Mites et légendes : Provençal le Gaulois

Chapitre 5 : La quête de Karadok ou le Chastel aux Pucelles

3290 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/11/2025 17:23

Perceval connaissait effectivement l’histoire de Gaspard. Comme ils fréquentaient la même taverne l’un et l’autre à l’occasion, l’histoire du pigeon avait rapidement fait le tour. Brumeval avait beau être loin de Camelot, la promenade bucolique de Gaspard à la recherche du volatile l’avait mené jusqu’aux terres du château d’Arthur. On lui offrait le gîte et le couvert en échange des nouvelles du nord du pays. Et d’histoires farfelues.

— Bien sûr, Gaspard est bien connu à la taverne. C’est un habitué, expliqua Perceval.

— Ce n’est pas le seul, je crois… interrompit Arthur.

— Et si on essayait un instant de vérifier que ces histoires sans queue ni tête se sont bel et bien déroulées ? On doit voter pour le dernier héros qui siègera à la Table, il serait intéressant de ne pas l’offrir au premier imbécile venu, conclut le Père Blaise.

— Et bien, nous voilà bien avancés… Karadok, Bohort et Père Blaise, vous êtes missionnés. Vous irez vous renseigner auprès des différents témoins des villages mentionnés et vous reviendrez nous faire un rapport.

Le Roi avait parlé. Seul Karadok était motivé à se lancer dans la mission : il pourrait commencer par enquêter à la taverne et tester les nouveaux fromages tant vantés par l’aubergiste.

Bohort avait décidé de se rendre à Verte-Colline. Il avait entendu l’histoire du fleuriste lui-même et le nom de la bourgade ne pouvait que le rassurer. Il aurait l’occasion de discuter avec le peuple tout en cueillant des fleurs et prenant des cours d’horticulture.

Père Blaise n’avait d’autre choix que de se rendre à Brumeval. Karadok irait à l’auberge du Sanglier Rôti. Il avait promis de se rendre à la grotte au dragon sur le retour. Bohort ayant frissonné au simple nom de Brumeval, il ne fallait pas le laisser perdre pieds pour une quête d’une grande importance.

Alors qu’ils plaçaient leurs paquetages sur le dos de leurs chevaux, le Roi vint leur dire au revoir.

— Vous ne voulez pas prendre Perceval avec vous ? Ça me ferait un peu de congés. Il m’a proposé de compter les étoiles ce soir, puisque vous partez et qu’il ne veut pas me laisser seul, de peur que je m’inquiète.

Le Père Blaise ne répondit pas et monta sur son cheval.

— Au revoir, Sire, dit Père Blaise avant de se lancer sur la route.

Bohort chantonnait en pensant aux délicieux bouquets qu’il composerait pendant son enquête et n’était pas conscient qu’on lui parlait. Karadok proposa alors de remplacer Perceval par Kadoc. Arthur refusa poliment et rentra au château. Karadok lui suivit et alla retrouver Dame Mavanwi pour lui dire au revoir à sa façon : en lui donnant des conseils de préservation du fromage. Il la salua rapidement, lui demanda d’embrasser les enfants pour lui et lui promit de revenir le lendemain si on ne le retenait pas trop longtemps dans cette mission de grande importance.

Karadok arriva à la tombée de la nuit à l’auberge du Sanglier Rôti. Il avait poussé son cheval parce qu’il n’avait plus de saucisson dans ses balluchons. Il s’installa à une table dans le coin près de la porte. La fenêtre derrière lui était cassée et le vent chassait. C’était une place de choix : les effluves de la cuisine et des latrines accolées étaient repoussés par le vent léger et rafraîchissant. La serveuse s’approcha en boitant. Elle sourit à Karadok. Il devait lui rester trois dents viables. Karadok lui rendit son sourire. Il avait en horreur le manque de chicots. Peut-être mangeait-elle trop de légumes ?

— Qu’est-ce que c’est-y qu’j’vous sers, beau grand et fort guerrier ?

— Deux poulets, trois sauces maison différentes et des patates. Je n’ai pas très faim ce soir, mais j’ai terriblement envie de saucisson et de fromage. Et deux bouteilles de jus de raisin.

La serveuse fit un clin d’œil – du moins c’est ce qu’on aurait dit – au chevalier et se retourna. Sa robe était manifestement mise à l’envers et son déhanché devait être dû à une malformation de naissance. Karadok profita du moment pour observer la salle. Il n’y avait pas grand monde, mais suffisamment pour récolter quelques informations. Il décida alors de se lever et de s’asseoir près d’un vieillard barbu comme Merlin, portant une longue robe blanche et qui avait posé un long bâton en bois contre la table. Il fumait la pipe et on aurait pu croire qu’il était capable de former des bateaux avec la fumée qu’il recrachait.

— Bonjour grand-père, vous êtes du coin ? Je peux vous offrir un morceau de fromage ?

L’homme haussa un sourcil et ne répondit pas tout de suite. Il scruta chaque détail du visage de Karadok en plissant les yeux, ce qui le mit mal à l’aise. Après près d’une minute, le vieil homme s’enfonça dans le dossier de sa chaise en bois de mauvaise facture et sourit en se peignant la barbe de ses longs doigts avant de porter sa pipe à la bouche.

— Vous n’êtes pas d’ici, jeune homme. Vous avez un air familier, mais vous êtes plus grand que ceux que j’ai rencontrés dans la Comté. Que me voulez-vous, l’ami ?

— J’ai entendu dire qu’un certain héros était intervenu dans ces lieux et j’aurais voulu…

— Et voilà le saucisson au fromage qui le fait bien. Z’allez encore changer de place ?

— Non, c’est bon, je reste ici avec mon nouveau compagnon.

La serveuse s’éloigna en boitant, laissant seuls le vieillard et Karadok.

— Je n’étais pas présent personnellement. J’ai néanmoins ouï dire que le courage de cet homme valait celui de dix nains. Je suis venu ici dans l’espoir de le rencontrer et l’embaucher pour une expédition périlleuse. Le récit dont j’ai eu vent, s’il s’avère être exact, permettrait de sauver mes terres d’une grande menace. J’ai cru de prime abord qu’il venait du Gondor, mais il proviendrait de cette région.

Karadok ne comprenait de quoi parlait l’homme, mais il l’écoutait avec attention. Il pourrait rapporter ce qu’il avait entendu d’étrangers pour appuyer les qualités de Provençal. Il invita son hôte à poursuivre.

— En tant que magicien, il est de mon devoir d’aider le peuple de ma terre. J’ai cru comprendre que le héros dont on chante les louanges s’appelle Provençal. C’est un nom étrange, mais mystérieux. Il aurait battu des gobelins seul, armé d’une louche et d’un tabouret. C’est ce que nous appelons un prodige. Peut-être devriez-vous vous adresser à la serveuse, qui aurait tout vu. Mais nous ne nous sommes pas présentés, mon ami. Gandalf le Blanc.

— Karadok de Vannes. Chevalier de la Table ronde.

— Quelle étrange idée, une table ronde.

— Paraît que c’est pour qu’on se voie tous et montrer qu’on a tous la même importance. Mais il y en a qui pensent qu’ils sont plus importants que d’autres parce qu’ils savent lire, alors que ça ne sert à rien. Merci l’ami pour votre compagnie.

Karadok se leva et se rendit au bar où la serveuse attendait en se curant le nez. L’odeur de latrines se faisait plus forte au fur et à mesure des pas. Karadok ne savait pas si c’était son haleine ou la propreté des lieux. Il enfonça dans ses narines des morceaux de saucisson au fromage pour couvrir l’odeur.

— Paraît que vous étiez là quand Provençal a sauvé l’auberge des gobelins ?

— Pour sûr, mon beau. Y ressemblait pas à grand-chose, mais y avait un p’tit truc, qui le rendait mignon. Sans doute ses cheveux gris-presque-blancs. Y était assis là, dans le coin, avec une carte de la région dessinée assez grossièrement devant ses yeux. Y buvait et y mangeait beaucoup. C’est la pétillance de ses yeux qui m’ont assez séduite, si vous voyez qu’est-ce que j’veux dire.

Alors que je le regardais, juste comme ça pour voir s’y me regardait, on a entendu du bruit venant des latrines. On a entendu du gargouillis, comme une veille marmite qui va déborder d’un ragoût qu’on a trop fait bouillir et qui sort comme ça, pouf, en faisant « bwerk ».

— Sans doute qu’il manquait de liquide pour permettre la cuisson à long feu.

— Mais c’était venant des toilettes, si vous comprenez. On ne cuisine pas dans les toilettes. Pas au Sanglier Rôti en tout cas. On a eu un, puis deux, puis trois, puis quatre, puis plusieurs gobelins qui sont sortis, avec des petits couteaux qui semblaient fort aiguisés. Not’ sauveur, y s’est l’vé, y a pris un tabouret. On croyait qu’il allait changer de place. Et c’est là que Brice, y a gueulé. Brice c’est le cuisinier. Y a crié très fort qu’on le lâche. Y est très fort, Brice. C’est lui qui tue les bêtes à mains nues pour la cuisine. Mais là, y avait au moins plus que quatre bestioles qui l’avaient saucissonné avec de la corde. On aurait dit un gros gigot. On aurait ri si ça avait pas été grave, mais on a été surpris si vous voyez c’que j’veux dire.

Alors le Gaulois y a avancé avec son tabouret vers la cuisine ou les latrines, je ne sais plus. Y a pris la louche qui traînait là par terre, là exactement où vous êtes debout.

La serveuse s’interrompit un instant pour remonter le haut de sa robe. En plus d’être à l’envers, elle était trop large. Elle fit plusieurs clins d’œil à Karadok. Du moins, c’est comme ça qu’il le percevait. Elle avait une légère fantaisie à l’œil.

— Y a pris la louche, l’a brandie et a crié « Bwaaaaaaaaah » ou quelque chose dans le genre. Nous, on aurait dit que c’était un chant de guerre et de courage. Le client, qui est là encore aujourd’hui, au fond, là… La serveuse pointait un homme assoupi dans sa soupe au fond de la taverne. — Y a tout vu, et y paraît qu’il connaît des formules magiques, qu’y appelle « mathématiques », qui dit que le Gaulois y a crié une recette de soupe. Puis le Provençal y a avancé dans la pièce en courant, en évitant les coups des bestioles, mais on sait pas comment. On aurait dit qu’y faisait pas exprès, mais exprès quand même. Et ça a fait « tching », puis « paf » puis « tching » encore. On a pas tout vu, mais les bêtes elles sont parties vite fait d’où elles venaient. On appelle pas les lieux de plaisance du Sanglier Rôti « les portes d’l’Enfer » pour rien, pardieu.

— Et pas une égratignure ?

— Non, et y avait même utilisé une passoire pour se protéger de la tête si vous voyez c’que j’veux dire. Et même que la passoire elle avait pas une bosse. On aurait dit que comme si y sautait comme une sauterelle, roulait comme un hérisson et nageait dans l’air comme une grosse loutre bien souple. C’était beau à voir et perturbant à la fois. Puis y s’est assis à la table là près du bar. Il a mangé le morceau de fromage qui y traînait puis y a demandé à boire. Et c’était presque beaux, parc’qu’y avait de la brillance dans ses yeux, si vous voyez c’que j’veux dire. C’était une brillance de héros qui avait l’habitude, comme ça. Alors je lui ai servi à boire.

Et puis on a libéré Brice. Et on a ri parc’qu’il avait ressemblé à un gros saucisson pas assez sec. Et quand on est revenus pour voir si not’héros y avait pas besoin d’aut’ chose, il avait disparu. On a couru vers la porte et on a vu qu’y allait vers le sud. A mon avis, mais c’est qu’le mien, il allait vers la lumière d’où il doit être venu. Comme les héros, quoi.

Karadok était pensif. Il faudrait qu’il retienne tous les détails, sinon il allait encore passer pour un pignouf. Il irait voir l’homme endormi une fois le monologue de la serveuse terminé. Il osa lui poser une question tout de même.

— Et il ressemblait à quoi, ce Gaulois ?

— Ah, ben, un peu comme vous, mais un peu plus grand, moins bien bâti et y avait les cheveux de quelqu’un qu’a de l’expérience, si vous voyez c’que j’veux dire. Y avait une vieille armure, donc on savait déjà que c’était quelqu’un qu’est important et qu’y avait de l’expérience de la guerre.

— C’est lui, là-bas, qui a parlé de recette de soupe lors de l’attaque ? conclut Karadok.

La serveuse hocha la tête. Ou eut un spasme. Karadok s’éloigna d’elle et rejoint la table de l’homme assoupi. Il utilisa la cuiller posée dans un bocal pour le réveiller. Un grognement. Un coup de cuiller et un autre grognement. L’homme sursauta au coup de cuiller porté aux côtes et s’esclaffa.

— Non, je ne dormais pas ! Je calculais !

La serveuse apporta à table les poulets et les sauces de Karadok.

— Je vois que le grand guerrier y aime bien changer d’endroit. C’est quand que qu’est-ce qu’y va me faire voyager ?

Les yeux de la serveuse commençaient vraiment à perturber Karadok. Son frère Kadoc avait moins de tics. Il ne lui répondit pas et demanda au dormeur ce qu’il avait vécu le soir de l’attaque.

— Un homme, de taille habituelle, les cheveux cendrés, en armure de mauvaise facture et abîmée. Là, de l’autre côté de la taverne. Il mangeait et buvait beaucoup. C’était assez impressionnant. Sept livres un quart de viande et un demi-gallon de vin. A la fois. On aurait dit qu’il se préparait à la guerre. Ça ne m’étonne pas qu’il ait prononcé une recette de soupe lors de sa charge. Il avait de la nourriture plein l’estomac.

— Une recette de soupe ? Laquelle ? Avec de la viande ?

— C’est possible. Après avoir crié un borborygme incompréhensible, il a lancé « Pour les seize-mille-cent-trente pierres et les huit-mille-trois-cents-soixante-dix manquantes ! ». Je ne sais pas à quoi cela fait allusion, mais il avait l’air bien sûr de lui.

— Et c’était quelle recette de soupe ?

— Qui a parlé de soupe ?

— C’est vous, et maintenant je veux savoir. On ne me met pas l’eau à la bouche comme ça pour ensuite me frustrer. Je veux savoir.

— Maintenant que j’y pense, ce n’était pas une recette de coupe, mais le compte d’un nombre de pierres, comme je viens de vous le dire. C’est un grand nombre, qui doit faire référence à un grand bâtiment. Cela vous dit quelque chose ? dit l’homme en baillant.

Karadok avait beau réfléchir, ce nombre lui semblait familier, mais il n’arrivait pas à le relier à un souvenir. D’ailleurs, calculer, c’est comme lire, ça ne sert pas à grand-chose.

— Je vais vous laisser, l’ami. Pour vous remercier, je vous laisse un poulet.

Le chevalier se leva avec son assiette et ses sauces et reprit sa place initiale non loin de la porte. Il n’était pas encore assis que son interlocuteur précédent s’était déjà rendormi. Le magicien avec lequel il s’était entretenu continuait à le fixer, comme s’il essayait d’attirer son attention. Karadok appela la serveuse.

— Vous savez où je peux dormir cette nuit ? Il commence à se faire tard pour repartir. Paraît que les routes sont dangereuses de nuit, dans la région.

— Oui, elles sont très dangereuses. On n’a pas de chambre libre pour la nuit, mais si vous voulez, beau chevalier, je peux vous prêter ma chambre ici à l’étage. La literie est bien dodue. Et malgré le froid, si on se sert, on aura bien chaud. Je crois qu’on dormira bien. Je suis la plus réchauffante de mes onze autres sœurs, si vous voyez qu’est-ce que j’veux dire…

— Ah… répondit Karadok, pas certain de ne pas trouver la route moins dangereuse que la chambre de la serveuse. Je vais y réfléchir.

— Utilisez la mienne cette nuit, lança le magicien. Elle est fort grande pour moi et nous pourrions percer le mystère de ce Provençal en croisant nos informations.

Karadok ne se fit pas prier et promit à Gandalf de le rejoindre dès son souper englouti. La serveuse avait l’air déçue par la proposition du magicien, mais elle ne pouvait pas forcer le chevalier. Même si elle désespérait de trouver un homme de bonne condition, elle avait été bien éduquée et savait se tenir.

Après quelques minutes seulement, le repas était terminé. Karadok fit ses compliments à Brice et monta vers la chambre de Gandalf. La serveuse avait l’air penaude. Elle regardait le chevalier montant les marches, regrettant qu’il n’ait pas accepté ses avances. Elle trouverait un prétexte pour lui parler le lendemain et repartir à la charge.

Karadok frappa à la porte de la chambre de Gandalf, qui lui signifia qu’elle était ouverte et qu’il pouvait entrer. Il ouvrit la porte doucement, libérant une odeur de vieux poireau. Lorsqu’il entra, il remarqua des poireaux et des tresses d’ail pendues à la poutre faîtière, en train de sécher. Gandalf était assis sur ce qui ressemblait vaguement à une couche, de mauvaise facture. Il souriait, content de ne pas vivre cette épreuve seul. Karadok s’assit sur un ballot de paille face au lit, libérant un nuage de poussière de paille. Après avoir toussé, Karadok remercia son hôte.

— Vous m’avez sauvé d’un piège certain. Je n’étais pas sûr de sortir d’ici vivant.

— Ce n’est rien, mon jeune ami. Et j’ai besoin de vous. Si vous vous renseignez sur ce Provençal le Gaulois, c’est qu’il existe et que ses faits d’arme semblent réels. Je me dois de le retrouver et vous aiderai si cela est dans mes moyens. Que savez-vous de lui ?

— Que je dois le connaître, et assez bien, ma foi.

Karadok s’était souvenu de ce que représentaient les nombres énoncés par l’homme qui savait compter.


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