Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Aya franchit les grilles du lycée d’un pas léger, encore portée par les traces de sa sortie à Shibuya. Ses doigts serrent son téléphone, l’écran illuminé d’un nouveau message de Souta. Un léger sourire glisse sur ses lèvres, discret, fragile, presque secret.
Elle répond après une courte hésitation :
« Merci à toi…
On refera ça. Enfin, si tu veux.
Je suis bien arrivée.
À tout à l’heure au réfectoire. »
Elle inspire calmement, verrouille l’écran et le glisse dans sa poche. Son regard file vers la cour, baignée par la lumière encore tiède de fin d’après-midi. Le souffle du vent fait danser l’ombre d’un grand érable. Elle s’installe au pied de l’arbre, ouvre un livre. Les pages bruissent doucement. L’air est calme. Paisible. Presque normal. Jusqu’à ce que les pas arrivent.
Un crissement net sur le gravier. Régulier. Mesuré. Aya relève la tête sans bouger.
Gojo traverse la cour. Mais ce n’est pas le Gojo habituel. Pas de sucette. Pas cette démarche décontractée qui glisse plus qu’elle ne marche. Pas ce sourire insolent, accroché à lui comme une seconde peau. Pas même un geste pour ajuster ses lunettes. Il marche droit, rigide, les mains enfoncées dans les poches comme pour s’empêcher de serrez les poingts.
Il passe à côté d’elle. Sans un regard. Juste cette absence glacée dans son expression : un masque trop lisse, trop silencieux pour être anodin. Un bref arrêt. Son ombre coupe la lumière.
Une seconde suspendue, tendue au bord de quelque chose de terrible.
— Rentre avant qu’il fasse nuit.
Sa voix est plate. Froide. Pas menaçante, pire que ça : vide.
Il ne s’attarde pas. Il reprend sa route et disparaît dans l’aile administrative, le pas aussi tranchant qu’un couperet.
Aya reste immobile, un frisson glissant doucement le long de sa nuque.
— Il a quoi… ?
Elle regarde quelques secondes vers l’aile administrative puis elle rouvre son livre, tourne une page au hasard. Elle fixe les mots sans les lire vraiment. Elle attend le retour de Souta.
Le calme feint se brise d’un coup.
— Heeey Aya ! Enfin je te trouve !!!
Rin débarque en courant, presque en glissant sur les graviers, et s’affale à côté d’elle dans un souffle bruyant.
Aya sursaute, remet maladroitement le livre en place.
— Salut. J’étais juste… partie me promener. Pourquoi tu me cherchais ?
Rin, rouge et essoufflée, secoue les mains comme un papillon en panique.
— Ben… j’t’ai pas revue après votre mission. Et comme j’ai pas été super cool à votre départ, je voulais voir si tu me faisais pas la gueule...
Aya sourit doucement, secoue la tête.
— Ho non. T’inquiète pas.
Rin laisse retomber tout son poids en arrière, soulagée.
— Cool ! Ça me rassure !
Puis elle se redresse soudain, yeux grands ouverts, comme si elle avait gardé une bombe dans la gorge tout du long.
— Au fait ! Tu sais pas la nouvelle trop bizarre ?
— Je sais pas… De quoi tu parles ?
Rin baisse instinctivement la voix, se penche vers elle, comme si l’air autour d’elles pouvait écouter.
— Tout à l’heure, au self, Jin-Ho a dit que la chambre de Yu est vide. Genre, complètement. Et personne l’a revu aujourd’hui…
Son regard se perd un instant vers les bâtiments du dortoir, silencieux.
— C’est trop chelou ! Il s’est tiré sans dire au revoir ? Sérieux ?
Elle croise les bras, agacée, sans comprendre le poids réel de ce qu’elle vient d’annoncer.
— Ça se fait pas. Elle marque une pause puis fixe Aya. Il s’est passé un truce en mission ?
Aya, elle, reste figée. Une goutte glacée se loge sous ses côtes. Et elle revisualise…
Gojo, son visage fermé.
Son ordre sans regard.
Sa voix vide.
La chambre de Yu vide.
Personne ne l’a vu.
Et là, d’un coup, l’air semble devenir plus lourd autour d’elle. Comme si quelque chose venait de bouger… juste derrière les murs du lycée.
Aya fronce aussitôt les sourcils. Son livre claque contre sa cuisse lorsqu’elle se redresse d’un bond.
— C’est une blague ?
Rin lève les mains, sur la défensive.
— Hé nooon ! Enfin... c’est Jin, alors bon… Il a parfois un humour douteux… Mais viens, on va voir par nous-mêmes si tu veux ?
Mais Aya ne l’écoute déjà plus. Une alarme sourde se lève dans sa poitrine, une vibration glacée qui court sous sa peau. Son souffle se bloque.
— Il faut trouver Gojo. C’était pas Yu.
Rin écarquille les yeux.
— Pas Yu ? Attends, quoi ?!
— Viens !
Aya prend sa peluche panda par reflexe, saisit Rin par le poignet sans lui laisser le temps de protester et traverse la cour à grandes enjambées. Le vent attrape ses cheveux argentés, sa respiration devient sèche. Rin, désorientée, fait de son mieux pour suivre.
Le couloir principal leur avale les pas. Aya fonce droit vers le bureau de Gojo et frappe aussitôt, sans attendre que son cœur rattrape sa course.
— Satoru !
Silence.
Elle frappe plus fort, son poing sec martelant le bois.
— Satoru !! Le silence. Encore. Rien. Pas même un bruit derrière la porte.
Le sol semble basculer une seconde sous ses pieds.
— Il doit être chez le directeur. Viens !
Elle ne regarde pas si Rin suit, elle court déjà. Les néons du couloir se reflètent dans ses yeux, trop clairs, trop vifs. Son souffle est haché. La panique, cette fois, n’est plus abstraite : elle a un visage. Elle frappe à la porte de Yaga avant même d’être complètement arrivée.
— Monsieur Yaga !
La porte s’ouvre d’un geste brusque. Yaga apparaît, massif, le visage fermé. Et derrière lui… Gojo. Immobile. Épaules basses. Comme vidé.
Rin, derrière Aya, manque de rentrer dans sa nuque tant elle s’arrête net.
— On est en pleine réunion. C’est pour quoi ?
La voix de Yaga est dure, mais Aya ne ressent rien. Pas maintenant. Ses doigts tremblent légèrement quand elle s’avance d’un pas.
— C’est Yu. Sa chambre est vide… Et je sais que c’est pas Yu.
Elle balance la vérité comme on tire une grenade. Haletante. Le cœur trop haut dans sa gorge.
Un silence, lourd, épais, tombe dans le bureau. Yaga tourne lentement la tête vers Gojo. Les sourcils profondément froncés. Le regard n’a rien d’une question.
— Et en plus, des élèves étaient au courant, Gojo ?!
Le reproche claque, sec, mais Gojo ne répond pas. Pas même un geste. Il demeure là, au milieu de la pièce, un peu trop pâle, un peu trop figé, comme s’il portait un gouffre sous son manteau. Yaga soupire lentement, puis referme la porte d’un geste ferme.
— Merci pour l’info.
La porte claque devant le nez des deux adolescentes et se vérouille. Aya reste là, immobile, le souffle court. Rin derrière elle écarquille encore les yeux, perdue, mais effrayée avant tout par cette ombre nouvelle que Gojo traîne dans son sillage.
Et Aya sent, sans avoir besoin qu’on lui dise sent que quelque chose vient de basculer. Une ligne vient d’être franchie. Et déjà, il est trop tard pour reculer. Elle cligne des yeux, figée, comme si son cerveau refusait de comprendre que la porte vient réellement de se refermer devant elle.
— Mais…
Sa voix s’effile, happée par le silence du couloir.
Rin, elle, se rapproche d’un pas, les sourcils froncés.
— C’était qui, du coup, Yu ?...
Aya ne réagit pas tout de suite. Son regard est vide, perdu quelque part très loin dans un souvenir, ou dans la clairière où le temple murmurait encore.
— …Raku.
Le nom tombe de sa bouche comme une pierre dans l’eau.
Rin bondit en arrière, la main sur la bouche, les yeux écarquillés comme deux lanternes.
— PARDON ?!
Aya hoche doucement la tête. Ses doigts se crispent contre sa peluche Son souffle se raccourcit, sec, instable.
— …Et elle est partie.
Un courant d’air froid semble traverser le couloir.
Rin fronce les sourcils et se plaque littéralement contre la porte, comme une gamine devant un drama trop intense. Son oreille colle au bois.
— Je sais pas ce qui se passe, mais Gojo se fait défoncer.
Derrière la porte close, les voix s’élèvent d’un coup, étouffées par l’épaisseur du bois. On ne distingue que quelques bribes, mais elles claquent comme des éclats de verre.
— …Calme-toi, Nanami ! C’est bon, je vais le retrouver…
Aya fronce les sourcils, encore plus tendue.
— Il parle de Yu ?
— Si c’est Raku… on s’en passera. Répond Rin
Aya tressaille.
— Il a dit le… pas la…
Rin presse à nouveau son oreille contre la porte.
— Megumi lève le ton. C’est improbable. Ils sont tous sur Gojo… Elle recule d’un cran, dramatique. Il va mourir peut-être.
Aya ferme les yeux, une seule seconde, pour ne pas exploser. Puis elle inspire, ouvre lentement la main. Un souffle glacé. Une lueur pâle pulse dans sa paume.
— Attends...
Son aura frissonne et se déchire comme une pellicule d’eau. Sa projection s’en extirpe, translucide, légère, un reflet sans poids. Elle flotte un instant au ras du sol, sans bruit, sans souffle. Puis, d’un mouvement fluide, elle glisse vers la porte. Elle la traverse sans résistance, s’effaçant dans le bois comme une brume qui glisserait sous une cloison.
De l’autre côté… la vérité va lui apparaître. Et rien, absolument rien, ne pourra la préparer à ce qu’elle va voir.
Dans le bureau
l’atmosphère est un bloc. Lourde. Saturée. On dirait que l’air lui-même tient sa respiration. Le silence ne survit jamais plus de quelques secondes, aussitôt brisé par les voix qui claquent, brutes, comme des lames mal rangées.
Nanami se tient droit comme une poutre, bras croisés, regard fixe. Sa voix tombe, tranchante, clinique, sans élever le ton :
— Tu es incapable de travailler en équipe. C’est devenu chronique. On t’avait prévenu que ce n’était pas le moment. Le plan était pourtant très clair.
Gojo reste debout, seul au milieu de la pièce, comme une tache de blanc dans un tableau trop sombre. Ses lunettes pendent entre ses doigts. Ses traits tirés, la ligne de sa mâchoire crispée, le dos droit à s’en briser.
Pas une seule blague. Pas un sourire. Pas même ce soupir désinvolte qu’il utilise pour tout désamorcer.
Megumi, près de la fenêtre, n’a pas besoin de hausser la voix. Sa colère respire dans chaque seconde de silence.
— C’était pas à toi de décider. Tu savais très bien qu’on n’était pas prêts.
Son regard noir, dur, fixe Gojo comme s’il essayait de lui transpercer la vérité à travers la peau.
Gojo relève légèrement le menton. Pas pour défier. Pour ne pas s’effondrer. Sa voix sort plus sèche, plus amère que volontaire :
— Et si on avait attendu ? Hein ? Vous y avez pensé ? Si j’avais rien fait, elle serait encore là. Sous notre nez. À écouter. À se nourrir de nous.
Dans le couloir, Aya, dos contre le mur, répète à Rin ce que sa projection lui montre, ce qu’elle entend. Rin, bouche ouverte, est immobile, à la fois absorbée, terrifiée et fascinée.
Dans le bureau, Yaga se lève enfin. Le cuir de son fauteuil grince sous son poids. Sa voix est d’un bloc, dure et pleine.
— Mais tu l’as fait seul. Tu as mis Aya en danger sans même lui dire. Tu l’as exposée à une entité dont on ne connaît rien. Et qui a clairement exprimé qu’elle la veut.
Aya se fige. Son cœur se crispe. Ses doigts tremblent sur son livre.
Nanami reprend, plus sec qu’il ne l’est jamais, comme s’il tentait de retenir sa colère en la réduisant en tranchants.
— Et Souta, hein ? Tu savais qu’il doutait. Qu’il flanchait un peu ces derniers temps. Et tu l’as laissé seul, dehors, sans protection. Il a disparu, Satoru. Disparu.
Le mot disparu rebondit contre les murs. Il n’a pas besoin d’être plus fort pour être plus grave.
Megumi ajoute, la voix basse, mais glaciale, une colère froide qui fait reculer même l’air autour de lui :
— On en paie déjà le prix.
Il serre les poings, son regard brûle.
— Bravo, Gojo. Encore une fois, tu as eu raison… tout seul.
Un silence coupant.
— Comme toujours.
La projection d’Aya tremble à peine, traversée d’un frisson. Et, de l’autre côté de la porte, le monde d’Aya semble se fissurer.
Aya murmure, comme si les mots sortaient d’un gouffre :
— Souta... mais... on était ensemble...
Sa voix est minuscule, presque cassée. Comme si dire son nom devenait douloureux.
De l’autre côté de la pièce, Gojo ne bouge plus. Un long moment, il ne dit rien. On dirait qu’il cherche l’air. Ou la force. Puis, lentement, il baisse la tête. Comme si elle pesait trop lourd. Sa voix tombe. Grave. Râpeuse. Pas un aveu. Un effondrement.
— Je sais.
Un souffle.
— J’ai merdé.
Le silence qui suit n’est plus un silence. C’est un poids. Quelque chose qui écrase les côtes, qui rend l’air trop dense. Même Yaga, pourtant solide comme un mur, paraît vaciller une seconde. Surpris. Presque inquiet.
Gojo fixe le sol. Ou rien. Comme si la pièce était soudain trop étroite pour contenir sa faute.
— Je l’ai senti disparaître.
Il ferme un instant les yeux.
— Et j’ai rien pu faire.
La phrase tombe comme un coup. Un couperet.
Yaga se redresse à pleine hauteur. Ses bras se croisent, stables. Mais sa voix, elle, est inflexible.
— Alors maintenant tu nous écoutes. Tous.
Il pointe légèrement la main, comme pour l’ancrer dans la réalité.
— Tu ne prends plus aucune initiative. Parce que si on perd encore quelqu’un… ce sera sur toi.
Aya n’entend plus que son propre cœur. Un battement lourd. Sourd. Qui l’empêche de respirer correctement. Ses doigts se crispent contre sa peluche. Ses jambes flanchent presque. Le monde tangue. Comme si le sol, sous elle, glissait.
La projection vacille, floue. Puis tout se met à bouger. Des silhouettes traversent la pièce, sortent, les voix s’éteignent, les portes claquent.
Dans le couloir, Rin murmure, la gorge serrée :
— Zenin ?... Comment c’est possible ?
Aya n’a plus de voix. Seulement un souffle. Puis, brusquement, elle se redresse. Comme poussée par une urgence brutale.
— Ils sortent.
Son ton est pâle, mais décidé. Rin sursaute et se laisse entraîner, presque tirée par la manche
Gojo sort du bureau en premier, le visage fermé. Pas un pli de travers. Pas un souffle de trop. Ses pas claquent faiblement sur le sol, trop réguliers, trop précis, comme si son corps avançait mécaniquement alors que son esprit… vacille ailleurs.
L’air change autour de lui. Un frisson glisse le long des murs, invisible mais brutal, comme une tension électrique retenue au bord de la décharge.
Aya se redresse instantanément, les yeux rougis, la gorge nouée.
— Satoru...
Sa voix tremble. Elle accroche son nom comme on s’accroche à une rambarde au-dessus du vide.
Mais Gojo ne réagit pas. Il ne tourne même pas la tête. Pas un mouvement. Pas un muscle qui cille. Il passe devant elle, silhouette blanche, presque spectrale dans le couloir assombri, et le monde entier se tait autour de lui. Même l’air semble retenir sa respiration, suspendu, compact. Quand il referme la porte de son bureau derrière lui, le clic résonne comme un couperet.
Yaga baisse lentement la tête, les épaules lourdes.
Megumi, lui, ne dit pas un mot : il serre la mâchoire et file vers la cour, le pas vif.
Nanami reste figé, les mains crispées sur son dossier, le regard noir. Personne ne bouge.
Parce que tous savent ce que ça signifie : quand Gojo Satoru devient silencieux… c’est qu’il retient quelque chose de plus dangereux que lui.
Aya glisse contre le mur, ses jambes ne supportant plus rien. Ses bras se serrent autour d’elle, comme pour empêcher son cœur de s’effondrer.
— Souta…
Le nom tremble sur ses lèvres, fragile, déchiré.
Rin s’accroupit immédiatement à côté d’elle, ses yeux larges, paniqués.
— Putain… je comprends rien…
Elle secoue la tête, perdue.
— Mais c’est grave. Ça, je le sens. Grave de chez grave.
Aya ferme les yeux une seconde, respire difficilement.
— Il était en ville… J’ai reçu un message il y a même pas une heure…
Un souffle.
— Il faut aller voir.
Rin hoche la tête, déjà prête à la suivre si necessaire.
Dehors, dans la cour, Megumi s’arrête. Il joint les doigts. Son ombre se déploie sous ses pieds comme une mare d’encre.
Sa voix tombe, basse, nette :
— Sors des ténèbres, voile plus noir que la nuit… et purifie cette souillure, source d’ennui…
L’air frissonne. Un rideau d’ombres chute du ciel : doucement, comme une pluie noire et enveloppe le lycée entier. Le monde extérieur disparaît, avalé par une sphère d’obscurité silencieuse.
Aya fixe la vitre. On dirait qu’un deuxième ciel vient d’être posé par-dessus le premier.
— C’est quoi… ça ?
Rin avale sa salive.
— Un rideau.
Elle garde les yeux rivés dessus.
— Ça cache l’école des regards extérieurs… et ça bloque les fléaux. Ou les intrus.
Elle hésite.
— Pour nous… je sais même plus si c’est une protection… ou une prison.
Aya sent son cœur se serrer encore. Parce que si Megumi l’a lancé maintenant… c’est qu’ils vont chercher ce qui manque. Ce qui a disparu. Ce nom qu’elle refuse encore de formuler : Souta.
Aya sort sans même réaliser qu’elle respire à peine. Elle tend la main vers la barrière… et sa paume traverse l’ombre comme dans de l’eau tiède. Aucune résistance. Aucun choc. Rien.
Elle inspire, les yeux écarquillés.
— …On peut sortir.
Rin passe une tête, approche, hésite, puis teste du bout des doigts.
— Ok… donc on y va ? Comme ça ? Sans prof ? Elle grimace. Sérieux, Aya, ça pue à dix kilomètres…
Mais Aya est déjà en train de marcher, le pas vif, le souffle court.
— Ils nous ignorent ! Ils nous cachent tout ! crache-t-elle, la voix tremblante.
Elle parle trop fort, trop vite. Elle ne contrôle plus rien. Sa voix tremble.
— J’aurais pas dû le laisser seul… j’aurais dû rester… j’aurais…
— Hé ! souffle Rin, la rattrapant. Il est grand, tu sais ? T’es pas sa mère non plus.
Aya s’arrête une demi-seconde, se retourne, les yeux brûlants.
— Il est en danger !
Sa voix se casse.
— Et c’est moi qu’elle veut…
Rin déglutit et lève les main.
— …Okaaay. Très rassurant.
Mais elle la suit. Parce qu’elle voit bien qu’Aya ne tiendra pas debout si elle la laisse seule.
Elles ont presque couru… Shibuya déborde d’agitation, comme si rien n’avait été arraché du monde quelques minutes plus tôt. Des néons, des rires, des pas pressés. Un décor trop normal pour ce qui manque.
Rin regarde autour, souffle un petit rire nerveux.
— Ça fait un bail que j’avais pas vu Shibuya…
Aya ne voit rien. Rien sauf les vides. Les ombres qui ne sont pas là. Les traces invisibles d’une absence qui hurle.
— Il m’a envoyé un message… juste avant de…
Sa voix se brise. Elle balaie la rue du regard, les yeux secs mais tremblants.
— Rien…
Rin pivote sur elle-même, cherche une ruelle, un signe, un mouvement.
— T’as essayé d’appeler ?
Aya hoche lentement la tête. Sort son téléphone. Compose. Colle l’appareil à son oreille.
Une seconde.
Deux.
Puis :
— Votre correspondant ne peut être joint…
Répondeur direct.
Aya baisse lentement le bras, ses doigts tremblants refermés sur l’appareil.
— …C’est pas normal. Pas lui.
Son souffle s’écroule sur les pavés de Shibuya. Et Rin, pour la première fois depuis qu’elles ont quitté l’école, ne trouve rien à dire.
— Il est où… ?
La question sort en un souffle brisé, comme si quelque chose se déchire dans la gorge d’Aya.
Rin hésite, se frotte la nuque, regarde autour d’elles comme si la réponse pouvait être écrite dans la lumière des néons.
— Peut-être qu’on aurait dû prendre notre prof irresponsable avec nous… murmure-t-elle.
Elle tente de plaisanter, mais sa voix manque de force.
— Il est relou, mais… son Sixième Œil…
Aya serre les dents.
— Il veut rien dire, t’as bien vu…
Et cette fois, ça craque. Les larmes roulent toutes seules. Sans prévenir. Sans qu’elle les chasse. Elles brûlent ses joues, laissent un sillon brillant dans la lumière orangée de Shibuya.
— Il nous ignore…
Ses doigts se resserrent sur son téléphone, à s’en blanchir les phalanges.
— Il nous laisse dans le noir !
Elle avance, encore. Plus vite. Puis encore. À chaque pas, son souffle se fait plus court, plus secoué. Elle compose de nouveau le numéro. La tonalité n’arrive même pas. Juste le message automatique, froid comme une lame :
Votre correspondant ne peut être joint pour le moment…
Aya coupe, relance, retente. Encore. Encore. Toujours le répondeur.
Rin la suit en silence, moins bravache, moins moqueuse. Presque inquiète.
Et autour d’elles, Shibuya continue de vivre.
Les rires.
Les conversations.
Les lumières.
Et dans tout ce vacarme… les rues restent étrangement silencieuse pour Aya. Comme si le monde entier retenait son souffle. Comme si quelque chose manquait vraiment. Comme si l’absence de Souta avait laissé un creux net. Un trou dans la réalité. Un endroit où même le bruit ne veut plus entrer.
— On peut demander à des passants s’ils ont vu un grand mec aussi joyeux qu’un croque-mort en boîte de nuit ?
Rin tente la blague. Une blague qui, d’habitude, décrocherait au moins un sourire. Mais Aya ne réagit pas. Pas même un clignement. Elle avance, le regard vitreux, comme si quelque chose l’arrachait de l’intérieur. Ses pas deviennent plus lourds. Plus courts.
— Allez… souffle Rin, la voix fragile. On va bien finir par le trouver…
Aya ralentit au pied de l’escalier de pierre. Elle s’immobilise, comme happée par un souvenir qui la dépasse.
— On était là quand je suis partie, murmure-t-elle. Ses mots tremblent autant que ses doigts.
Elle scrute chaque pavé, chaque recoin. Rien n’a bougé. Le décor est lisse, innocent, comme si la rue refusait de fournir la moindre preuve. Comme si la disparition de Souta n’avait laissé… aucun bruit.
Rin s’accroupit à côté d’elle, sans trop savoir quoi faire.
— Vous avez fait des stands ? Ils l’ont peut-être vu partir ?
Mais Aya n’écoute déjà plus. Elle appelle sa projection, un souffle, un réflexe. La silhouette d’eau glisse hors d’elle, aussi silencieuse qu’une larme.
— Cherche aussi, s’il te plaît…
La projection file dans les ombres, rapide, nerveuse.
Aya déglutit, sort la peluche, la presse contre son torse, comme une ancre prête à couler. Elle ignore totalement la proposition de Rin. Ou ne l’entend pas.
— C’est ma faute…
Sa voix se brise.
— C’est moi qu’elle voulait…
Rin reste plantée là, complètement démunie. Ses bras pendent. Elle cligne des yeux, perdue.
(Ok. Super. Toutes mes idées sont nulles. Elle veut même pas parler aux commerçants…)
Elle soupire, agacée, inquiète, dépassée tout à la fois. Sort son téléphone.
— J’appelle notre débile de prof ?
— …Fais comme tu veux.
Aya s’est déjà laissée tomber sur les marches. Recroquevillée. La peluche écrasée contre sa poitrine. Ses sanglots ne sont que souffle, étouffés, douloureux, comme des hoquets d’enfant qui brisent le silence.
Rin compose. Attend.
— Ouais, Sensei… c’est Rin. Et Aya.
On est à Shibuya.
Ben oui. Faut bien que quelqu’un se bouge, vu que personne nous dit rien…
Une lumière se vrille dans un coin de la rue. Elle se déforme comme une vague, étire les ombres…
Gojo apparaît. Téléphone collé à l’oreille. Silhouette trop droite, trop immobile. Visage fermé. Un calme sinistre.
Rin raccroche aussitôt, la gorge sèche.
Aya ne bouge pas. Elle n’a même pas entendu. Elle serre toujours la peluche, comme si elle voulait retenir Souta à travers elle.
Gojo avance. Ses pas sont lents. Mesurés. Il garde les mains dans les poches. Comme si chaque geste de plus pourrait faire s’écrouler quelque chose qu’il retient encore. Quelque chose de gigantesque. Quelque chose de dangereux.
— Mon rôle serait de faire la morale sur le fait d’avoir quitté le campus malgré la pose du rideau, mais je suis mal placé ce soir.
La voix tombe, calme. Trop calme. Un calme de surface, le genre de calme qui arrive juste avant qu’un barrage cède.
— Vous avez espionné la conversation, je suppose ?
Aya relève lentement la tête. Ses yeux sont rouges, fixés sur lui comme on fixe quelqu’un qui a laissé tomber le monde.
— Évidemment.
Un souffle brisé.
— Vu qu’on nous dit rien. Et… tu savais que Yu était parti de l’école ?
— Ça, je l’ai appris de vous deux.
Il ne prend même pas la peine de faire semblant. Ses lunettes glissent un peu, révélant un éclat pâle, épuisé. Un éclat qui ne ressemble pas au Gojo qu’ils connaissent : brillant, arrogant, inébranlable. Celui-là a l’air… vidé.
Aya serre sa peluche, les doigts blanchis.
— Il était avec toi, quand je suis partie, dit-elle d’une voix presque enfantine. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Gojo détourne enfin les yeux. Juste une seconde. Juste assez pour trahir la fissure.
— Je suis parti aussi… Pour tenter de te rattraper…
Un souffle lourd.
— Visiblement j’aurais pas dû… Je pensais qu’il allait suivre…
Rin tape du pied, impatiente, les bras croisés, la rage au ventre.
— Bon ! On fait un pique-nique ou on se bouge ?! Les recherches vont pas avancer si on reste là à parler culpabilité pendant une heure !
Sa voix craque. Ce n’est pas de l’insolence. C’est de la peur.
Aya, elle, se replie sur elle-même. Son corps se contracte, sa respiration s’étouffe. Elle baisse la tête, la peluche écrasée contre son sternum.
Gojo la regarde une seconde, longuement. Il semble vouloir parler, mais les mots meurent dans sa gorge.
Il soupire. Fatigué. Brisé par quelque chose qu’il refuse encore de dire.
— Quinze minutes après vos départs…
Il marque une pause.
Une brève fermeture des paupières.
— …j’ai senti un trou.
Sa voix se baisse d’un cran.
— Un vide dans les radars.
Il ne dit pas "une attaque".
Ni "un combat".
Ni "un appel à l’aide".
Juste "un vide".
Et pour Gojo Satoru… c’est pire que tout.
Aya sursaute, comme si quelque chose venait de traverser son âme. Sa projection, à quelques rues de là, vient de heurter une trace.
— Là !
Elle bondit, le cœur en feu, et se met à courir sans regarder derrière elle.
— Hé ! Aya ! attends ! Rin accélère aussi, paniquée, essoufflée.
Elle regarde Gojo.
— Ton GPS, il sert à quoi en fait ?! Il voit rien ce truc ! Ton Sixième Œil, c’est du décor ?!
— Qu’est-ce que t’as vu Aya ? demande Gojo, les sourcils crispés.
Mais Aya ne répond pas. Elle dérape dans une ruelle, comme tirée par un fil invisible. Elle s’arrête. Et tout son corps se fige.
Au sol, une peluche. Noire. Un peu sale. Le petit loup qu’elle lui a offert… posé comme abandonné par un enfant trop pressé.
— Non…
Elle tombe à genoux. Ses doigts tremblent en attrapant la peluche, la serrant contre sa poitrine avec une douceur désespérée. Les larmes jaillissent, incontrôlables, brisant les quelques morceaux de souffle qui lui restaient.
Rin surgit derrière, prête à frapper le moindre tesson d’ombre.
— Si je la croise… JE L’EMBROCHE !
Sa voix tremble. De rage. De peur.
Elle balaye la rue du regard et son œil accroche un reflet. Elle court vers l’objet.
— J’ai son téléphone !
Elle s’accroupit, récupère l’appareil fissuré, le brandit comme une preuve.
Gojo, lui, ne s’approche pas. Il s’élève, lentement, comme porté par une force invisible.
Ses pieds quittent le trottoir, il se détache du sol sans effort, ses vêtements frémissant dans un courant d’air inexistant.
Il domine la rue du regard, silencieux, scrutant chaque veine d’énergie, chaque faille.
— Oh merde, souffle Rin, les yeux ronds. J’avais oublié qu’il était gonflé à l’hélium.
Aya, elle, n’entend plus rien. Elle pleure, recroquevillée autour de deux peluches, la sienne, et celle de Souta. Comme si les serrer suffisait à le ramener.
— On va jamais le retrouver…
Sa voix est un murmure brisé, avalé par la poussière.
Rin s’accroupit à côté d’elle, maladroite, mais présente. Elle pose une main sur son épaule, hésitante, mais chaleureuse.
— Hé…
Sa voix se veut légère, mais elle craque au milieu.
— C’est Zenin… Ok ? C’est un mur, ce gars. Il est balèze. Il peut pas disparaître comme ça.
Aya secoue la tête, les doigts crispés sur la fourrure râpée de la peluche.
— Elle…
Un souffle.
— C’est un monstre.
Elle ferme les yeux. Et la ruelle devient trop grande, trop vide, trop froide. Comme si Souta avait été arraché du monde, et qu’il tremblait encore dans l’air, quelque part où elle ne peut pas le suivre.
Gojo retire lentement ses lunettes. Les verres reflètent un instant les néons de Shibuya avant de disparaître dans sa main. Ses yeux nus, trop clairs, trop vastes, trop silencieux, s’ouvrent sur les lignes du monde.
Le Sixième Œil pulse, s’élargit, balaie les strates d’énergie comme un sonar déployé à travers la ville entière. Il cherche. Il remonte les traces invisibles. Ce que personne d’autre ne pourrait voir. Ce qu’il a l’habitude de voir. Ce qu’il n’aurait jamais dû manquer. Son visage reste immobile. Mais ses pupilles, elles, vibrent. Comme si quelque chose les heurtait de l’intérieur.
Une passante s’arrête quelques mètres plus loin. Elle hésite. La scène est étrange : deux adolescentes recroquevillées sur le sol, l’une serrant des peluches comme des reliques, l’autre tentant maladroitement de la soutenir. Le contraste est trop fort pour qu’une citoyenne ordinaire ne réagisse pas.
— Je… je peux aider ? Vous avez pas l’air bien, les filles…
Sa voix est douce, sincère, mais teintée de cette inquiétude des adultes qui ne savent pas s’ils doivent intervenir ou passer leur chemin.
Rin tourne immédiatement la tête vers elle. Son regard change : un éclat dur, tranchant, instinctif. Comme un animal prêt à protéger son territoire.
— Hm.
Un son bref.
Un avertissement.
La passante sursaute.
Aya relève lentement la tête. Ses joues sont trempées, son souffle haché. Son regard, lui, n’a plus rien d’enfantin : c’est une mer en pleine tempête. Elle ouvre la bouche… mais aucun mot ne sort.
Alors Rin prend le relais. Sec. Nerveux. Sans filtre.
— Non, ça va, madame. Bonne soirée.
Ton tranché, paroles rapides. Juste assez polies pour éviter un scandale, assez froides pour mettre fin à toute question.
La femme recule d’un pas, surprise. Elle devine que quelque chose cloche : pas juste une dispute entre amis. Quelque chose de plus lourd. De plus vaste. De plus sombre. Elle baisse la tête, gênée.
— D’accord… désolée...
Et elle s’éloigne dans la foule, disparaissant sans même comprendre qu’elle a frôlé quelque chose qui n’appartenait plus vraiment au monde ordinaire.
Gojo, lui, n’a pas quitté le sol du regard. Ses yeux tremblent d’un éclat trop pâle.
Ce qu’il voit…
Ce qu’il lit dans les fibres de la rue…
Ce qu’il ne trouve pas…
…lui glace le sang.
Pour la première fois depuis longtemps.
Gojo redescend d’un bond silencieux. Ses pieds touchent le sol sans bruit. Il s’accroupit immédiatement, comme tiré par une intuition trop précise, et effleure du bout des doigts un point minuscule entre deux fissures du pavé.
Là.
Juste là.
Quelque chose pulse.
Une vibration maigre, résiduelle, presque déjà morte.
Un fil d’énergie qui s’effiloche dans l’air comme une dernière respiration.
Aya s’avance d’un pas, les peluches serrées contre elle comme une bouée, ses doigts blanchis par la pression.
— Tu… tu vois quelque chose ?…
Sa voix est un fil. Si faible qu’elle semble prête à se couper toute seule.
Derrière elle, Rin se redresse, croise les bras pour masquer sa nervosité.
— Et t’as l’intention de nous en faire part, j’espère, Sensei…
Gojo ne répond pas tout de suite. Il se relève lentement, comme si chaque geste lui coûtait. Il remet ses lunettes, mais cette fois, ce n’est pas pour se protéger. C’est pour cacher.
— …Des résidus, dit-il enfin.
— De quoi ? grogne Rin.
— Probablement… un portail maudit.
Aya se fige. Ses lèvres tremblent.
— Un… portail… ?
Gojo hoche la tête, le regard soudain très loin.
— On a manqué l’ouverture de quelques minutes. Peut-être moins. Elle a tiré quelque chose… ou quelqu’un… de l’autre côté.
Le dernier mot tombe comme une pierre dans l’estomac d’Aya.
Rin avance d’un pas, féline, tendue.
— Et comment on entre ? On l’ouvre comment ton foutu portail ?
— Si je savais, répond Gojo d’une voix plate, …je serais déjà en train de le traverser.
Il baisse les yeux. Un geste rare. Un aveu qu’il ne formule pas.
Rin le regarde, presque choquée.
{Il… il panique. Pas à voix haute, mais… c’est là. Je l’ai jamais vu comme ça…}
Aya ferme les yeux.
Elle inspire.
Son souffle tremble.
Puis elle hurle.
Hurle avec tout ce qui reste.
Tout ce qui casse.
Tout ce qui brûle.
— C’EST MOI QU’ELLE VEUT !!
Gojo relève la tête, surpris.
Rin sursaute.
Aya recule d’un pas, puis hurle à nouveau, la voix déchirée, sauvage :
— JE SUIS LÀ !! LAISSE-LE !! VIENS ME CHERCHER !!
Le cri rebondit contre les immeubles, se brise sur les vitres, s’éparpille dans les rues…
et retombe dans un silence sec, assassin.
Aucune réponse.
Pas une ombre.
Pas un souffle.
Rien.
Juste une absence… aussi violente qu’un cri qu’on aurait étranglé de l’autre côté du monde.
Gojo relève lentement la tête, son regard comme lavé de toute lumière.
— Ou alors… elle vous veut tous les deux.
Sa voix tombe, creuse.
— Et dans ce cas… elle ne le lâchera pas.
Rin grimace, gratte sa nuque, nerveuse.
— J’aime pas quand je comprends rien… Ça me donne envie de frapper un mur.
Aya retient un sanglot. Ses doigts tremblent autour des peluches, mais son regard brûle.
— Il faut faire quelque chose… maintenant.
Gojo recommence à marcher, des allers-retours rapides, précis. Son pas s’accélère. Ses pensées tournent, cognent, s’emboîtent. Il revient vers le sol, s’accroupit, presque allongé contre le bitume. Ses doigts effleurent la fissure invisible, suivent une ligne que ni Aya ni Rin ne peuvent voir. Il s’arrête net. Il se redresse, lentement. Ses épaules se tendent. Son regard change, plus vif, plus froid, plus… dangereux. C’est le regard de Gojo en mode guerre.
— On suit la trace.
Aya ouvre grand les yeux.
— Tu veux dire que… ?
— Elle a laissé une faille énergétique, répond-il sans détour. Minuscule. Instable. Une ligne brisée.
Il pointe le sol d’un geste précis. Mais elle existe. Et si elle existe… je peux la forcer.
Aya s’avance, presque prête à courir.
— Alors on y va ! On doit le retrouver ! Maintenant !
Gojo l’arrête d’un regard. Un regard qui pèse lourd.
— Aya… écoute-moi. Ce que je vais ouvrir, c’est pas une porte. C’est une blessure dans l’espace. Du bricolage maudit.
Et derrière…
Il inspire, une seconde de trop.
— …derrière, il n’y aura peut-être pas Souta. Ou pas celui que vous connaissez.
Rin se redresse d’un coup, le poing serré comme une menace.
— Alors on y va tous les trois. Pas d’escapades solo, pas d’ordre débile, pas de “restez dehors, c’est dangereux”.
Elle pointe du doigt Gojo.
— Si tu replonges dans tes habitudes, je te jure que je te traîne par l’écharpe.
Elle se tourne vers Aya.
— Il est là, non ? Tu le sens ?
Aya serre les mains autour des deux peluches.
— Je… je sais pas. Mais… oui…
Elle ferme les yeux, respire.
— Je crois que… quelque chose de lui est ici. Très loin. Très faible.
Elle rouvre les yeux.
— Il est quelque part. Et elle l’a pas… détruit. Pas encore.
Gojo baisse les yeux vers la fissure invisible. Il passe deux doigts au-dessus, sans toucher. Un souffle d’énergie remonte. Ses lunettes glissent sur son nez. Et son Sixième Œil s’ouvre : une fraction de seconde.
L’air tremble autour de lui. La lumière se plisse. Une onde sourde parcourt la rue, comme si la réalité elle-même avait palpité.
Rin recule d’un pas, les yeux ronds.
— Putain… j’la sens jusque dans mes os…
Aya serre les dents.
— Satoru… c’est quoi ?
Gojo relève à peine la tête.
— Une trace. Une cicatrice. Une invitation.
Son sourire n’a rien de joyeux. Il est tranchant. Douloureux. Un sourire de prédateur blessé.
— Elle veut qu’on vienne.
Il recule d’un pas. Joint ses mains.
— Et je vais lui ouvrir la porte.
Rin s’approche, son pas nerveux frappant presque le bitume.
— Tu peux savoir où il est ? Réponds-nous !
Gojo ne bouge pas. Ses yeux sont fixés sur la déchirure invisible, là où l’air frémit par instants, comme si une chaleur imperceptible remontait du sol. La faille n’a pas vraiment de forme, juste une impression de vertige figé, comme une cicatrice ouverte dans la lumière.
— Ce n’est pas un lieu, murmure-t-il, la voix basse, comme s’il parlait à la brèche elle-même. Ni une dimension.
Ses doigts tracent un arc lent au-dessus du bitume, suivant une ligne que seuls ses yeux voient. C’est un pli. Dans l’esprit.
Rin cligne des yeux, perdue.
Aya, elle, se fige. Ses bras serrent plus fort les deux peluches, comme si elles étaient des ancres contre ce qu’il décrit.
— Elle l’a tiré dans sa mémoire, continue Gojo, le ton plus grave. Ou dans ce qu’elle veut qu’il voie…
Sa voix s’effrite un instant. Une once de colère ou de peur, difficile à dire. Puis il se redresse légèrement.
Rin lâche un soupir sec, agacé, le cœur battant trop vite.
— Et on fait quoi ? On attend qu’elle nous le recrache ?
Gojo plisse les yeux. Ses paupières se resserrent sur quelque chose de minuscule, de précis. Un tremblement imperceptible parcourt ses doigts, comme une vibration retenue.
— Elle a fixé un point d’ancrage. Ici.
Il tapote le sol du bout de l’index.
— Mais pas sur un lieu. Pas sur elle non plus.
Il marque un silence. Son Sixième Œil dérape, cherche, recalcule.
— Sur lui…. C’est un lien vivant. Une fréquence interne. Une empreinte.
— Je comprends rien à ton charabia, maugrée Rin.
Aya avance d’un pas, sa voix se brisant presque.
— Il… il va bien ?
Gojo ferme les yeux. Une seconde. Deux. Son souffle tremble à peine, imperceptible pour quelqu’un d’autre qu’elles.
Puis il murmure :
— Je sais pas, Aya.
Sa voix se fissure.
— Je ne le sens plus.
Il rouvre les paupières, et l’ombre qui passe dans ses yeux n’a rien à voir avec un professeur insouciant. Elle est lourde. Douloureuse.
— Mais je pense qu’elle a placé un sceau. Juste avant qu’il disparaisse.
Son ton devient tranchant. Une marque mentale. Une laisse. Elle l’a tatoué de l’intérieur. Et ce truc… empêche quiconque de le suivre.
Rin lâche un :
— …Super.
Puis, plus direct :
— Du coup, on peut ouvrir une faille ou pas ?
Gojo reste immobile. Seule sa mâchoire se contracte, un muscle vibrant sous sa peau. Son regard revient à la trace au sol, à cette forme qui n’existe pas encore mais qui, pour lui, hurle.
— On pourrait, dit-il enfin.
Il relève le menton vers elles.
— Mais ce qu’elle a fait… c’est pas un simple déplacement.
Il inspire lentement, comme s’il avalait un poids.
— C’est un piège mental. Un plan enfermé dans un autre.
Il fait un pas en arrière, les observe l’une après l’autre.
— Si on ouvre en force, on risque de tout écraser.
Un battement de cœur passe.
— Lui avec.
Le silence tombe. Brutal. Comme si l’air manquait soudain d’oxygène. Et dans cette rue de Shibuya, sous les néons qui clignotent comme des battements cardiaques, Aya comprend vraiment, pour la première fois, à quel point la situation est en train d’échapper à tout le monde.
Aya recule d’un pas, comme si les mots eux-mêmes l’avaient frappée.
— Mais… tu dis qu’elle l’a marqué sur lui… ?
Gojo incline la tête. Lentement. Gravement. Ce n’est pas une explication. C’est une sentence.
— Ouais.
Il porte deux doigts à son propre front, effleure la peau.
— Ici. Exactement là.
Son geste est calme, mais tout son corps hurle l’inverse. Sa voix tombe, basse, dure :
— C’est pas juste un piège.
Il relève les yeux.
— C’est une prison. Dans sa tête.
L’air autour d’eux se contracte, presque audible. Rin cesse de respirer. Aya, elle, reste plantée là, les deux peluches écrasées contre sa poitrine, sa respiration chaotique, avalée par l’angoisse. Ses yeux pleins de larmes cherchent un coin de réalité où s’accrocher.
Gojo poursuit, chaque mot plus sec, plus coupant :
— Elle veut qu’on le suive. Pour tomber aussi.
Aya suffoque. Une larme chute, puis une autre, avant qu’elle n’éclate entièrement, brisée.
— On peut pas l’abandonner ! sanglote-t-elle.
Sa voix se déchire.
— Il faut que tout le monde vienne… on trouvera une solution… pas comme ça…
Son appel n’a rien d’un cri. C’est une prière. Une supplique désespérée qui tremble dans la rue vide de Shibuya.
Gojo la regarde. Pas avec condescendance. Pas avec pitié. Avec ce calme étrange d’un homme qui porte trop de morts dans sa mémoire.
Il parle bas, mais chaque syllabe tombe avec le poids d’une promesse :
— Et on va pas l’abandonner.
Il se redresse. Son manteau frissonne sous une bourrasque invisible. Ses épaules, d’ordinaire relâchées, se tendent. Ses poings se ferment. Une pression sourde, presque palpable, se répand autour de lui, l’air lui-même semble retenir son souffle.
— Mais si on entre là-dedans… faut être prêts à tout. Parce qu’elle, elle l’est.
Il pivote vers elles. Son œil, même derrière les lunettes, brûle d’une résolution froide, métallique.
— On prévient tout le monde.
Il articule chaque mot comme un ordre militaire.
— Je fais venir plusieurs exorcistes de classe 1… et S.
Il ajoute, plus sombre encore :
— Pas seulement Tokyo. Je veux les meilleurs.
Un silence lourd retombe. Rin déglutit. Aya tremble.
Gojo avance d’un pas, son ombre s’allonge sous le halo d’un lampadaire.
— On va le chercher. Ensemble.
Une étincelle glacée traverse son regard.
— Et on le ramènera.
Il marque un dernier arrêt. Inspiré. Puis :
— Et je vais éliminer Raku’en.
Pas une menace.
Pas un vœu.
Un verdict.
Déjà scellé.
Aya hoche la tête, son chagrin tenu de justesse par une détermination qui tremble encore.
— Oui… du monde. Des forts…
Ses doigts s’enfoncent dans le tissu des peluches, comme si elles la retenaient à la réalité. Sa voix se brise, un fil suspendu :
— Il faut le ramener… s’il te plaît…
Rin, à côté d’elle, se redresse comme un ressort. Plus d’hésitation, plus de bavardage. Ses poings sont serrés si fort que ses jointures blanchissent.
— T’as pas besoin de supplier, Aya.
Elle fixe la rue comme si elle attendait que Raku’en surgisse.
— On va le ramener. Tous ensemble. Et si cette saloperie de momie se met en travers… je jure que je lui arrache la gorge moi-même.
Aya la regarde, tremblante, les yeux noyés.
— Elle est dangereuse…
Sa voix se fissure.
— Je veux pas qu’il t’arrive aussi quelque chose Rin…
Gojo baisse un instant les yeux, un bref moment, si bref qu’on pourrait croire à un mirage.
Puis il relève la tête.
Ses pupilles ont repris ce tranchant d’acier, ce clair-obscur d’un homme qui ne recule plus.
— Alors on y va.
Pas un doute. Pas une seconde de flottement.
— On alerte Yaga, Nanami, Megumi… tout le monde.
Il balaye l’air d’un mouvement de la main.
— Pas de discussion. Pas d’hésitation.
Il tourne les talons, son manteau battant légèrement sous une brise soudaine. Sa voix, portée par le vent du soir, glisse jusqu’à elles comme un avertissement… ou une déclaration de guerre.
— Elle a lancé la partie.
Il ne se retourne pas.
— Maintenant… c’est à nous de jouer.
Aya reste figée une seconde, comme suspendue entre deux mondes. Puis Rin la regarde par-dessus l’épaule, l’œil flamboyant :
— Tu viens, Aya ?
Elle lui tend la main, pas comme une invitation, mais comme une promesse.
— On va lui botter ses fesses. Nous, on laisse pas les nôtres derrière. Jamais.
Aya hésite une fraction. Une seule. Puis ses doigts glissent dans ceux de Rin, encore tremblants. Rin l’entraîne pour rattraper Gojo.
Aya se relève, vacillante mais debout. Son regard n’a pas retrouvé ses forces, pas encore. Mais elle avance. Chaque pas est un “tiens bon”.
— Il le faut… souffle-t-elle.
Elle serre les peluches contre elle, comme deux petits battements de cœur qu’elle refuse d’abandonner. Elle marche. Dans la nuit qui tombe. Avec la peur à ses talons… et un espoir têtu, accroché à ses bras.