Mites et légendes : Provençal le Gaulois
Chapitre 4 : La prophétie du pigeon borgne
2059 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 23/11/2025 17:21
— Je vais vous raconter une histoire que j’ai pas vécue moi-même, mais que j’ai entendue de Gaspard de Brumeval, un paysan du nord du royaume. Brumeval, c’est un endroit où les collines sont toujours humides, même quand il fait sec, et où les gens parlent lentement, sauf quand ils ont bu, ce qui est souvent. Gaspard, lui, il parle tout le temps, surtout quand il a du vin de racine dans le ventre. Et ce jour-là, il en avait beaucoup.
Il m’a dit que tout avait commencé un matin où le ciel ressemblait à une vieille couverture : gris, troué, et un peu triste. Il réparait son toit avec des planches de tonneau, parce que les tuiles, ça coûte cher, et les tonneaux, ça se boit avant de se clouer. Et là, il a vu un pigeon. Pas un pigeon comme les autres. Celui-là avait un œil qui regardait vers le passé, et l’autre qui semblait chercher un raccourci vers l’avenir. Il boitait, aussi. Gaspard m’a juré que le pigeon boitait. Il avançait en biais, comme s’il suivait une ligne droite invisible, mais en évitant des cailloux imaginaires.
Et puis, il y avait un homme. Un chevalier, peut-être. Gaspard l’a décrit comme « un gars pas d’ici, avec une tête de question et une cape qui sentait le fromage ». Il ne parlait pas, mais il regardait le pigeon comme on regarde une carte qu’on comprend pas. Et puis il a dit, d’une voix calme : « C’est un signe. » Gaspard a hoché la tête, même s’il comprenait pas. Il m’a dit qu’il avait senti que quelque chose allait se passer. Ou pas. Mais que c’était important quand même.
Le pigeon est resté là un moment, sur le rebord du toit, à cligner de l’œil comme s’il hésitait à dire quelque chose. Puis il a tourné sur lui-même, lentement, comme une toupie fatiguée, et il a sauté dans le vide. Pas un envol majestueux, non. Un saut maladroit, suivi d’un vol hésitant, comme une feuille mouillée qui ne sait pas si elle doit tomber ou flotter. Et le chevalier l’a suivi. Gaspard, curieux comme un cochon devant une flûte, a décidé de suivre le chevalier. Pas parce qu’il croyait à la prophétie, mais parce qu’il pensait qu’ils allaient vers le marché aux oignons. Il avait besoin d’oignons. Ou de compagnie. Ou des deux.
Ils ont traversé un champ, puis un bois, puis un autre champ, mais plus petit. Le pigeon se posait de temps en temps, comme pour reprendre son souffle ou pour réfléchir à sa vie. Gaspard dit qu’il avait l’air triste, le pigeon. Comme un vieux pain qu’on a oublié dans un tiroir. Il boitait toujours, mais avec dignité. Comme un roi qui aurait perdu une chaussure. Le chevalier, lui, ne disait rien. Il marchait droit, les yeux fixés sur l’oiseau, comme s’il suivait une idée qu’il n’avait pas encore eue. Gaspard m’a dit qu’il avait l’air concentré, mais pas sur le pigeon. Sur quelque chose d’autre. Quelque chose qu’on ne voit pas, mais qu’on sent. Comme une odeur de pluie avant qu’elle tombe.
À un moment, le pigeon s’est posé sur une pierre. Une grosse pierre, plantée au milieu d’un pré comme un champignon géant. Elle était couverte de marques. Des lettres, peut-être. Ou des griffures. Ou des dessins faits par un enfant qui a mangé trop de craies. Gaspard a essayé de les lire, mais il a vu double. Et même en voyant simple, il aurait rien compris. Le chevalier a posé la main sur la pierre. Pas comme on touche un mur, mais comme on salue un vieil ami. Il est resté là, immobile, pendant un long moment. Gaspard m’a dit qu’il avait entendu un bruit, comme un soupir de caillou. Mais ça, c’est peut-être le vin qui parle.
Et là… rien. Pas de lumière, pas de bruit, pas de révélation. Juste le pigeon qui les regardait avec son œil valide, comme s’il attendait qu’on dise quelque chose d’intelligent. Mais personne n’a rien dit. Surtout pas Gaspard.
Gaspard m’a dit qu’après la pierre, ils ont continué à marcher, mais plus lentement. Comme si le sol était devenu plus sérieux. Le pigeon volait bas, presque au ras des bottes, et le chevalier avait l’air de réfléchir à des choses compliquées, du genre “le sens de la mousse sur les arbres” ou “pourquoi les nuages ne tombent pas”. Ils sont arrivés devant une clairière. Pas une vraie clairière, mais un endroit où les arbres avaient décidé de faire une pause. Au milieu, il y avait une mare. Petite, ronde, et pleine de grenouilles qui semblaient discuter de politique locale. Gaspard a dit qu’il en a entendu une dire “croâ”, mais avec insistance, comme si elle votait pour quelque chose.
Le pigeon s’est posé au bord de l’eau. Il a regardé son reflet, puis celui du chevalier, puis celui de Gaspard, et il a soupiré. Oui, soupiré. Gaspard est formel. Il a dit que c’était un soupir de pigeon, un peu comme un “pfff” mais avec des plumes. Et là, le chevalier a parlé. Pas fort. Juste un murmure. Il a dit : « Le vent connaît la vérité, mais il ne la dit qu’aux feuilles. »
Gaspard a trouvé ça profond. Ou confus. Ou les deux. Il a essayé de répondre quelque chose d’intelligent, mais il a juste éternué. Le chevalier ne l’a pas regardé. Il fixait la mare comme si elle contenait des souvenirs. Ou des réponses. Ou des grenouilles très sages. Puis le pigeon a fait trois pas en arrière, a tourné sur lui-même, et a plongé son bec dans l’eau. Pas pour boire. Pour écrire. Gaspard m’a juré qu’il a vu des lettres se former à la surface. Des lettres qui bougeaient, comme des algues lettrées. Il a essayé de les lire, mais elles se sont évaporées. Comme des idées au réveil.
Le chevalier a souri. Un petit sourire, discret, comme un secret qui se rappelle à lui-même. Et il a dit : « La prophétie commence là où le silence devient parole. » Gaspard n’a rien compris. Mais il a senti que c’était important. Comme quand on oublie quelque chose, mais qu’on sait que c’était précieux.
Et puis, le pigeon s’est envolé. Pas comme avant. Cette fois, il volait droit. Comme s’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Ou comme s’il avait décidé que boiter, c’était trop de travail. Le chevalier l’a suivi. Et Gaspard aussi. Parce qu’il avait encore besoin d’oignons. Et peut-être d’un peu de sens.
Après la mare, ils ont marché encore. Gaspard m’a dit qu’il commençait à avoir faim, ce qui est normal chez lui, surtout quand il pense trop. Le chevalier, lui, ne semblait pas avoir besoin de manger. Il marchait comme un rêve qui ne s’arrête jamais, même quand on se réveille. Ils sont arrivés dans un village abandonné. Enfin, pas vraiment abandonné, mais les gens étaient partis faire la fête ailleurs, ou alors ils faisaient semblant de ne pas être là. Les volets étaient fermés, les portes aussi, mais il y avait une odeur. Une odeur de fromage. Fort. Vieux. Vivant.
Le pigeon s’est posé sur un tonneau renversé. Il a cligné de l’œil, puis il a roucoulé. Pas un roucoulement normal. Un roucoulement prophétique. Gaspard m’a dit que ça ressemblait à un “grrrrouuu” suivi d’un “plop”. Et là, le chevalier a levé les yeux.
Au-dessus du village, il y avait une étoile. Une seule. En plein jour. Petite, brillante, et un peu moqueuse. Elle clignait comme si elle faisait des signes. Gaspard a essayé de les comprendre, mais il a confondu avec un hoquet. Le chevalier a sorti un petit morceau de fromage de sa cape. Oui, il avait du fromage dans sa cape. Gaspard a dit qu’il sentait le mystère et le lait tourné. Il l’a posé sur le tonneau, devant le pigeon, qui l’a regardé comme on regarde un cadeau qu’on n’a pas demandé mais qu’on accepte quand même.
Et là, l’étoile a disparu. Gaspard a dit que c’était un signe. Ou une indigestion céleste. Le chevalier a murmuré : « Le fromage est la clef. L’étoile est la serrure.» Gaspard n’a pas compris. Mais il a noté la phrase sur une écorce, avec du jus de mûre. Il l’a perdue le lendemain, mais il s’en souvient encore. À peu près.
Ils ont quitté le village et sont entrés dans un bois. Pas un bois normal. Un bois qui faisait du bruit même quand il n’y avait pas de vent. Les arbres craquaient, soupiraient, et parfois disaient des choses. Pas des mots clairs, mais des sons qui ressemblaient à des phrases. Gaspard a entendu “plouf” et “mrrr”, ce qui, selon lui, veut dire “attention” et “trop tard”. Le pigeon volait en zigzag, comme s’il évitait des pensées. Le chevalier marchait droit, comme s’il ne les avait pas. Et Gaspard suivait, en essayant de ne pas penser du tout.
Ils sont arrivés devant un arbre plus grand que les autres. Un chêne, peut-être. Ou un vieux poireau géant, selon Gaspard. Il avait une entaille en forme de spirale, et quand le chevalier a posé la main dessus, l’arbre a parlé : « Le borgne voit ce que les deux yeux ignorent. » Gaspard a sursauté. Il a demandé à l’arbre s’il avait faim. L’arbre n’a pas répondu. Mais une branche est tombée, doucement, comme une réponse vague.
Le pigeon a roucoulé encore. Cette fois, c’était un “grrrrrouuuuu” long, suivi d’un “tchac”. Et le chevalier a souri. Un sourire fatigué, comme un souvenir qui revient après une sieste trop longue. Ils ont continué à marcher. Le bois s’est tu. Et Gaspard a dit qu’il avait l’impression que le silence les regardait.
À la sortie du bois, il y avait un cercle. Pas dessiné, pas construit. Juste là. Dans l’herbe. Parfait. Trop parfait. Gaspard a dit que ça ressemblait à une erreur bien faite. Le pigeon s’est posé au centre. Le chevalier l’a rejoint. Et Gaspard, après avoir hésité, est resté dehors. Il avait peur des cercles. Il dit que ça tourne trop.
Le chevalier a levé les bras. Le vent s’est levé aussi. Pas fort, mais précis. Il a tourné autour du cercle, comme s’il lisait quelque chose. Et le pigeon a roucoulé une dernière fois. Un “grrrrouuu” doux, suivi d’un “pouf”. Et là, le chevalier a parlé. Fort cette fois : « Le borgne est le guide. Le cercle est le passage. Le fromage est l’épreuve. » Gaspard a noté ça aussi. Sur une pierre. Il l’a perdue dans une rivière. Mais il s’en souvient. À peu près.
Le cercle a brillé. Juste un peu. Comme un clin d’œil. Et le chevalier a disparu. Le pigeon aussi. Gaspard est resté là, avec ses oignons, son vin de racine, et une question dans la tête : « Est-ce que tout ça avait un sens ? » Il m’a dit que oui. Ou non. Mais que c’était important quand même.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Faut arrêter de penser à ce stade !
— Ah, mais je connais l’histoire de Gaspard, en fait, interrompit Perceval.
Arthur posa sur Perceval un regard chargé de questions, comme on observe un livre dont on ignore s’il est écrit à l’endroit. Il ne dit rien, mais tout dans son silence semblait demander : comment pouvait-il savoir ?