Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil

Chapitre 51 : Les mots qu’on manque

2724 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 25/11/2025 20:03

Ils passent devant un petit stand de mochis, la vapeur sucrée flottant dans l’air comme un voile léger. Le parfum de kinako, chaud et doux, s’accroche à leurs vêtements tandis qu’ils avancent, presque en parallèle, presque en respiration partagée. Le crépuscule tombe lentement sur Shibuya, teintant les façades de reflets roses.


Adossé contre un mur, parfaitement immobile comme s’il faisait partie de la scène depuis le début, Gojo redresse la tête. Ses lunettes renvoient le scintillement des néons. Entre ses doigts, une brochette de mochis balance paresseusement, comme un appât.

— Oooooh, les deux solennels là-bas ! On va vous donner des prix si vous continuez à marcher comme dans un drama ?


Souta se fige, les épaules très légèrement crispées. Il lève les yeux au ciel, exaspéré, mais surtout pris au dépourvu.

— …Il nous a repérés. Qu’est-ce qu’il fout là…


Gojo soulève un mochi comme un trophée, le sourire étiré avec une ironie parfaite.

— J’vous ai pris du kinako. Pour adoucir vos cœurs torturés !

Le ton est léger, mais quelque chose, dans sa posture trop détendue, dans la manière précise dont ses lunettes cachent ses yeux, dit autre chose. Observe autre chose.


Souta se penche vers Aya, à peine, le souffle discret.

{C’est sa manière de dire "je vous surveille"}


Gojo a compris et hausse la voix sans la moindre pudeur, sans la moindre tentative de subtilité.

— Et c’est ma manière de dire que vous êtes mignons, mais pas discrets du tout. Maintenant venez, ou je mange vos parts !


Souta garde les bras croisés, mais son regard se plisse légèrement. Il suit la moindre inflexion de Gojo. Cherche. Scrute.

{Il est redevenu lui-même… ou il joue. Tu en penses quoi ?}


Aya se fige un peu, elle n’avait pas imaginé croiser Gojo ici. Son cœur bondit, entre surprise, inquiétude et un reste de tendresse pour son sensei.

— Bonjour Satoru… Tu nous as suivis ?


Gojo mord dans un mochi avec la grâce d’un panda affamé, incapable de renoncer à sa mise en scène. La bouche à moitié pleine, il prend un air innocent qui, chez lui, ressemble davantage à une menace qu’à une défense.

— Suivi ? Moi ? Jamais. Je me baladais tout à fait par hasard dans ce quartier et… oh miracle ! Vous étiez là. Le destin, Aya. Ou l’instinct d’un sensei inquiet.


Souta soupire profondément, les bras plus fermés encore. Ce n’est pas du défi. C’est du réflexe.

— T’as jamais su faire semblant, hein.


Gojo avale, pose une main sacrificielle sur son cœur et lève un sourcil dramatiquement outré.

— J’sais très bien faire semblant. J’fais semblant d’être irresponsable depuis des années, et ça passe crème.


Aya l’observe un instant. Depuis leur arrivée, quelque chose chez Gojo sonne… décalé. Pas faux. Pas vrai non plus. Comme un rideau qui laisse passer la lumière par des interstices minuscules.

Elle sourit, malgré tout.

— D’accord…

Elle jette un regard autour, comme pour vérifier qu’ils sont vraiment seuls, vraiment tranquilles, qu’aucune ombre (ou personne) ne les observe.

— Tu vas rester là avec nous ?


Gojo hausse les épaules, mais son geste manque de théâtralité. Il semble réellement fatigué, comme si l’énergie habituelle avait été troquée contre une lassitude plus humaine.

— Juste un moment. Je fais semblant d’être normal… Ça me repose.

Il s’installe sur une marche basse, bras posés en arrière, visage tourné vers le ciel assombri qui s’éclaire de lumières urbaines. Le vent se glisse sous son manteau, soulève légèrement l’ourlet.

— Et puis… c’est calme ici. C’est rare. Alors ouais, je vais rester.


Aya s’assoit à côté de lui. Pas trop près. Pas trop loin. Juste assez pour qu’il ne se sente pas seul. Elle serre sa peluche contre elle, un panda offert quelques minutes plus tôt qui semble soudain dérisoire et immensément précieux à la fois.

— Ta normalité commence où la nôtre s’arrête...


Gojo tourne légèrement la tête vers elle, un mouvement très simple, mais qui, chez lui, dit beaucoup. Un sourire fin. Fatigué. Vrai.

Un calme fragile s’installe. Un de ces instants suspendus où même Shibuya semble s’arrêter pour respirer avec eux.

— Et c’est pour ça que j’vous aime bien, souffle Gojo.

Un murmure presque imperceptible dans le bruit de la ville.

(…ou pour ça que je vous surveille.)


Le vent emporte la fin de la pensée, ou la cache volontairement.


Elle lui adresse un sourire léger, presque timide, un de ceux qu’elle ne montre qu’en dehors des murs du lycée.

— Tu vas bien ?


Gojo, mochi en main, secoue paresseusement la brochette comme un métronome détraqué. Son ton traîne, volontairement nonchalant.

— Je vais très bien. Mochis, soleil, drame potentiel… journée normale.

Sa posture semble relâchée, mais ses épaules portent un poids invisible. Ses lunettes masquent ses yeux, mais pas la manière dont il les observe : un regard vif derrière une façade de légèreté.

Il incline la tête, les scrutant tour à tour.

— Vous avez des têtes d’enterrement. J’ai raté un truc ?


Souta fronce légèrement les sourcils. Rien d’hostile, juste ce réflexe presque animal de se préparer, au cas où.

— (Bon comédien…)

Il s’installe à côté d’Aya, un peu raide, comme un garde silencieux se mettant en position.


Aya lui lance, douce mais sans détour :

— Merci… Toi aussi, tu as une sale tête.


Gojo marque un temps, puis un sourire en coin se dessine, désinvolte mais fatigué sous la surface.

— C’est mon masque de “j’ai tout sous contrôle”. Il te va pas mal non plus, d’ailleurs.


Aya roule presque des yeux, amusée malgré elle. La tension se relâche un instant.

— Alors… de quels drames potentiels tu parlais ?

Et comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, elle lui pique un mochi directement sur sa brochette. Un geste simple, mais qui témoigne d’une certaine familiarité. Peut-être même d’une confiance qu’elle n’a pas encore perçue totalement.


Gojo la fixe, outré, main sur le cœur.

— Hé ! C’est un vol qualifié, ça. T’as de la chance que je sois pacifiste le jeudi.

Il la laisse faire pourtant, avec une grimace boudeuse très peu crédible.

— Les drames potentiels ? Oh, tu sais… genre deux élèves qui s’isolent discrètement alors qu’ils sont censés se bouder...


Souta cligne des yeux, imperceptiblement. Un battement d’inquiétude. Il jette un bref coup d’œil à Aya (juste une seconde) pour s’assurer qu’elle suit le jeu, que rien n’a filtré. Puis il détourne le regard.


Aya termine son mochi, mâche lentement, puis le fixe.

— Ici c’est la normalité… Dans l’école, non. C’est tout.


Gojo hausse légèrement les sourcils, un mélange de surprise et d’amusement qui se devine même à travers ses lunettes.

— Joli retournement. Tu devrais envisager la politique.

Mais son ton se fait un peu plus doux, comme si la phrase touchait quelque chose de vrai.

— Mais t’as pas tort. Parfois, c’est hors des murs qu’on est le plus soi-même.

Il soupire légèrement, pas de fatigue physique, mais de cette fatigue qui vient de tout ce qu’on comprend trop.

— Enfin… sauf si on est moi. Moi, je suis insupportable partout !


Aya ricane doucement, un rire discret qui tranche avec l’air de Shibuya.

— Oh, ça on le sait.

Elle lance un coup d’œil rapide à Souta, un échange silencieux, un “on reste crédibles ?”, un “tout va bien ?”. Puis elle revient sur Gojo, soudain plus sérieuse. Son corps se resserre, ses doigts se crispent sur sa peluche.

— Il nous a pas suivis ?

Gojo se fige presque imperceptiblement. Son dos se tend d’un millimètre. Ses lèvres cessent de jouer.

— Qui ?

Le ton est neutre. Trop neutre. Il demande, mais sans poser de vraie question, comme s’il évaluait ce qu’elle pourrait dire.


Aya baisse les yeux, la respiration un peu coupée. Ses épaules tombent.

— Laisse tomber...


Une brise passe. Gojo ne bouge pas pendant une seconde, une seconde trop longue pour un homme qui ne tient jamais en place. Souta, lui, surveille la scène du coin de l’œil, le corps légèrement incliné en avant.

Quelque chose flotte dans l’air. Un non-dit lourd. Une inquiétude que Gojo a parfaitement entendue, même si elle l’a étouffée. Entre eux trois, la normalité devient soudain… fragile.


Aya regarde un instant sa peluche, comme si elle cherchait une issue discrète à la gêne installée. Puis, d’un geste léger, elle change de direction :

— Tu es doué aux pinces ? Je parie que non...


Gojo se redresse un peu, gonfle exagérément la poitrine.

— Je suis doué en tout ! Évidemment que je suis doué à ce jeu.

Il s’avance vers la vitrine, scrute les peluches derrière la vitre éclairée, les yeux brillant d’un enthousiasme presque enfantin.

— Vous êtes mignons avec vos doudous tous les deux.


Souta croise aussitôt les bras, les yeux tournés vers le ciel avec l’air de quelqu’un qui espère que les nuages l’emportent immédiatement.


Aya rit doucement, mais ses joues prennent un léger rose qu’elle n’arrive pas à cacher.

— T’as un don pour dire des trucs gênants...

Elle le regarde, les sourcils froncés mais les yeux rieurs, comme si elle lui lançait un défi.

— C’était juste pour faire la conversation, pas pour que tu nous mettes mal à l’aise.


Gojo ouvre les bras, un sourire faussement innocent accroché au visage.

— Moi ? Dire des trucs gênants ? J’ai simplement décrit une scène attendrissante entre deux jeunes gens responsables de la surpopulation de peluches.

Il mord dans son mochi avec la satisfaction de quelqu’un qui sait très bien ce qu’il fait.

— Mais si vous rougissez… c’est peut-être que j’ai touché juste, non ?


Souta serre les lèvres, baisse légèrement la tête pour cacher le rouge qui monte jusqu’à ses oreilles.


Aya le regarde, hésite, puis proteste, presque suppliante.

— Mais arrête !

Ses doigts se crispent sur la peluche panda, elle détourne les yeux, gênée.

Une ombre de fragilité traverse son regard.

— C’est drôle que pour toi, tu sais…


Souta, cherchant à reprendre contenance, croise les bras un peu trop vite. Sa voix se fait neutre, contrôlée, mais le bout de ses oreilles est toujours rouge.

— T’as ce don bizarre d’en faire trop… juste pour nous voir buguer.

Il jette un bref coup d’œil vers Aya ; leurs regards se croisent une seconde trop longue, avant qu’il ne détourne brusquement les yeux.

— T’en rajoutes encore une fois, et c’est toi que je balance dans la machine à pinces. Avec les peluches.

Il ajoute plus bas, avec une sincérité qui perce malgré lui :

— C’était pas gênant, Aya… T’as juste oublié qu’il est incapable de parler normalement plus de deux minutes.


Gojo s’étire comme un chat satisfait, toujours hilare.

— Tu me balances dans la machine ? Franchement, j’pense qu’elle m’adopte. Je suis trop kawaii pour être rejeté.

Il se tourne vers Aya, une étincelle malicieuse au fond des lunettes.

— Et puis avoue… c’est pas un peu mignon, deux exorcistes qui se refilent des peluches comme des lycéens en sortie scolaire ? J’ai même pas eu besoin d’inventer quoi que ce soit. C’était déjà gênant tout seul.


Souta ferme un instant les yeux, la mâchoire se serre malgré lui.

{Je vais le fumer… je vais réellement le fumer…}


Aya, elle, reste immobile. Ses doigts caressent machinalement la tête du panda, mais son regard glisse légèrement vers le sol. Un murmure d’émotion passe sur ses traits, quelque chose d’inattendu, à peine visible.

(Moins gênant pour lui… que pour moi, visiblement…)

Elle inspire doucement, puis se redresse, ses épaules se referment comme une porte qu’on referme poliment mais fermement.

— Bon… Je vais retrouver ma chambre, moi.

Elle jette un regard vers Souta, plus bref que d’habitude.

— Merci.

Et, sans attendre ni encouragement ni excuse, elle tourne les talons. Sa silhouette s’éloigne avec un calme un peu trop parfait pour être naturel. La peluche serrée contre elle résonne comme un aveu silencieux qu’elle préfère garder pour elle.


Souta la suit du regard. Son expression se fissure légèrement, quelque part entre l’inquiétude et la culpabilité. Son corps se tend, comme s’il s’apprêtait à la rattraper.

— Aya…

Un mot à peine soufflé. Il se redresse à moitié, puis s’immobilise, la main crispée sur la peluche-loup.

Il veut bouger. Mais il ne sait pas s’il en a le droit.


Gojo observe la scène en silence, son mochi suspendu à mi-chemin entre sa bouche et sa main. Il mâche plus lentement, les lunettes légèrement abaissées comme pour mieux analyser ce qu’il vient de voir.

— …Oh. Touché.

Son ton est différent. Pas moqueur. Pas théâtral. Juste… lucide.

Il jette un regard à Souta, en biais, le genre de regard qui effleure plus qu’il ne pèse, mais qui voit tout.

— T’as pas l’air de t’en foutre, Zenin.


Souta ne répond pas tout de suite. Sa gorge se serre légèrement. Il se rassoit avec une lenteur étudiée, comme s’il voulait donner l’impression que rien ne l’atteint… alors que tout dans ses gestes trahit l’inverse. Ses doigts serrent la peluche un peu trop fort. Son regard reste accroché au sol.

— Elle se ferme vite, parfois…

Une vérité simple, mais dite avec une retenue qui claque plus qu’un aveu.


Gojo pousse un long soupir, celui qu’il n’utilise que quand il abandonne momentanément son personnage d’adulte irresponsable. Il se lève, lève un bras derrière sa nuque comme pour dénouer une tension qu’il déteste admettre.

— Ouais. Mais c’est pas à elle d’ouvrir les portes à coups de pied à chaque fois.

Il le regarde par-dessus l’épaule, son visage enfin dépouillé de malice. Un sourire plus doux, mais plus tranchant aussi.

— Si tu veux qu’elle reste… faudra peut-être que tu sois celui qui la rattrape un jour. Pas juste attendre qu’elle revienne.

Une phrase simple. Mais elle tombe lourdement, comme un constat qu’il avait gardé depuis un moment.

Il hausse ensuite les épaules, comme pour dissiper la tension, et reprend son ton léger.

— Mais bon, hein. J’dis ça... j’suis juste un gars avec un mochi.

Il agite sa brochette en guise de salut paresseux et commence à s’éloigner, mains dans les poches, la silhouette oscillant au rythme de ses pas nonchalants.

— Réfléchis, Zenin… Mais pas trop longtemps !

Gojo part en direction d’Aya, d’un pas léger mais clairement décidé à la rattraper.


Souta reste immobile. Il fixe la peluche-loup sur ses genoux, ses doigts glissant sur la fourrure synthétique comme s’il cherchait un point d’ancrage. Une ombre passe dans son regard.

{Il a le don de tout gâcher… juste par sa présence chaotique.}

Mais derrière la pensée agacée, une autre se glisse, plus silencieuse, plus brûlante :

{…Et il a peut-être raison.}

Il se lève mais reste planté là, immobile, il inspire, fait un pas pour les suivre… puis s’arrête net.

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