Le Revers de L'Infini - Tome 3 : Labyrinthe

Chapitre 10 : L’échiquier Fracturé

4310 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/12/2025 21:40

[ NOTE ]


Avant de foncer là-dedans comme Gojo après un café, vérifiez que vous avez bien lu le chapitre précédent. Sinon, vous allez comprendre l’intrigue aussi bien qu’un panda comprend l’algèbre. — Panda




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Une brume grise s’accroche à la ville défigurée. Elle ne flotte pas : elle rampe, se faufile entre les fissures, s’insinue dans les décombres comme si elle cherchait à écouter leurs pas. Le silence, lui, n’est pas un répit. C’est un avertissement.

Chaque pas soulève une cendre immobile, trop lourde pour voler, trop légère pour rester au sol. Chaque respiration semble heurtée, décalée, comme si l’air lui-même avait perdu le rythme du monde. Shibuya n’a jamais été aussi étrangère. Ni aussi vivante.


Gojo avance en tête. Il respire fort. Trop fort. Une traînée de sang séché barre encore la commissure de ses lèvres. Son aura, habituellement limpide, clignote par endroits, comme une lumière prête à grésiller.

— Je pense que Raku a compartimenté Shibuya… dit-il, la voix rauque. Comme un échiquier. Chaque case, un piège. Et chaque piège… un souvenir déformé.


Yuta scrute les ruines autour d’eux, son katana toujours prêt. Son regard est sec, vigilant, et pourtant une inquiétude perceptible le tire vers Aya à chaque fois qu’un bruit résonne.

— Tu crois que les autres sont proches ?

Il se rapproche légèrement d’elle, réflexe d’instinct.


Aya garde sa peluche serrée contre elle, le pouce crispé sur une boucle de fourrure. Ses yeux ne clignent presque plus.

— C’est… c’est un enfer.

Elle déglutit.

— Il faut les retrouver... vite.


Gojo s’arrête net. Son corps se tend d’un seul coup, comme si un fil invisible venait de vibrer dans son esprit. Son Sixième Œil pulse, affaibli, vacillant, mais toujours là, menaçant, incandescent.

— J’vois des distorsions, murmure-t-il. Là-bas.

Il désigne une large brèche entre deux immeubles fracturés.

— Trois sources d’énergie… rapprochées. Trop stables pour être des fléaux. Trop agitées pour être des illusions.

Un souffle.

— Ça pourrait être Sho, Rin et Maki.


Aya relève brusquement la tête, les yeux brillants d’espoir.


Yuta n’en perd pas une miette. Il fronce les sourcils.

— Mais tu sembles pas rassuré. Qu’est-ce qu’il y a autour ?


Gojo pince les lèvres.

— Du bruit. Du sale. Une agitation maudite qui… rampe. Je reconnais pas la signature. Ça veut dire que c’est à elle.


Aya serre sa peluche plus fort, sa projection se matérialisant presque d’elle-même juste devant le groupe, les yeux luisants d’une vigilance féline.

— J’aime pas ça… Je la sens. Elle nous regarde.


Yuta glisse son katana en garde, sans quitter les ombres du regard.

— C’est pas fini.

Il inspire.

— Elle sait qu’on a quitté la boucle. Maintenant elle nous attend ailleurs… là où elle veut jouer.


Gojo baisse brièvement la tête. Une lassitude brutale l’écrase l’espace d’une seconde, mais quand il relève le menton, la détermination revient, froide comme une lame.

— On ne reste pas immobiles. Si on traîne, elle recommencera. Et je suis pas d’humeur… à revivre mes pires souvenirs une deuxième fois.


Aya s’approche instinctivement de Yuta, s’agrippe à sa manche. Il pose une main rassurante sur la sienne, un geste simple, mais solide.

— Je vous suis…, murmure-t-elle.


Gojo souffle, avance d’un pas, et sans se retourner :

— Alors tenez-vous prêts.

Il serre les poings.

— On s’approche d’elle. Je le sens.

Et plus on se rapproche…

Son œil bleu pâlit d’un éclat presque électrique. Il se stoppe.

 

Un grondement sourd naît quelque part dans les entrailles de la ville. Pas une explosion. Pas un effondrement. Un battement. Comme si Shibuya elle-même avait un cœur, et qu’il venait de rater une pulsation. Le sol vibre sous leurs pieds. Les immeubles tremblent, ruisselants de poussière noire. Une onde traverse l’air, épaisse, grasse, presque organique. Quelque chose approche. Quelque chose de grand.


Gojo relève légèrement la tête, les mâchoires contractées.

— Du mouvement… Tant mieux, lâche-t-il d’une voix basse, fendue d’électricité.

J’ai besoin de me défouler. Pas vous ?


Yuta ne sourit pas. Il resserre lentement sa prise sur son katana, chaque muscle tendu.

— Pas vraiment… mais je suis toujours prêt.


Aya agrippe plus fort la manche de Yuta, la peluche coincée entre eux, tremblante.

— Elle… elle est prête aussi, murmure-t-elle. Ma projection le sent.


Le grondement cesse. D’un coup. Puis, dans le silence qui suit, une voix déchirée s’élève.

Faible.

Étouffée.

Comme retenue sous l’eau.


— Aya…

Tout se fige.


Gojo pivote sans respirer.

Yuta tourne la tête d’un bloc, sur la défensive.

Aya tressaille comme si on lui avait tiré le cœur d’un coup sec.

— Souta ?

Sa voix se brise.


Yuta hoche la tête, méfiant.

— On doit vérifier… Aya, ça peut être une illusion. Elle sait imiter les voix.


Mais Aya ferme les yeux. Sa projection, devant eux, s’immobilise. Son aura palpite. L’écho intérieure d’Aya se resserre d’un coup, comme si quelqu’un tirait doucement sur un fil relié à son cœur.

— Ce n’est pas une illusion, souffle-t-elle, les lèvres tremblantes. C’est lui… très loin… très faible… Il va mal.


Gojo avance de deux pas, attiré comme un prédateur par une piste sanglante. Son regard foudroie une brèche entre deux immeubles, une fente fine, instable, noircie par les pulsations d’énergie maudite.

— Elle a mal refermé la faille, dit-il. Ou plutôt… Souta a laissé une empreinte quand elle l’a tiré dedans.


Un silence lourd.


Yuta échange un regard avec Gojo.

— Elle a mal refermé… ou elle a laissé un trou exprès ?


Gojo serre les poings, ses doigts blanchissent.

— Elle veut qu’on vienne. Et elle veut qu’on souffre en chemin.


Aya hoche la tête, presque ivre d’angoisse, mais déterminée.

— On peut pas l’abandonner… On peut pas les abandonner… Pas après Megumi. Pas après tout ce que Raku a déjà arraché.


Le vent se lève d’un coup, violent, comme s’il tentait d’éteindre la voix d’Aya. Une pluie noire, lourde, tombe en gouttes épaisses. Pas de l’eau. Des fragments maudits. Des murmures liquides. Chaque goutte, en touchant le sol, chuchote :


« Abandonnez… »

« Il est trop tard… »

« Laissez-le mourir… »


Yuta glisse un bras devant Aya, réflexe immédiat.

— Ne les écoute pas. C’est Raku. Elle teste tes nerfs.


La projection d’Aya traverse les gouttes sans les sentir. La pluie ne la touche pas. Elle s’enroule autour d’elle et glisse comme si elle refusait de l’atteindre.


Gojo lève la tête, dessert légèrement la mâchoire.

— Et on va lui montrer que c’est fini de jouer.

Il avance vers la faille. Le sol se crispe sous ses pas. Les ombres vibrent. Il frôle l’air du bout des doigts, le regard scrutant quelque chose qu’eux ne voient pas. Une onde bleutée passe dans son œil.

{Elle est plus proche qu’on ne pense…} murmure-t-il intérieurement.

Une pulsation répond depuis l’autre côté du voile.


Aya recule instinctivement.

Yuta resserre sa garde.


Et, dans l’air saturé, une voix presque inaudible traverse la pluie :

« Vous… arrivez trop tard. »

 

Yuta s’inquiète, jette un coup d'œil derrière eux, puis à la faille.

— On ouvre ? On cherche pas les autres avant ?

 

Gojo ne répond pas immédiatement. Il observe la brèche comme si elle respirait. Puis il hoche lentement la tête, la voix plus grave qu’avant :

— Priorité sur Souta. Et sur Megumi. On sait pas ce qu’elle leur fait subir… ni combien de temps ils tiennent. J’ai confiance en Maki et elle est probablement avec Rin et Sho.

 

Yuta Acquièce silencieusement.

 

Il tend la main. Ses doigts s’écartent. Un souffle traverse l’air, glacé. La lumière se tord. Le sol se creuse en une spirale noire, avalant l’espace autour d’elle. Une odeur épaisse, rance, presque animale, remonte comme une haleine du dessous.

 

Aya recule, crispée.

 

Gojo ne laisse rien paraître. Ses yeux brillent d’un éclat déterminé, froid.

— On entre. En équipe. Et on ressort avec eux. Pas autrement.

 

Yuta resserre sa prise sur son arme et acquiesce.

— Prête ? demande-t-il doucement à Aya.

 

Elle inspire. Tremble. Puis hoche la tête.

— Oui… j’y vais.

 

Gojo passe en premier. Yuta et Aya le suivent. Ils plongent dans la faille.

 

L’intérieur est un escalier en pierre, ancien, rongé, gravé de sceaux éclatés comme des dents arrachées. Chaque marche semble les avaler un peu plus. Le temps coule mal ici. L’air se rétracte par à-coups. Au bas des marches :

Un couloir.

Long.

Silencieux.

Mais pas vide.

Une silhouette les attend.

Petite.

Droit comme un piquet.

Dos tourné.

 

Une voix s’élève, douce, sans écho, comme si le couloir mangeait le son :

— C’est vous… les héros du jour ? Vous êtes en retard.

 

Aya se fige. Sa projection surgit, rapide, prête à frapper.

{C’est qui ?...}

 

Gojo ne la quitte pas du regard. Son Sixième Œil s’active, discret, un éclat bleu traverse les ténèbres.

— Je la couvre. Si ta projection se fait happer, on remonte immédiatement. Pas de risques inutiles.

 

La silhouette incline la tête. Très lentement. Puis, sans un mouvement, sans un bruit… Elle explose en poussière blanche. Un petit rire glisse à travers le couloir, flottant comme une bulle prête à éclater :

— Trop lents… Vous jouez tellement lentement…

 

Aya serre sa peluche, livide.

— Elle a disparu… souffle-t-elle.

 

Yuta s’avance d’un pas, tendu, balayent les murs du regard.

— Non. Elle est encore là. Je la sens.

 

Gojo fixe le vide devant eux, l’air soudain plus dense, comme si quelque chose venait de se coller à leurs ombres.

— Elle nous a vus entrer. Elle change les règles.

Il se tourne vers Aya.

— Reste derrière moi. Et surtout… ne réponds pas si elle t’appelle.

 

Un grondement profond résonne au loin. Un son qui n’appartient pas à un enfant. Ni à une illusion.

— Satoru…, souffle Aya.

— Je sais, dit-il. Ça vient.


Un murmure glisse dans son oreille, glacial, intime, comme une voix posée contre son cœur :

« Elle n’est qu’un éclat… Tu es bien plus que ça, Aya. »


Aya sursaute, recule d’un pas, une main plaquée contre sa tempe.

— Vous… vous avez entendu… ?


Gojo et Yuta échangent un regard. Non. Rien.


Mais Aya, elle, voit. Sa projection se tourne brusquement vers un angle du couloir brisé.

Ses yeux vides se fixent sur une silhouette.


Un garçon.

Suspendu dans l’air comme une marionnette coupée en plein mouvement.

Dos tourné.

Immobile.


Souta.


Une seconde voix s’insinue dans l’espace, douce, profonde, implacable :

« Tu peux l’atteindre… si tu abandonnes Aya… Si tu me rejoins…  »

Le souffle d’Aya se brise.

— Non… non…, murmure-t-elle en crispant ses doigts sur son loup. Je n’abandonne pas… Je ne l’abandonne pas…

Elle chancelle.


Yuta l’attrape par les épaules, l’enveloppe d’un contact solide.

— Aya, qu’est-ce que tu as vu ?


Elle tremble, la voix brisée :

— Une silhouette… Souta. Je crois. Et… elle m’a dit que je pouvais l’atteindre si j’abandonne…

Elle n’ose pas finir.


Yuta serre les dents. Gojo fixe le vide d’un air dur.

— Évidemment qu’elle raconte ça, souffle Gojo. T’es la clef. Elle va tenter de te fracturer sous toutes les formes possibles.


Yuta se tourne vers Aya, grave :

— Ta projection peut tenir combien de temps encore ?


Aya inspire, rattrape un peu de calme.

— Tant qu’elle n’utilise pas d’énergie… Elle peut tenir presque indéfiniment. Pourquoi ?


Yuta réfléchit vite. Son regard passe de la projection à Aya, puis au couloir déformé.

— Parce que c’est pas “juste” une projection. C’est une part de toi. Ton esprit pur. Dérivé. Extractible.


Gojo enchaîne, ton sec :

— Et si elle tombe… tu tomberas aussi.


Le silence s’abat.

Aya ferme les yeux une seconde, puis relève la tête, déterminée malgré le tremblement de sa voix :

— Je peux la faire disparaître si ça devient trop dangereux. Je… je lui fais confiance. Totalement.


Sa projection la regarde, comme si elle comprenait. Comme si elle approuvait.


Gojo croise les bras, mais son regard se radoucit légèrement.

— Alors on lui fait confiance aussi. Jusqu’au bout. Elle voit ce qu’on ne peut pas voir.


Yuta hoche la tête.

— Elle nous guidera. Et si jamais elle est prise pour cible… je me projette aussi. J’ai copié ton pouvoir. On aura deux sentinelles.


Aya baisse les yeux.

— Mais… personne ne la voit. Elle n’existe que parce que je la regarde…


Gojo secoue légèrement la tête.

— Raku la verra. Elle voit tout, Aya. Tout ce qui pense, tout ce qui tremble, tout ce qui résiste. Ce domaine est son esprit. Son néant. Rien ne lui échappe.


Yuta resserre doucement son étreinte autour d’elle.

— Elle sent ce qui bouge… mais aussi ce qui doute. Alors écoute bien, Aya :

Il pose sa main contre la sienne.

— Je me projetterai si elle t’échappe. Je te lâcherai pas.


Aya inspire, plus fort cette fois. Sa projection avance dans le couloir, son pas léger comme un souffle de brume. Et derrière elle…


Gojo murmure :

— On vient.

Ce n’est pas une promesse. C’est une menace.  

Elle veut nous séparer. On doit s’y attendre…

Sa voix n’est qu’un souffle. Mais il suffit à glacer l’air.


Yuta se place naturellement à la droite d’Aya, comme un pilier. Il ne parle plus, il observe, analyse, son aura prête à l’impact.


Aya, elle, sent son cœur cogner trop fort. Sa projection s’approche d’elle, comme pour lui couvrir l’ombre.

— Je reste avec vous, dit-elle, cette fois, il n’y a plus de tremblement.


Gojo incline légèrement la tête. Un rictus, presque un sourire… mais tendu, fragile, comme s’il se retenait de trembler lui aussi.

— Alors accroche-toi. Jusqu’au bout.


Yuta pose une main rassurante dans le dos d’Aya.

— On te lâchera pas. Jamais.


Un grondement sourd traverse soudain le couloir. Les murs vibrent. Les pierres s’effritent. La spirale noire se contracte… puis s’étire brutalement comme une pupille qui se dilate.


Gojo lève un bras, stoppe les deux autres.

— Reculez.


Aya sent l’air changer. Un souffle glacé lui frôle la nuque. La projection recule elle aussi, comme poussée par un réflexe qu’elle ne devrait pas avoir.


Yuta chuchote, tendu :

— C’est quoi ce truc… ?


L’espace tremble. Des lignes se dessinent dans la spirale. D’abord fines. Puis trop humaines.

Une main.

Un poignet.

Une épaule déchirée par la lumière.


Aya blêmit.

— Souta… ?


Mais la silhouette ne sort pas. Elle reste entre deux plans, comme un insecte emprisonné dans l’ambre.


Gojo serre les dents.

C’est un leurre.

Il parle bas. Presque pour lui-même.


— Non… souffle Aya, la voix coupée. Je le sens… il souffre… Elle lui fait du mal…


Sa projection se tend vers la silhouette, comme attirée.


Yuta la retient vivement.

— Aya, non ! C’est une porte piégée.


La faille se déchire d’un coup sec. Un rire glisse, aigu, enfantin.

Tu veux le récupérer ? Alors approche un peu plus… Je veux te voir de près… Aya.


Aya recule d’un bond, la respiration coupée.


Gojo ne sourit plus. Il ne respire presque plus.

— Elle t’appelle. Directement.

Il se tourne vers Yuta.

— Elle est consciente. Elle nous regarde maintenant.


La faille pulse, comme un cœur carnassier.


Aya tremble, mais ne fuit pas.

— Qu’elle me regarde, alors… Je bougerai pas sans vous.


Sa projection se place devant elle, bras ouverts comme un bouclier vivant.


Yuta murmure :

— Elle résiste… elle ressent… elle évolue.


Gojo étouffe un rire bref, sec, sans humour.

— Ouais. Et ça doit la rendre folle.

Il tend sa main vers la faille, ses doigts entourés d’un filament d’Infini encore instable.

— On ne rentre pas dans sa gueule ouverte. On va la contourner. Et lui arracher ce qu’elle nous a volé.

Son regard se fige, froid, mortel.

— Souta. Megumi. Et tous les autres, s’il le faut.


Aya hoche la tête, les yeux brillants de peur… et de rage sourde.

— Alors on avance.


La spirale gronde encore, mais Gojo détourne la route d’un pas précis.

Yuta suit. Aya avance entre eux, portée par leur ombre et leur force.


La faille se tord derrière eux, frustrée.


Et dans un murmure qui n’appartient à aucun monde :

« Tu ne pourras pas fuir pour toujours, Aya… je viens te chercher. »


La projection se retourne. Ses yeux vides s’illuminent d’un éclat hostile.


Gojo sourit enfin, un vrai sourire, dangereux.

— Qu’elle vienne.

Il jette un regard aux deux jeunes.

— On la fera regretter d’avoir prononcé ton nom.

 

Le sol gémit encore, un grondement profond, comme si la terre elle-même tentait de prévenir que quelque chose d’immonde se rapproche. Les murs vibrent doucement, l’air pulse à contretemps. Une lueur noire traverse brièvement le plafond fissuré.


— Ça arrive…, souffle Aya, la voix étranglée.


Le souffle glacial arrive d’abord. Un courant d’air qui ne devrait pas exister sous terre. Il glisse contre leurs nuques, contourne leurs jambes, remonte dans leurs côtes comme des doigts invisibles. Un froid savant. Un froid qui connaît leurs noms. Puis la voix tombe.

Non pas une voix. Une présence, plantée directement dans la moelle.

 

« Le jeu avance si joliment… »


Gojo tressaille. Son Sixième Œil se dilate. L’instant se tend comme un fil prêt à rompre.


Aya avance pourtant, malgré le tremblement de ses mains. Sa peluche écrasée contre sa poitrine. À ses côtés, Cindy flotte à hauteur de visage, ses contours tremblant d’un instinct protecteur qu’elle n’est même pas censée posséder.

 

« Vous avez quitté vos cases… Et certains se sont perdus. »


La voix ne vient de nulle part. Elle vient de partout. Des pierres. Des ombres. Du vide entre leurs pensées. Raku parle comme on respire, comme une évidence.

 

« Le petit Souta… le fou. Brisé dans ses fondations.

Megumi… la tour. Enchaîné à son propre silence…

Deux pièces tombées dans mon ombre. »

 

Un rire glisse à travers les fissures du domaine.

Un rire doux.

Un rire de prédateur comblé.


Aya secoue la tête, les yeux brouillés.

— Non… Non… Il faut les retrouver. J’ai…

Elle n’arrive pas à finir.


Cindy, elle, s’avance d’un geste brusque, presque animal, ses contours vibrant d’un élan nouveau.


La voix poursuit, voluptueuse :

« Et vous, les restants… Les fiers survivants. Gojo Satoru. Roi blanc.

Fatigué… fissuré… prêt à tomber hors du plateau. Yuta Okkotsu.

Le cavalier loyal… qui trotte jusqu’à l’usure pour défendre sa reine. Aya Shikama…

Reine blanche. Belle, brillante, incontrôlée… mais si simple à guider. Tu es celle que j’attends. »


Aya recule instinctivement. Une larme roule, écrasée du revers de sa main.


Yuta avance aussitôt d’un demi-pas, protecteur.

— T’approche pas d’elle ! crache-t-il dans l’air, même si Raku n’a pas de corps.


Mais ce n’est pas Aya qui répond.

Cindy pivote. Sa silhouette s’étire. Ses yeux vides s’allument d’un éclat blanc. Sa voix ne vient ni de sa bouche ni de l’air : elle fuse droit de l’intérieur du domaine.

Jamais.


Un battement sec. L’air vacille. Raku se tait… une demi-seconde. Comme si quelque chose venait de réellement la surprendre.


Gojo avance d’un pas, son aura crépitant d’un bleu instable.

— On est pas là pour jouer aux échecs, Raku.

 

Le vent siffle dans les couloirs, mais ce n’est pas un vent naturel. Ce n’est même pas un courant d’air. C’est un souffle façonné, une pulsation vivante qui traverse la matière comme si elle sondait leurs pensées.

Les murs vibrent par vagues. La lumière se tord, se plie, se recroqueville sur elle-même.

Chaque pas semble repousser la réalité… ou la provoquer.

Une note résonne.

Une seule.

Comme une boîte à musique dont on aurait inversé les dents du cylindre.

Les sons glissent à l’envers, s’étirent, s’effacent.


Puis la voix de Raku s’infiltre dans l’air.

Pas forte.

Pas criée.

Juste… inévitable.

 

« J’ai pas fini… Mon père, le Roi noir, trône à Shibuya… Mais il ne joue plus. Pas encore… »


Gojo se fige. Une ombre traverse son regard — une inquiétude qu’il ne montre jamais, même aux siens.


La voix poursuit, hypnotique, presque douce. Trop douce.

 

« Quant à mes enfants… ces fléaux égarés… Pions loyaux, rampant sur l’échiquier brisé. Ils nettoieront les cases souillées. »


Une onde froide leur caresse la nuque, comme des doigts transparents.

 

« Vos trois pions vont tomber bientôt… Rin Enobara. Maki Zenin. Sho Hinosaki. »


Aya vacille. Pas un simple tremblement : une fissure qui remonte le long de sa colonne vertébrale.

— Non. Non, non… Il faut les trouver… tous… souffre-t-elle, presque étranglée.


Cindy se resserre autour d’elle comme un voile protecteur, sa silhouette vibrante d’une lumière blanche crispée.


Un silence tombe soudain.

Un silence trop parfait pour appartenir à un lieu vivant.

Un silence… préparé, comme une scène avant l’entrée d’un acteur.


Et alors Raku reprend :

« Chaque pièce va tomber… L’ordre n’a pas d’importance. La chute, si. »


Gojo serre les dents. Yuta avance d’un pas, prêt au combat sans même voir l’ennemi.


Puis :

« Et quand il ne restera plus que toi, Reine blanche… Je viendrai te chercher. Moi… la Reine noire. »


Une bourrasque invisible souffle entre eux.

Ni chaude, ni froide.

Vide.


Aya recule d’un pas, mais ce n’est pas elle qui répond, c’est Cindy. Sa voix jaillit de nouveau dans l’air, vibrante, presque douloureuse :

Jamais !


La résonance frappe les murs. La brume recule de quelques centimètres, comme surprise d’être défiée.


Gojo avance à son tour, lentement, les mains dans les poches, son visage tiré d’une lassitude ancienne.

— On est pas là pour jouer aux échecs, Raku. Je te le répète.

Une autre fois, il aurait souri. Aujourd’hui, il ne sourit plus.


L’air se contracte. Les couloirs se resserrent comme si le domaine lui-même retenait son souffle. Alors, Raku murmure, si doucement que la phrase semble passer sous la peau plutôt que dans l’air :

 

« Vous avez quitté vos cases… Mais ce n’est pas vous qui avancerez les derniers. »


Puis elle disparaît.

Pas un bruit.

Pas une trace.

Même la brume semble l’avoir oubliée.


Aya reste immobile, les lèvres tremblantes. Puis elle souffle, sa voix brisée mais tenace :

— Jamais tu m’auras… jamais…

Elle inspire. Et pour la première fois, elle n’a pas l’air d’une victime : elle a l’air d’une adversaire.


Yuta se tourne vers elle, un respect nouveau dans les yeux.


Gojo, lui, reste silencieux. Puis il murmure, fatigué mais plus tranchant que jamais :

— Elle pense que tout est déjà écrit…

Il lève les yeux, et quelque chose de brûlant s’y rallume. Un éclat violent. Un éclat qui dit : je détruis tout ce qui se dresse entre moi et mes élèves.

— Mais j’ai jamais aimé les règles.

Sa voix devient glacée.

— Je suis pas une pièce. Je suis celui qui renverse l’échiquier.


Yuta serre son katana, la tête haute.

— Et nous, on joue tous ensemble.


Aya ferme les yeux une seconde. Son souffle change. Une respiration plus profonde, plus solide. Elle rouvre les yeux : et ils brillent d’une lumière douce mais résolue.

— Alors on gagne.

Sans hésiter, elle tend la main. Cindy glisse en avant, rapide, précise, une traînée blanche fendant l’obscurité.


La brume recule.

Le couloir se plie.

L’air se crispe autour d’elle comme si le domaine n’osait pas la toucher. Et pour la première fois depuis qu’ils sont entrés ici… Quelque chose cède.


Un pan de ténèbres s’affaisse, un miroitement tremble dans le fond du couloir. Cindy pousse, insiste, et un passage apparaît, déchiré de force.


Yuta murmure, stupéfait :

— …Elle lui fait mal.


Gojo esquisse un sourire. Un vrai. Bref. Dangereux.

— Parfait. On avance.


Et tous trois s’engagent derrière la projection, dans une ombre qui commence enfin… à reculer.





La suite jeudi soir entre 20h et 22h...

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