Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Le ciel est pâle au-dessus du lycée, délavé, presque malade, traversé de longs filaments de nuages qui étirent la lumière. Sur le toit, le vent s’accroche aux rebords, glisse contre les dalles et soulève le manteau de Gojo comme une vague lente.
Il se tient là, planté près de la rambarde, silhouette immobile dans la clarté froide. Son profil se découpe contre l’horizon ; mais son regard, lui, n’accroche rien. Pas le paysage. Pas le temps. Quelque chose de plus lointain encore.
Ses lunettes sont légèrement baissées sur son nez, exposant un éclat de ses yeux d’un bleu qui ne brille pas. La lumière n’y entre pas vraiment. Elle s’y noie.
Des pas montent les dernières marches. Réguliers. Contenus.
— Pourquoi t’as fait ça ?
La voix de Megumi fend l’air comme une lame posée, sans colère apparente, mais saturée d’un poids qu’il retient. Il s’arrête à quelques mètres, droit, ancré dans le sol comme une ombre familière.
Gojo ne se retourne pas. Pas tout de suite. Le vent fait vibrer un pan de son manteau.
— J’imagine que t’es pas venu pour admirer la vue.
Megumi, impassible, garde les mains dans les poches ; seul son regard, fixe, découpe la silhouette de son ancien professeur avec une précision presque froide.
— On avait un plan. Tu l’as jeté.
Gojo souffle un rire bref, presque absent. Toujours face au ciel.
— Je l’ai adapté.
— Tu as improvisé. Seul. Comme toujours.
Cette fois, Gojo tourne la tête. Lentement. Son manteau suit le mouvement dans un chuchotement de tissu. Ses lunettes glissent d’un millimètre, révélant un regard qui fend Megumi comme un scalpel.
— Je te rappelle que t’étais encore un môme quand je portais déjà ce fardeau. T’as oublié qui t’a ramassé ?
Le ton ne claque pas. Il pèse. Il descend lourd et droit, comme un souvenir qu’on n’a jamais voulu revisiter.
Megumi ne détourne pas les yeux. Il ne bronche pas.
— Non. Et je t’oublie pas non plus quand je vois comment tu doutes.
Le mot doutes frappe Gojo plus sûrement qu’un coup. Une ombre passe dans son regard, pas colère, pas offense. Juste… vérité.
Le silence entre eux devient presque physique. Le vent semble reculer pour ne pas s’imposer.
Megumi s’avance d’un pas, l’ombre de son corps mordant la lumière.
— Tu voulais la confronter. Ok. Mais tu lui as montré qu’on savait. Tu crois qu’elle a pas compris ? Elle t’a regardé dans les yeux. Elle a su. Et maintenant, elle joue plus dans l’ombre. Elle va nous tester à son tour.
Gojo ferme brièvement les yeux, passe une main dans ses cheveux, geste nerveux qu’il maîtrise habituellement mieux. Son souffle se heurte à sa gorge.
— Tu penses que j’ai pas senti que je me suis fait avoir ?
Sa voix est plus basse. Usée. Une pointe rauque qu’on ne lui connaît pas.
— Je suis peut-être plus aussi tranchant qu’avant… Mais je suis pas aveugle.
Il s’appuie à la rambarde, épaules légèrement voûtées. La lassitude pèse sur sa posture comme un manteau trop lourd.
— Ce gosse… il est mort. Et j’ai continué à vouloir y croire. Comme un abruti.
Megumi ne parle pas tout de suite. Son silence n’est pas un jugement ; c’est un miroir.
Puis enfin :
— Alors arrête de croire seul.
Gojo relève un peu le menton, surpris par la simplicité du mot seul.
Megumi n’a pas bougé, mais il semble soudain plus proche que n’importe qui d’autre. Il ne baisse pas les yeux. Ne recule pas.
— J’ai pas ton expérience. Mais j’ai appris à lire entre les lignes.
La phrase tombe, nette. Ancre le vent. Fige le ciel.
— Et cette fois, Satoru… C’est pas toi qu’elle manipule. C’est tout le monde.
Gojo reste suspendu entre deux respirations. Sa mâchoire tressaute. Ses doigts se crispent sur la rambarde, à peine, mais assez pour indiquer la secousse intérieure.
Il ne nie pas. Il ne détourne pas. Un simple hochement de tête, lourd comme une chute.
— Elle joue trop bien…
Megumi ne sourit pas. Ce n’est pas une victoire. C’est un constat. Il tourne les talons, lentement. Le vent attrape ses cheveux, mais pas son attention. Il ne presse pas le pas. Il sait qu’il a dit ce qu’il devait dire. Il ne cherche pas plus.
Alors qu’il atteint la porte, une phrase tombe derrière lui, emportée à moitié par le vent.
— T’as grandi… Trop vite… Fushiguro...
Megumi s’arrête une demi-seconde. Ne se retourne pas. Puis disparaît dans l’escalier.
Gojo reste. Un peu. Et puis, finalement, la façade craque. Il parle pour lui-même.
— Tu fais quoi, Satoru… quand ton instinct devient un terrain miné ?
Il laisse échapper un sourire. Fêlé. Sans éclat. Une grimace qui ressemble trop à un aveu.
— Ils croient tous que je peux encore tout porter.
Sa voix tremble à peine. Suffisamment pour rompre le mythe, juste un instant.
— Mais j’ai jamais su comment poser ce poids, moi…
Il ferme les yeux. Une seconde de plus que nécessaire. Une seconde où il cesse d’être Gojo Satoru. Juste un homme debout sur un toit, perdu entre deux respirations. Quand il les rouvre, son regard n’a plus rien de flamboyant. Juste un reflet pâle du ciel.
Il quitte le toit. Sans bruit. Sans posture. Un pas après l’autre, comme quelqu’un qui redescend d’un monde trop haut pour lui.
Le plus fort de tous… s’autorise un soupir. Et disparaît dans les couloirs du lycée.