Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
⚠️ Ce chapitre marque un changement de catégorie : à partir d’ici, le récit passe en 16+
Ce chapitre contient des éléments :
🔺plus psychologiques,
🔺plus tendus,
🔺avec une ambiance plus lourde que précédemment, mais sans aucune scène gore.
🛑 Il s’agit du second chapitre publié aujourd’hui : Si vous arrivez directement ici, pensez à lire le précédent avant de poursuivre.
Merci à tous pour votre suivi, et bonne lecture.
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Souta reste planté là, au bord du trottoir, la foule de Shibuya qui glisse autour de lui sans vraiment le toucher. Ses yeux, eux, restent accrochés à la direction où Aya et Gojo ont disparu, comme si le monde avait rapetissé jusqu’à ce point précis.
Le soleil descend lentement derrière les immeubles, étirant les ombres sur l’asphalte. La lumière dorée accroche les vitres, les enseignes, les silhouettes passantes, mais elle ne parvient pas à réchauffer l’air tendu autour de lui.
Au bout de quelques secondes, il glisse une main dans sa poche et sort son téléphone.
Ses doigts restent immobiles dessus, comme s’ils hésitaient à trahir ce qu’il ressent.
L’écran s’allume. Une page vide. Il reste ainsi, figé, le souffle un peu serré.
Puis il écrit, lentement, chaque mot pesé :
⍌ Merci pour ces heures de normalité.
C’était bien. Jusqu’à l’arrivée de l’autre idiot… Il sait vraiment pas se taire.
J’espère que t’es bien rentrée.
Son pouce vacille une seconde au-dessus du bouton d’envoi, minuscule hésitation, presque invisible, puis il appuie.
Le message file. L’écran se verrouille d’un claquement sec, net comme une fermeture.
Souta inspire profondément, laisse retomber son bras le long de son corps.
La petite peluche du loup pend au bout de ses doigts, fragile contraste avec sa silhouette rigide.
Sans un mot, il se détourne. Ses pas s’enfoncent dans la ville sans direction, comme s’il marchait juste pour étouffer quelque chose. Juste pour aller… un peu plus loin. Juste pour aller remettre de l’ordre dans ses pensées.
Petit à petit le quartier se fait plus silencieux, les immeubles s’espacent, laissant la place à de petites maisons aux volets clos. L’air tiède du soir flotte comme une couverture molle ; on entend seulement le grondement lointain d’une route et le bourdonnement régulier des lampadaires qui s’allument un à un.
Souta marche sans destination, le pas ralenti par la fatigue autant que par ses pensées. La peluche du loup se balance doucement au bout de ses doigts, étrange dissonance dans sa silhouette tendue. Ses épaules sont basses, mais son attention, elle, reste tendue comme un fil.
Au détour d’une ruelle bordée de murs bas, une petite voix tranche le calme.
— Excuse-moi… monsieur ?
Souta s’arrête d’un bloc. Il tourne la tête lentement.
Une fillette se tient au centre du trottoir. Pas plus de sept ans. Une robe blanche un peu sale, froissée comme si elle avait dormi dedans. Deux tresses blondes encadrent son visage trop pâle. À ses pieds, un petit sac rose éventré. Et des billes éparpillées autour d’elle, roulées jusque dans les fissures du bitume.
La lumière orange du lampadaire accroche leur surface lisse. Des sphères translucides, dont le centre semble… obscur. Comme un noyau d’encre suspendu au milieu.
La fillette lève vers lui de grands yeux humides.
— Tu peux… m’aider à les ramasser ? Je les ai faites tomber…
Souta ne bouge pas d’abord. Un réflexe, presque animal. Puis il balaie les alentours du regard : aucune silhouette, aucun bruit de pas, aucune présence d’adulte. Juste le vent qui frôle les feuilles d’un petit érable. Il finit par s’accroupir lentement, comme à contrecœur. Ses doigts effleurent le sol.
— Tu n’as pas quelqu’un avec toi ? demande-t-il, sans douceur mais sans froid non plus.
La fillette baisse les yeux. Ses petites mains serrent les pans de sa robe.
— Mes frères sont partis. Ils avaient pas le temps de m’aider…
Le murmure est trop calme. Trop propre. Comme une phrase déjà répétée avant d’être dite. Souta relève légèrement la tête. La fillette aussi. Et dans ses yeux… Une couleur éclate. Jaune. Vif. Lumineux.
Une lueur prédatrice, profonde, liquide. Pas un reflet. Pas une illusion. Une nature.
— Je m’appelle Yumi… Toi, t’as l’air gentil, dit-elle avec un sourire doux qui sonne faux, terriblement faux. Tu vas pas partir, hein ?
Souta se fige entièrement. Son regard descend sur les billes à ses pieds.
Les “cœurs sombres” bougent. Légèrement. Un frémissement interne, comme une pupille qui se dilate. Des yeux. Sur le sol. Des dizaines d’yeux qui roulent doucement dans leur sphère de verre.
Son souffle s’arrête une demi-seconde.
— …T’es qui ?
La question tombe, sèche, prête à mordre.
La fillette incline la tête. Lentement. Son sourire s’élargit : trop. Comme si sa peau retenait mal la forme humaine. Et derrière elle… Son ombre se déploie.
Pas dans le sens de la lumière. Pas selon l’angle du lampadaire. Elle s’allonge, s’étire, se faufile comme un liquide vivant, serpente jusqu’aux billes qui frémissent.
Une marée noire prête à se lever.
— Tu me reconnais pas… Souta Zenin ?
Le murmure glisse comme une lame froide. Autour d’eux, l’air se froisse, littéralement. Comme une toile trop tendue qui se déchire au ralenti.
La ruelle perd de sa consistance.
Les façades ondulent, les ombres se décollent du sol, les couleurs se lavent.
Une seconde de vertige.
Le monde bascule. L’envers s’insinue dans chaque interstice.
La fillette avance d’un pas. Ses tresses ne bougent même pas.
— Tu m’as déjà vu. Mais sous cette forme-là non…
Le décor pulse, un battement monstrueux dans les murs.
— T’as l’air plus vulnérable face à une enfant.
Souta se redresse lentement, très lentement. Sa respiration s’alourdit. Ses muscles se contractent, prêts à jaillir ou à mordre. Ses doigts se crispent autour de la peluche, geste presque absurde dans cette scène déformée, mais sa main libre vibre déjà d’une énergie instable.
Un grondement sourd résonne sous sa peau.
— Tu veux me tester, Raku ? Tu vas voir. J’ai pas besoin de Megumi ou de Gojo…
Raku éclate d’un rire trop léger, trop clair pour être humain. Un rire en spirale, qui frappe l’air puis retombe en échos dissonants.
— Ce n’est pas un jeu Souta. C’est une invitation.
Elle lève simplement la main. Et le monde répond.
L’air s’enroule, se resserre, puis éclate silencieusement.
Une porte se forme.
Noire. Organique.
Comme un trou dans la réalité, un gouffre qui aspire la lumière autour de lui.
Les murmures qui en sortent ne sont pas des voix, mais des souvenirs arrachés, des fragments de peur étranglée.
Souta ne bouge pas. Son visage se ferme. Son pouvoir, lui, gronde sous sa peau, il le sent, il le retient de toutes ses forces. Le moindre relâchement, et la ruelle disparaît sous les pattes de Kagenriũ.
Le sol devient lourd. Le vent perd sa consistance. Le monde tout entier semble se pencher vers ce portail.
— …C’est un piège. Tu crois que je vais te suivre ?
Raku sourit encore. Pas un sourire enfantin. Un rictus d’ancienne créature qui a porté mille visages avant celui-ci. Les yeux dorés vibrent, profonds comme un gouffre inversé.
— Tu n’as pas besoin de suivre. C’est déjà en toi.
Elle lève un doigt, lentement, trop lentement, et le pose contre son propre front. Un geste théâtral, presque tendre.
Puis elle pointe vers lui.
Un son déchire l’air.
Pas exactement un bruit.
Un sifflement qui semble naître dans les os, vibrer dans les nerfs, remonter la colonne comme un fil brûlant.
Le sol sous ses pieds se gondole, craque, puis se tord.
Une nappe de ténèbres s’élève… comme de la vapeur, mais lourde, noire, vivante.
Un cercle se trace autour de lui, au millimètre près, un anneau qui respire, qui palpite.
Souta sent la pression monter. Ses veines brûlent. Son énergie cherche à s’échapper. À hurler. Raku observe. Immobile. Comme si elle attendait qu’une étincelle s’allume enfin.
Souta bondit en arrière : un réflexe sec, précis, mais son ombre, elle, ne suit pas. Elle reste étalée au sol, lourde, gluante, comme si le bitume avait refermé ses doigts autour d’elle. Ses jambes s’enfoncent de quelques centimètres, pas assez pour l’engloutir… juste assez pour l’emprisonner. Un frisson glacé grimpe le long de sa colonne.
Il tente d’appeler un shikigami. Rien. Sa bouche s’ouvre, aucun son ne sort. Ses cordes vocales semblent s’être dissoutes. Du moins c’est une sensation. L’air autour de lui se densifie, devient lourd comme de la ouate humide. Sa propre aura se comprime, écrasée contre ses os.
— Tch… !
Il tente de rassembler sa malédiction dans sa paume. Mais son énergie se cabre, se disperse, comme si quelque chose enfonçait des doigts invisibles dans ses organes pour les presser.
Raku avance. Pas d’hésitation. Les pas sont trop réguliers, trop nets pour un enfant.
À chaque contact de son pied avec le sol, un écho faux résonne, comme si la ruelle imitait maladroitement un son humain.
— Tu veux protéger les autres, hein ? Être fort. Comme ton cousin. Comme Gojo.
Elle n’a plus rien d’une fillette. Son ombre, elle aussi, se déploie, longue et déformée, glissant sur le béton comme un liquide froid. Elle s’arrête tout près. Trop près. Son visage d’enfant est un masque mal ajusté. Sa voix se brise en un murmure, doux comme un souffle, glacé comme une lame tirée.
— {Mais au fond… t’as encore peur de ce que t’es, Souta. Et moi, je peux t’aider…}
Souta serre les dents. Ses muscles vibrent, s’arquent sous la tension. Il tire, pousse, tente d’arracher son ombre du sol. Rien ne cède. Il agrippe la peluche, geste dérisoire, mais ce contact, à défaut d’autre chose, l’arrache à la torpeur. Un point d’ancrage. Un bruit de cœur. Sa voix sort enfin, rauque.
— Si tu crois que tu vas me faire plier avec des mots… tu me connais mal.
Elle incline la tête, un sourire lent, trop lent, étirant son visage.
— Non. Je te connais très bien.
Elle lève la main. Un doigt si léger qu’on pourrait croire qu’il ne touche pas sa peau. Mais la douleur explose, silencieuse, profonde, quand le symbole noir se grave sur son front.
Une marque en forme d’étoile brisée, qui pulse comme un œil qui s’ouvre.
Un souffle de Raku.
— {Tu pourras dire merci à Gojo Satoru… C’est de sa faute si on en est là…}
La douleur éclate. Souta hurle, un hurlement étranglé, coupé dans sa gorge, étouffé par l’air saturé. Son corps se tasse, se cambre. Le cercle noir sous lui monte, se referme, murs liquides et grouillants, comme une main géante qui le saisit. Ses doigts lâchent la peluche au moment exact où le sol s’ouvre.
Et en une seconde, sans flash, sans lumière, sans bruit, il disparaît.
Avalé.
Éteint de la réalité… comme si la ruelle ne l’avait jamais porté.
Le quartier retrouve son calme. Un calme brutal. Un calme qui ne ressemble pas à celui d’une ville tranquille… mais à celui qui suit une disparition. Comme si l’air lui-même retenait son souffle.
Plus rien.
Pas un bruit.
Pas un souffle.
Pas même l’écho des pas de l’enfant qui n’en était pas une.
La peluche du loup repose au sol, tombée exactement là où Souta a cessé d’exister. Couchée sur le flanc, les pattes légèrement tordues. Son pelage sombre prend la poussière, les fibres plus ternes sous la lumière mourante du soir. Un œil cousu, rond et fixe, regarde le ciel sans le voir, témoin inutile, abandonné.
Un souffle de vent passe, soulève un peu la poussière. La peluche ne bouge pas. Un détail insignifiant dans une scène qui vient de perdre un être humain. À quelques mètres, son téléphone éraflé, jeté au sol dans le chaos de la lutte. L’écran brisé vacille, comme un animal blessé qui tente un dernier sursaut. Une lueur blanche palpite. Puis affiche une dernière fois les mots écrits quelques minutes plus tôt, fragiles et ordinaires :
« …J’espère que tu es bien rentrée ? »
Le message reste affiché une seconde de trop, comme une vérité qui n’a nulle part où aller. Puis la lumière décline. Clignote. S’éteint.
Et le silence retombe.
Lourd.
Épais.
Définitif.
Le monde continue de tourner.
Mais ici…
Quelqu’un a disparu.
Au même instant…
Gojo marche, les mains enfoncées dans ses poches, lunettes abaissées sur le nez. Son pas est lent, plus lourd qu’à l’accoutumée. Il ne traîne pas, il flotte, comme quelqu’un qui avance pour retarder un face-à-face qu’il sait nécessaire. Il cherche Aya. Ou peut-être cherche-t-il une raison valable d’adoucir sa propre maladresse, de recoller les morceaux après ses vannes de tout à l’heure.
Le soir descend sur les toits. Les bruits de Tokyo s’étalent autour de lui, familiers et étouffés. Rien ne presse.
Jusqu’à ce que tout s’arrête. Gojo se fige net. Pas un geste. Pas un souffle.
Le monde autour de lui poursuit son mouvement… mais son Sixième Œil, lui, vient de heurter quelque chose. Une impression si brutale qu’elle coupe son élan comme un fil qu’on aurait tranché.
Un battement de cœur.
Un seul.
Puis un vertige.
Une déchirure muette.
Pas un combat.
Pas une attaque.
Pas une mort.
Autre chose.
Une absence. Totale. Viscérale. Comme si on avait arraché un nom du monde, retiré une pièce du puzzle sans laisser le moindre espace vide. Pas de signature maudite. Pas d’énergie résiduelle. Pas de trace.
Un vide circonscrit.
Parfait.
Effrayant.
Gojo tourne lentement la tête. Très lentement. Ses lunettes glissent d’un millimètre.
Ses yeux apparaissent : pâles, brillants, fendus d’un doute qu’il déteste sentir.
— …Zenin.
Le nom tombe comme un verdict.
À ses pieds, une feuille de papier oubliée se soulève dans le vent du soir. Rien de plus banal.
Et pourtant, pour lui… c’est un signe.
Il ne bouge pas.
Son ombre reste parfaitement immobile.
Il vient de comprendre.
Souta n’est plus là.
Pas ailleurs.
Pas déplacé.
Pas dissimulé.
Effacé. Comme s’il n’avait jamais existé.
Et pour la première fois depuis longtemps, Gojo Satoru sent le sol… glisser légèrement sous ses pieds.
Une terrible absence vient de naître...
Jeudi, entre 20h et 22h : conclusion de l’arc 2.