du bien.


Aya serre sa peluche contre elle, comme si elle y déposait un petit morceau de sa peur. Son regard se perd un instant dans la foule, plus doux, presque apaisé.

— Ça fait longtemps que je me suis pas sentie aussi… normale, murmure-t-elle.


À côté d’elle, Souta détourne un peu le visage, mais son timbre change. Ses mots se posent avec une douceur discrète, rare chez lui.

— Ouais… je vois ce que tu veux dire.


Les rues de Shibuya bourdonnent d’une vie presque indifférente. Sous les néons qui s’allument un à un, les passants se frôlent sans se voir, les conversations se perdent dans le vacarme, les voitures glissent en vagues régulières. Ici, tout semble trop vivant pour laisser la place à la peur. Trop bruyant pour entendre battre un cœur affolé.

Et pourtant… Au milieu de cette foule mouvante, Aya et Souta avancent côte à côte comme deux silhouettes isolées, leurs pas en décalage léger, leurs voix absorbées par le chaos de la ville.


Souta garde les mains enfoncées dans ses poches, l’air grave, les yeux fixés droit devant lui mais sans suivre vraiment la route. Ses épaules portent encore l’ombre du lycée, même à plusieurs stations de métro.

Souta parle, le ton bas, une confidence qui glisse sans qu’il en prenne conscience :

— C’est bizarre, hein… d’oublier les fléaux, les missions, les masques à porter.

Juste un moment simple, sans qu’on ait à jouer un rôle.

On devrait le faire plus souvent...


Aya acquiesce doucement, les yeux baissés sur sa gaufre, un sourire discret accroché à ses lèvres.

— Je suis d’accord... J’aime bien ce moment. Avec toi.

Ses mots restent suspendus entre eux, portés par le vent tiède de la ville. Et pour la première fois depuis longtemps… aucun d’eux ne pense à fuir.


Ils continuent ainsi, paisibles, mêlés aux rumeurs de la ville, quand un trio de lycéennes traverse la rue en parlant fort. Leurs uniformes impeccables, leurs sacs griffés et leurs rires trop aigus tranchent avec le calme fragile du moment.

L’une d’elles ralentit brusquement, plisse les yeux.

— Tiens… c’est pas Aya ?


Un léger silence se crée, comme un grain de sable dans les rouages. Souta s’arrête subtilement, juste assez pour être prêt, sans paraître agressif.


Saki, clairement la meneuse, avance d’un demi-pas, le menton haut, l’air de celle qui se croit au sommet du monde. Son sourire a ce tranchant brillant des filles qui piétinent pour exister.

— Je croyais que t’avais disparu, ou que t’étais internée. Un truc du genre…


Aya se fige, le choc ne durant qu’une fraction de seconde. Ses doigts se resserrent autour de la peluche comme si elle voulait absorber l’impact.


Mako, la suiveuse enthousiaste, s’approche pour mieux voir Souta qui recule d’un demi pas. Ses yeux le détaillent avec une curiosité lourde, insistante.

— Elle traîne avec des garçons maintenant ? Et pas des moindres… Il est sacrément beau gosse, ton nouveau jouet.


Hana, la plus discrète mais pas la moins venimeuse, glisse d’un ton presque las, mais acéré :

— T’as l’air… différente. Presque normale.


Le vent souffle, léger, mais l’air semble devenir plus dense autour d’eux.


Aya respire une fois, profondément. Puis elle relève les yeux, et ce n’est plus la Aya silencieuse qu’elles connaissent. Son regard est clair, tranchant, parfaitement stable.

— Vous êtes pas en train de vous admirer dans un miroir, par hasard ?


Le sourire de Saki vacille d’un millimètre.

Souta, à côté d’Aya, tourne lentement la tête, ses traits soudain plus durs. Une tension glaciale émane de lui, pas explosive, mais précise. Un avertissement silencieux. Ses mains restent dans ses poches, mais son corps s’est déjà mis entre Aya et elles, presque imperceptiblement.


Saki croise les bras, retrouvant son masque avec un mépris étudié.

— Toujours aussi piquante. Dommage que ça ait jamais suffi à te rendre intéressante...


Mako ricane, le menton relevé.

— Tu fais la grande gueule, mais t’étais toujours toute seule. C’est pas ton petit copain qui va changer ça.


Hana, celle qui ne parle pas pour rien, lâche un rictus supérieur.

— Tu comptes rester longtemps ? Ou c’est une sortie surveillée ?


À ce moment précis, Souta lève les yeux. Il ne force rien, ne hausse pas la voix, mais le calme qu’il dégage est plus coupant que n’importe quelle insulte.

— C’est bon, vous avez eu votre minute de gloire. Vous pouvez retourner à votre vie de figurantes.


Son regard bascule vers Aya, un signe muet : Laisse tomber. Elles n’en valent pas la peine.


Mais Aya ne baisse pas les yeux. Elle fixe les trois filles comme si quelque chose, en elle, venait de se verrouiller. Ou de se libérer.

— C’est marrant, parfois, de ne pas voir les gens… ça change rien. Parce qu’ils sont insignifiants.

La peluche entre ses mains semble devenir une petite armure de douceur serrée contre son cœur, un contraste parfait avec la dureté de ses mots.


Saki claque la langue, un sourcil levé.

— Wow. T’as appris à parler, depuis la dernière fois.


Mako ricane encore, sans comprendre qu’elle est déjà dépassée.

— Et elle croit qu’on va flipper à cause d’une peluche ?


Hana soupire comme si la scène la fatiguait.

— Allez. Ça valait même pas l’arrêt.


Elles s’éloignent, les talons claquant durement sur le béton, le son ressemblant à une fuite plus qu’à une sortie digne. Leurs voix, leurs ricanements, tout disparaît dans le tumulte de la foule.


Aya reste immobile une seconde, puis souffle doucement, comme pour évacuer un reste de colère. Souta, lui, garde ses mains dans ses poches, mais son regard se radoucit légèrement.

— T’as pas besoin de leur prouver quoi que ce soit. Elles sont restées là où toi t’as avancé.


Aya les regarde s’effacer dans les passants. Son visage s’est refroidi, son regard affûté, mais plus blessé. Simplement lucide.

— Ce sont des idiotes…

Puis son expression change. Un léger amuse­ment détend ses traits.

— J’ai toujours préféré être seule plutôt que de supporter des filles comme ça. Et je crois bien que ma projection leur a fait payer, quelques fois…

Elle rit doucement, un rire discret mais vrai, presque complice.


Souta esquisse un sourire, discret mais sincère, le genre presque imperceptible qui compte plus que les larges éclats.

— Tu m’étonnes… à ta place, j’aurais fait pareil. Quelques bonnes frayeurs, c’est tout ce qu’elles méritaient.

Son regard se perd à nouveau dans la rue animée. Les néons se reflètent dans ses yeux, brisant la tension accumulée. Le bruit de la ville forme une sorte de voile autour d’eux, comme s’ils marchaient dans une bulle coupée du monde.

— T’étais pas seule. T’étais juste mal entourée. Maintenant, t’as des gens. T’as des alliés. Et des amis…


Aya lève doucement les yeux vers lui. Son sourire, pourtant fragile, se fane un peu, comme si un courant d’air froid venait de passer sur son cœur.

— Oui… Enfin... y en a un que je croyais être un ami… et qui ne l’est pas vraiment, au final.

Ses doigts serrent sa peluche, instinctivement. Pas pour la protéger, pour se tenir elle-même. Son regard se baisse, glissant vers le sol où la lumière des enseignes se reflète en taches instables.

Sa voix, plus fine, plus fragile, s’effiloche un peu entre les passants.


Souta ne répond pas tout de suite. Mais quelque chose change dans son profil. Les traits se tendent à peine. Sa mâchoire se serre, juste assez pour qu’on devine qu’il sait exactement de qui elle parle et que ça ne lui plaît pas.

Ils marchent toujours côte à côte, leurs silhouettes avalées par la foule mouvante. Autour d’eux, Shibuya brille, clignote, vibre mais entre eux deux, un calme intime persiste. Comme une respiration commune.


Aya respire un peu plus fort, hésite, puis lève les yeux vers lui.

— On est amis… pour de vrai… pas vrai ?


Souta s’arrête. Pas brusquement, comme si son corps avait décidé de répondre avant lui. Il pivote légèrement, juste assez pour croiser pleinement son regard. Les néons rouges et bleus glissent sur son visage, donnant à ses traits une profondeur presque mélancolique.

Son regard est sérieux. Calme. Sans masque.

— Ouais. Pour de vrai. Pas besoin de masque entre nous.

Il dit ça sans hausser la voix, mais le poids derrière ses mots pourrait renverser un fléau.

Il reprend la marche, plus lentement qu’avant, comme pour lui laisser le temps de respirer.

— Et si quelqu’un essaie de te faire du mal… je le démonte.


Aya sourit malgré elle. Un sourire tremblé, mais vrai. Elle avance d’un pas pour le rejoindre.

— Alors… quand tu n’es pas gentil… c’est pas contre moi ?


Il ne répond pas tout de suite. Son pas reste stable, ses épaules détendues, mais il cherche ses mots sans le montrer. Ses mains restent enfouies dans ses poches, comme pour retenir quelque chose qui dépasse.

— …Non.

Un souffle sort de ses lèvres, presque exaspéré contre lui-même, ou contre le monde qui l’a façonné ainsi.

— C’est pas contre toi. C’est contre… le monde, parfois.

Il hausse à peine les épaules. Sa voix perd sa dureté habituelle, devient presque tendre, sans oser l’assumer.

— Toi, t’as rien à voir avec ça.


Aya cligne doucement des yeux, touchée jusqu’à la poitrine. Elle regarde le sol, puis la foule, puis lui à nouveau, mais seulement du coin de l’œil, comme si le regarder en face serait trop intense.

— D’accord… merci.


Souta lui jette alors un bref coup d’œil. Un coup d’œil rapide, presque nerveux. Ses joues ne changent pas, mais son regard, lui… se détourne si vite que c’en est évident : il est touché. Plus qu’il voudrait l’être.

Un sourire minuscule, furtif, apparaît au coin de ses lèvres, puis disparaît aussitôt.

— T’as pas à me remercier pour ça.

Il ajoute, plus bas, tellement bas qu’elle doit tendre l’oreille pour l’entendre, presque comme s’il confiait quelque chose à la ville elle-même :

— T’es la seule avec qui j’ai pas besoin de faire semblant. Avec Megumi évidement.


Aya change doucement de sujet. Sa voix est prudente, comme si elle déposait une question fragile entre eux.

— Tu avais des amis, à l’école ?


Le pas de Souta ne ralentit pas, mais son regard se durcit légèrement, tourné vers l’horizon gris-bleu. Les enseignes de Shibuya projettent des reflets mouvants sur son visage.

— Non. Pas vraiment.

Un souffle. Un vide. Mais pas un vide neutre : un vide habitué.

Il finit par reprendre, le ton contrôlé, presque trop calme pour être naturel.

— Les autres enfants du clan me parlaient pas… ou alors seulement quand on leur disait de le faire… C’était plutôt souvent l’inverse.

Ses sourcils se froncent, pas de colère, mais de mémoire. De ces souvenirs précis qui collent encore un peu trop.

— Et moi, j’avais déjà compris que trop parler, c’était s’attirer des emmerdes.

Il tourne à peine la tête vers elle, un regard rapide, lucide, presque amusé malgré tout.

— Toi au moins, t’as pas grandi avec un manuel de malédictions comme livre de chevet.


Aya baisse un peu les yeux, touchée par la brusque sincérité dans ses mots.

— Non… c’est vrai.


Souta continue, toujours droit, toujours maître de son souffle, mais la tension qui remonte dans ses épaules raconte le reste.

— J’étais une bombe à retardement dans une maison pleine de porcelaine. Ils savaient pas si j’allais leur rapporter de l’honneur… ou leur foutre la honte… Ou même tuer tout le monde par accident…

Il laisse un silence s’étirer. Un silence lourd. Pas gênant : révélateur.

— Et puis Gojo est arrivé. Lunettes, sourire de gosse insolent. Il a dit : “Je le prends. Il me plaît.”

Un rictus amer effleure sa bouche comme un souvenir trop clair.

— Et personne a réellement protesté. Je crois qu’ils avaient juste peur que je reste, au final.


Aya le regarde, profondément touchée, une ombre de tristesse dans les yeux.

— C’est horrible d’être mis à l’écart comme ça. Ils ne méritent pas ton attention.


Souta secoue subtilement la tête, toujours calme, toujours sincère.

— Ils m’ont pas rejeté, dit-il simplement. Ils m’ont isolé du reste du clan à 10 ans. Mon pouvoir leur faisait trop peur.

Un instant, il lève les yeux. Comme pour chercher un point fixe dans le ciel animé de la ville. Ou pour se souvenir de quelque chose qu’il n’a jamais compris.

— Gojo m’a sorti de là. Et Megumi était déjà présent. On ne s’est pas cherchés… mais on s’est reconnus dans nos silences…


Aya acquiesce doucement, une chaleur dans la voix.

— Tu as de la chance de l’avoir. Il peut t’aider.


Souta incline légèrement la tête, sans que son expression change.

— Il comprend sans poser trop de questions. Et il te laisse pas t’enfoncer, même quand tu parles pas.

Un mince sourire passe sur ses lèvres, une rareté, presque timide.

— C’est pas un grand bavard, mais… il est là. Et ça suffit souvent.


— Il m’a donné de bons conseils, répond Aya. Il parle… même plus que toi, je dirais.

Elle sourit, malicieuse. Souta laisse échapper un souffle, un rire discret, court.


— Ouais… lui, il sait trouver les mots.

Il hausse les épaules, comme s’il se débarrassait d’une armure.

— Moi, je me contente de marcher à côté.

Il la regarde du coin de l’œil. Pas longtemps. Pas ouvertement. Mais assez longtemps pour laisser passer quelque chose de sincère, de fragile.

— T’as de la chance, toi aussi. Il t’a déjà adoptée.


Aya hausse un sourcil, sourire joueur.

— Je m’entends avec ceux qui ont la réputation d’être froids ou pas aimables… je devrais m’inquiéter ?


Souta souffle un rire très léger, l’air faussement blasé.

— Ou alors t’as juste l’instinct pour voir derrière les apparences.

Sa voix se fait plus douce. Une nuance qu’elle n’entend pas souvent chez lui.

— C’est rare. Et… un peu flippant, parfois.


Aya incline la tête, ses yeux brillent d’une curiosité sincère.

— Étrangement, vous êtes très différents tous les deux. Lui est moins méfiant, plus calme… étrangement. Enfin… Il donne cette impression…


Souta hausse un sourcil, presque amusé.

— C’est parce qu’il a moins à cacher que moi.

Son regard se détourne, non pour fuir la conversation, mais pour ne pas lui montrer tout ce qui remonte.

— Il a fait la paix avec ce qu’il est. Moi… j’y travaille encore.


Aya baisse un peu la voix.

— Tu n’es pas en paix avec ce que tu es ?


Souta respire lentement, profondément.

— Je maîtrise pas tout. Mon pouvoir… ce qu’il réveille. Ce que ça pourrait devenir.

Il ralentit un peu, comme si marcher plus vite l’empêcherait de le dire.

— Et parfois, j’ai peur que ce que je suis… ce soit exactement ce qu’ils craignent chez moi, au clan...


Aya s’approche d’un pas, doucement, comme si elle se glissait dans son espace sans l’envahir.

— Tu deviendras ça que si tu le décides, souffle-t-elle. C’est toi qui choisis ce que tu veux être.


Souta tourne brièvement la tête vers elle. Le regard qu’il pose sur elle n’est ni dur, ni distant — juste vrai. Lucide. Apaisé.

— T’as raison… mais c’est dur d’y croire quand c’est moi qui me le dis.

Il inspire, plus calme.

— Merci… de me le rappeler.


Aya sourit doucement.

— Tu es fort. Tu verras… quand on testera de nouveau, il te reconnaîtra.


Souta baisse légèrement les yeux. Pas par honte. Plutôt comme si ses épaules venaient de perdre un poids, ou comme s’il découvrait qu’on pouvait marcher sans armure. Son pas, pourtant si lourd quelques minutes plus tôt, s’allège presque imperceptiblement.






Mais que va t-il se passer au bout de ce moment de normalité ?

La suite mardi entre 20h et 22h...



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