Le Revers de L'Infini - Tome 3 : Labyrinthe
Le sous-sol de Shibuya vibre comme un poumon malade, gonflé d’ondes noires. Chaque pulsation fait frémir les murs, qui suintent une lumière trouble, poisseuse, comme si la ville elle-même transpirait la malédiction. Le béton est fendu, griffé, couvert de veines d’énergie maudite qui rampent lentement, vivantes.
Souta est à genoux. Immobile. Ses mains sont posées à plat contre le sol, les doigts écartés, comme s’il essayait de s’ancrer à quelque chose de réel. Le béton est froid sous ses paumes, mais il ne le sent presque plus. Son souffle est court, irrégulier, suspendu entre deux battements de cœur qui ne semblent plus être les siens. Sur son front, le sceau noir pulse. Lentement. Méthodiquement. Toujours au rythme d’un cœur étranger. Chaque pulsation enfonce une aiguille dans son crâne. Chaque battement lui vole un peu plus de force, de mémoire, de certitude. Les images imposées par Raku continuent de se fracasser contre son esprit : visages brisés, cris étouffés, chutes sans fin, mort de ses proches…
Puis… Un souffle traverse l’ombre. Pas froid. Pas violent. Une chaleur douce. Une lueur, presque timide. Une lumière pâle perce le néant, fragile mais obstinée, comme une étoile qui refuse de s’éteindre.
{Souta… C’est moi. N’aie pas peur. Je suis là.}
La voix ne résonne pas comme les autres. Elle ne force pas. Elle ne griffe pas. Elle ne se nourrit pas de sa douleur. Elle est là. Simplement.
Souta fronce les sourcils. Son corps réagit avant son esprit. Il baisse la tête davantage, ses épaules se mettent à trembler. Il porte ses mains à ses oreilles, comme un enfant acculé.
— C’est un mensonge… crache-t-il entre ses dents serrées. C’est encore un mensonge… Sors de ma tête…!
Sa voix se brise. L’écho se perd dans le béton.
Mais la voix ne recule pas. Elle ne hausse pas le ton. Elle ne se justifie pas.
{Tu le sais. Ce qu’elle te montre… ce qu’elle t’impose… ce n’est pas la vérité.
C’est une prison.}
L’air vibre légèrement. Le sceau sur son front réagit. Pas une obéissance. Une résistance.
Un éclat minuscule fend l’ombre, comme une fissure dans une vitre trop tendue.
{Je sais que tu veux lâcher. Je sais que tu es fatigué, épuisé. Mais écoute-moi… Je suis là.}
La voix se rapproche. Pas dans l’espace. Dans l’âme.
{Je suis ta lumière dans ce néant. Accroche-toi. On arrive.}
Dans l’ombre, à quelques mètres, le loup noir de Souta est assis. Il ne grogne plus. Il ne montre plus les crocs. Ses chaînes maudites vibrent faiblement, mais elles ne le forcent plus à se coucher. Ses yeux, autrefois éteints, brillent d’une lueur faible, instable, mais indéniablement vivante. Il observe son maître. Il attend.
{Ouvre les yeux.}
La voix traverse Souta de part en part. Elle heurte une mémoire enfouie : Un rire. Un pas à côté de lui. Une présence qui ne demandait rien, qui restait même quand il se taisait.
Souta serre les dents. Son corps tremble encore, mais ses doigts se crispent contre le sol, s’enfoncent presque dans le béton. Il inspire profondément. Une fois. Puis une autre. Son souffle devient plus lourd. Plus réel. Lentement, il relève la tête. L’ombre recule d’un millimètre. Le sceau pulse plus fort, contrarié. Ses yeux s’ouvrent.
— …Aya ?
Le nom sort comme un souffle arraché à la nuit. Un frisson le traverse. Pas de peur. De reconnaissance. Il comprend.
Ce n’est pas une image.
Ce n’est pas un masque.
Ce n’est pas Raku.
C’est elle à travers sa projection.
— T’as pas le droit de me dire ça… murmure-t-il, la voix rauque, mais ancrée. Pas si t’étais pas réelle.
Le sceau brûle. L’ombre tente de se refermer. Mais Souta ne baisse plus la tête. Une lueur nouvelle se concentre sur son front, mêlée au noir, pas encore une victoire, mais un refus. Une étincelle qui refuse de mourir.
Fenrir se redresse lentement. Ses chaînes grincent. Souta inspire encore.
— Il va falloir qu’elle s’accroche… cette saloperie. J’ai pas dit mon dernier mot…
Ses doigts se ferment en poing. Son regard, encore tremblant, ne fuit plus.
Dans le néant de Shibuya, quelque chose vient de changer. Et Raku vient de le sentir…
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Dans le monde blanc, le silence n’est pas vide. Il est tendu. Compressé. Comme si tout retenait son souffle autour d’elle.
Aya serre sa peluche contre sa poitrine, si fort que ses doigts blanchissent. Le tissu est tiède, réel, un point d’ancrage au milieu de cette lumière trop parfaite, trop lisse pour être honnête. Son cœur bat vite. Trop vite. Mais cette fois, ce n’est pas seulement la peur. Elle l’a senti. Pas une image. Pas une illusion. Une réponse. Un écho fragile, mais indéniable, qui a traversé le néant pour lui revenir : Souta l’a entendue.
Son souffle se bloque un instant, puis elle inspire profondément, comme si l’air pouvait enfin entrer dans ses poumons sans résistance. Une chaleur vive se fixe au creux de sa poitrine, tremblante, fébrile, un espoir qui n’ose pas encore s’annoncer victoire, mais qui refuse désormais de s’éteindre. Ses yeux brillent. Pas de larmes. Pas encore.
(C’est ça…) pense-t-elle, la voix serrée mais ferme. (Accroche-toi. Tu vas y arriver…)
La lumière autour d’elle pulse légèrement, comme si le monde blanc avait perçu ce frémissement. Aya ne recule pas. Elle ne s’effondre pas. Pour la première fois depuis longtemps, elle sent qu’elle n’est pas simplement en train de survivre, elle agit. Elle ferme les yeux. Et se tourne vers l’autre présence qu’elle sent, constante, fidèle. Sa projection qui veint de revenir vers elle. Elle ne parle pas à voix haute. Elle n’en a pas besoin. Le lien est là, fluide, presque organique. Une pensée suffit.
{Maintenant, va. Trouve Megumi s’il te plait...}
Une image traverse son esprit : un espace sombre, instable, un esprit enfermé, compressé sous un poids qui n’est pas le sien.
{Aide-le. Soutiens-le. Fais-lui sentir qu’il n’est pas seul.}
Un bref doute l’effleure. Une seconde à peine.
{Je reste ici. Je tiens. Je te soutiens.}
La projection vibre doucement, comme une réponse silencieuse. Puis elle se détache, glisse hors du champ blanc, se fond dans l’invisible avec une rapidité fluide, presque féline. Aya rouvre les yeux. Elle est seule. Mais cette solitude n’a plus la même saveur. Elle serre encore sa peluche, inspire lentement, et plante ses pieds contre le sol immaculé, comme si elle pouvait y prendre racine.
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La projection d’Aya fend le néant. Elle ne marche pas, elle glisse, portée par une volonté tendue comme un fil. Sa lumière pâle tranche l’obscurité, une traînée fine mais obstinée, comme une étincelle refusant de mourir dans un gouffre sans fond. À mesure qu’elle approche, l’espace change. L’air devient épais, saturé d’une matière invisible, poisseuse, qui colle à la pensée elle-même. Chaque mouvement semble aspiré, ralenti, comme si le néant cherchait à l’engloutir. Ici, même le silence pèse.
La prison mentale de Megumi. Un lieu sans murs, sans ciel, sans sol stable, seulement une masse mouvante d’ombre et de mémoire corrompue. Une odeur imaginaire de rouille et d’huile noire imprègne tout, suffocante.
Des formes émergent lentement. Un amas de visages difformes, cousus les uns aux autres, flottant dans l’espace comme une grappe d’âmes avariées. Certains rient. D’autres pleurent. D’autres hurlent sans son. Des fragments de malédictions anciennes, de souvenirs morts, de peurs recyclées. Le sol, s’il existe encore, se plisse, se contracte sous leur présence, comme une peau trop tendue.
La projection d’Aya ne recule pas. Elle pulse.
{Megumi…}
Sa voix n’est pas sonore. Elle traverse.
{Je suis là. Écoute-moi.}
Au centre de cet enfer mental, Megumi est à genoux. Son corps est voûté, brisé par une gravité invisible. Sa respiration est irrégulière, hachée. Chaque souffle semble lui coûter. Ses doigts griffent un sol qui n’offre aucune prise. Sur son front, le sceau noir pulse faiblement, comme un cœur malade. La projection s’approche encore.
{Souta se bat.}
{Gojo aussi.}
{Tu n’es pas seul.}
Un frémissement. Infime. Presque imperceptible.
{Je suis venue pour toi.}
Megumi relève lentement la tête. Ses yeux sont ternes, noyés dans le brouillard… mais quelque chose perce. Une lueur brisée, mais vivante. Sa main tremble. Ses doigts bougent, comme s’ils cherchaient à se souvenir de leur propre existence. Le sceau sur son front réagit. Une lumière vacille. Un instant, un seul, l’ombre recule. Puis tout explose. Un choc sourd, brutal, sans avertissement.
La projection est violemment projetée en arrière, sa lumière se fissure, distordue comme du verre frappé de plein fouet. L’espace hurle sans son. Alors, la voix surgit. Pas d’un point précis. De partout à la fois. Sifflante. Grave. Multiforme.
— Tiens… Une luciole qui s’invite dans la nuit ?
Au milieu des visages disloqués, une silhouette se détache. Plus nette. Plus stable. Plus dangereuse. Un sourire trop large. Des yeux tordus de plaisir.
Mahito (ou plutôt Raku sous ces traits).
— Tsss… Aya.
Il incline légèrement la tête, faussement poli.
— J’avoue… j’ai failli être attendri.
Il s’avance, chaque pas laissant une trace de distorsion dans l’espace.
— Tu fais tant d’efforts pour une étincelle déjà presque éteinte.
Sa main se tend vers le front de Megumi. Les doigts frôlent le sceau.
— Encore une illusion mon petit loup… murmure-t-il, faussement compatissant. Ça fait mal, hein ?
Il se penche, chuchote à l’oreille de Megumi :
— Rendors-toi, mon petit Fushiguro. Tu rêves encore.
Il sourit.
— Et moi… je déteste les insomnies.
Un geste. Simple. Précis. Le sceau pulse à nouveau. Mais cette fois, plus sombre. Plus profond. Comme si quelque chose se refermait. La prison se resserre. Et la projection d’Aya vacille, mais ne disparaît pas encore totalement.
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Aya sursaute violemment. Ce n’est pas une image. Ce n’est pas une intuition. Elle sent tout. Chaque vibration dans la prison de Megumi résonne jusque dans sa poitrine. Chaque heurt, chaque pulsation du sceau, chaque torsion de l’espace mental la traverse comme une onde de choc différée. Son souffle se bloque. Sa vision vacille un instant. Elle serre sa peluche contre elle, si fort que ses doigts blanchissent.
— Non…
Le mot sort à peine. Brisé. Presque avalé par la lumière blanche autour d’elle. Elle ferme les yeux. Pas pour fuir, pour se concentrer. Sa voix ne franchit pas ses lèvres. Elle s’adresse directement à ce qu’elle a envoyé là-bas. À cette part d’elle qui lutte dans l’ombre.
{Je peux y arriver… Je peux l’atteindre…}
Mais le néant répond. La voix de Raku résonne, claire, parfaitement posée, comme si elle se tenait juste derrière son épaule.
— Tu te fatigues pour rien, Aya. Tu ne fais que me nourrir.
Un rire s’élève. Pas bruyant. Pas hystérique. Un rire calme. Cruel parce qu’il est sûr de lui.
— Chaque émotion. Chaque espoir. Chaque refus… Tout ça coule directement dans mes veines.
Aya tremble. Ses jambes menacent de céder. Son cœur bat trop vite. Trop fort. Mais elle ne s’effondre pas.
— C’est là que tu te trompes…
Sa voix est basse. Instable. Mais elle est là.
Autour de la projection, quelque chose change. Une lueur bleue s’allume, comme un halo nerveux, vibrant. Ce n’est pas une lumière douce, c’est une énergie tendue, irrégulière, presque douloureuse à regarder. Elle pulse au rythme du cœur d’Aya. La projection devient plus vive. Plus dense. Plus dangereuse. La lumière force contre les parois mentales de la prison. On entend un sifflement aigu, strident, comme du verre frotté contre du métal. L’espace grince. Le néant résiste.
Puis… Un craquement. Infime. Mais réel. Une fissure apparaît dans la prison psychique. Un trait lumineux fend l’ombre. Megumi ouvre les yeux. Vraiment, cette fois. Pas un réflexe. Pas un spasme. Sa main se tend vers la lumière, tremblante, hésitante… mais volontaire.
— Oooh… tu insistes ? ricane Mahito.
Le sol se tord. Un filament d’ombre jaillit brutalement, rapide comme une pensée malveillante. Il s’enroule autour de la projection, l’entrave, la tire violemment vers le bas. La lumière résiste, vacille, pulse plus fort, mais la noirceur est plus rapide. Plus affamée.
La projection lutte, se débat, se fissure par endroits. La voix de Raku se déforme. Elle perd sa douceur factice. Elle devient un cri étouffé par le néant.
— Si tu t’invites encore… Tu resteras ici.
Quelque chose se brise. Un fil noir s’échappe de la projection. Il se tend. Traverse l’espace mental. Et vient s’ancrer comme une épine dans la tête d’Aya elle-même. Une douleur fulgurante explose dans sa conscience. Pas physique. Plus profond. Comme si on mordait directement dans son esprit. Aya halète. Ses genoux heurtent le sol blanc. L’air refuse d’entrer dans ses poumons. Ses mains tremblent violemment, incontrôlables.
Raku reprend la parole, sa silhouette se redressant, plus démoniaque encore. Plus vraie.
— Il me semble que Satoru t’avait avertie des risques convernant tes petites prises d’initiative avec ta Cindy...
Un sourire lent, carnassier.
— Et moi ? J’ai été clémente… jusqu’à maintenant.
Le froid envahit Aya. Pas une sensation : un vide. Ses doigts perdent leur force. Sa vision se brouille. Sa poitrine se serre comme prise dans un étau invisible.
— Non… murmure-t-elle.
Mais l’ombre continue de progresser le long du lien. Centimètre par centimètre. Implacable. Et pourtant… Au cœur du chaos, malgré la douleur, malgré la peur qui hurle dans ses veines, Aya maintient le lien. Un murmure fragile, mais indestructible, traverse encore l’écho.
{Accroche-toi, Megumi. On est là.}
Pas une promesse vide. Un fait. Parce-qu’on ne laisse personne au bord de la route.