Mites et légendes : Provençal le Gaulois
Chapitre 6 : La quête de Père Blaise ou Perceforest
3286 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 23/11/2025 17:25
Le plus long voyage avait été confié, bien malgré lui, au Père Blaise. Ce n’était pas plus mal, parce que Karadok aurait sans doute oublié où il devait se rendre et Bohort aurait rebroussé chemin de peur. Père Blaise devait traverser le pays et rejoindre le nord. Sa connaissance du pays n’était que théorique, mais il avait suffisamment lu pour ne pas trop s’égarer en chemin.
Il dut s’arrêter plusieurs nuits sur la route, ayant choisi le cheval le moins vaillant de l’écurie. Il était passé devant l’auberge du Sanglier Rôti alors que la nuit tombait. Il avait vu le cheval de Karadok et était rassuré de ne pas avoir à faire cette enquête en plus. Ne voulant pas le déranger, il avait continué son chemin, s’arrêtant au bourg suivant. Il fit trois haltes sur le chemin avant de rejoindre Brumeval. La matinée était déjà bien entamée lorsqu’il rejoignit le petit village. Il s’arrêta à l’auberge pour y réserver une nuit. Il entreprit alors son enquête.
Les alentours ne semblaient pas habités, mais le Père Blaise aperçut quelques silhouettes derrière les fenêtres qui devaient l’observer. Il décida de se rendre directement auprès de ceux qui auraient vu ou croisé Provençal. Un homme travaillait sur une toiture, un pigeon posé sur son épaule gauche. C’était une scène particulière. On aurait cru que l’homme et le pigeon se parlaient et se connaissaient depuis un moment déjà, partageant des anecdotes. Le Père Blaise observa la scène un moment, pensant que l’homme comprenait le pigeon parce qu’il pouffait de rire de temps en temps et que le volatile lui racontait des blagues.
Le pigeon se retourna soudainement et vit le Père Blaise. Il s’envola. L’homme sur le toit se tourna et interpela l’homme d’Église.
— Monte-moi une barrique de vin, l’encapuchonné !
— C’est sans aucun doute une mauvaise idée de boire et de réparer une toiture en même temps, Monsieur.
— Amen ! répondit l’homme. Je te demande une vide, je n’ai plus de planches !
Père Blaise décida de lui monter une barrique qu’il trouva au pied de l’échafaudage. Ce fut une véritable séance de sport pour lui, peu habitué à l’effort physique. Il lui fallut plusieurs minutes et l’homme crut qu’il n’y arriverait jamais. Arrivé à la gouttière, le Père Blaise déposa sur les planches de l’échafaudage la barrique. Le réparateur ôta le bouchon et souleva sans effort la barrique. Il la secoua au-dessus de sa tête et un peu de vin, sans aucun doute passé, s’écoula dans sa gorge.
— Ici, on ne jette rien. Et on finit toujours ce qu’on a commencé. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Je suis le Père Blaise, et vous ?
— Amen !
— Et votre prénom ?
— Vous êtes sourd ? Amen.
Blaise ne comprenait pas trop le manège de cet homme, mais il était déterminé à en savoir plus sur Provençal et ne pas trop s’attarder chez les retardés.
— C’est votre pigeon qui a été suivi par Provençal le Gaulois ?
— C’est qui ça ? Quel pigeon ?
— Vous parliez avec un pigeon et vous riiez. J’ai entendu dire qu’un certain Provençal avait suivi un pigeon dans une quête prophétique et je voulais savoir si vous étiez au courant de quelque chose.
L’homme retira son bonnet de laine et se gratta le crâne. Il réfléchit un instant puis leva l’index, comme s’il venait d’avoir une fulgurance.
— C’est Gaspard qui raconte ça. Il a suivi un bonhomme jusque dans la prairie là-bas au bout qui suivait lui-même un pigeon. On n’a pas très bien compris l’histoire. Je ne pense pas que Gaspard ait lui-même compris. Mais si j’étais vous, je me changerais. Dans peu de temps, le soleil va finir de se coucher et la brume va se lever.
— Nous approchons seulement de midi, la nuit ne va pas tomber de suite.
— Bienvenue à Brumeval, Messire Calot ! pouffa l’homme. Descendez et attendez-moi au bas de l’échafaudage, je vous rejoins après avoir cloué deux planches. Je vous prêterai ce dont vous aurez besoin si vous vous lancez dans une quête.
— Amen, souffla Père Blaise.
— Oui ? répondit l’homme.
Père Blaise nia l’intervention et descendit de l’échafaudage. Il manqua par deux fois de tomber. Sa bure et ses chausses étaient sales à cause du voyage et il aurait aimé se changer. A peine avait-il terminé l’inspection rapide de son vêtement qu’Amen était derrière lui. Blaise ne l’avait pas vu descendre.
— Venez, entrez, je vais vous donner de quoi vous changer. On ira vers Perceforest quand nous serons prêts.
— Perceforest ?
— Oui, là où la prophétie se serait accomplie. Dans le champ, là, au loin.
Amen poussa le Père Blaise à l’intérieur du bâti et alla lui chercher des vêtements qu’il fut forcé à mettre.
— Faut vous couvrir, le ciel se charge. On va perdre quelques degrés et vous serez bien content d’avoir plusieurs couches de laine. Brumeval est un endroit très particulier. La Lune y est toujours pleine et la nuit tombe en plein jour.
— C’est effectivement très particulier… Quelles seraient les raisons d’y habiter si les conditions sont si… ?
— C’est un bourg empli de personnes rejetées par la vie et par les autres. On a tous un petit quelque chose... de différent et de spécial.
— Vous savez que j’ai des vêtements de rechange à l’auberge ? Pourquoi me faire me changer avec vos propres… guêtres ?
— Pour l’odeur. Ça fait fuir les bêtes.
Père Blaise se posait mille questions : qu’avaient de particulier les habitants ? Pourquoi le temps semblait avoir une prise sur l’endroit ? Pourquoi devoir se changer ? Quel problème avec son odeur ? Pourquoi Amen était-il si sympathique avec lui ?
— On a six ou sept heures devant nous, à présent, avant que votre chambre à l’auberge soit libérée. Est-ce que vous êtes prêt ? demanda Amen, qui était apparu derrière Blaise qui finissait d’enfiler son lainage.
— Quand êtes-vous passé derrière moi ?
Amen ne répondit pas et ouvrit la porte. Il invita le Père Blaise à sortir.
— Allons-y. Ne prêtez pas attention aux villageoises aux fenêtres. Ce sont de vieilles mégères qui se repaissent des ragots. Elles nettoient les rues au balai simplement pour tout savoir.
Blaise leva les yeux vers les fenêtres de l’étage de la maison face à celle d’Amen et deux vieilles dames lui firent signe. Il répondit à leur salut d’un hochement de tête poli et avança dans la rue. Il se retourna et ne vit pas Amen. Ce dernier l’interpela. Il était plusieurs mètres devant lui. Comment diable avait-il fait ? Blaise fut invité à accélérer le pas.
La première étape de cet étrange pèlerinage fut un grand champ. Amen, faisant des grands cercles avec ses bras, montrait à Blaise à quel point le champ était grand.
— C’est la propriété d’un de mes voisins. Il récolte ce qu’il veut ici. Il paraît qu’il est béni des dieux. Moi je crois juste qu’il a de la chance et qu’il exagère beaucoup. On doit traverser ce champ, puis le bois, puis le champ suivant. On peut faire une pause quand vous le voulez.
Ils regardèrent vers le ciel. Il était très nuageux et la pluie menaçait de crever la couverture grise. Blaise suggéra de continuer à marcher. Ils traversèrent le champ, puis le bois. Blaise crut entendre des bruits de pas derrière eux. Lorsqu’il se retourna, il ne vit rien. Il demanda l’avis d’Amen, qui se contenta de hausser les épaules et de continuer à marcher. L’ambiance se faisait plus lourde au fur et à mesure des mètres parcourus et les bois se chargeaient de brume. Ils arrivèrent à l’orée, à l’entrée du petit champ de l’histoire racontée dans la légende. Blaise se retourna vers les bois et vit quatre cavaliers encapuchonnés qui s’enfonçaient dans la brume.
— Ce sont les quatre cavaliers, ceux qui protègent des bois et qui ne présagent rien de bon, expliqua Amen. Il est préférable de ne pas croiser leur regard au retour. Ils sont un peu bougons et pas très sympathiques. C’était eux que vous avez entendus tout à l’heure.
— Ils pourraient nous vouloir du mal ?
— Et pourquoi pas l’apocalypse, tant qu’on y est ? Non, ils protègent les villageois qui s’aventurent dans les environs. Mais ils jurent comme des charretiers et si on entame la conversation, on n’en sort jamais. Avançons. Nous approchons de la grosse pierre.
Blaise pouvait voir une grosse pierre au milieu du champ. On aurait dit un champignon. Ils approchèrent du rocher. Il était parfaitement taillé, de forme ovoïde. Quand on avait mentionné des traces, on avait utilisé un terme imprécis. Il s’agissait d’écrits. Dans une langue que le Père Blaise ne connaissait pas.
— Ce n’est pas du latin.
— Ni du breton, ni du celte. Je ne comprends pas le sens, mais je pense qu’il s’agit de textes dans une langue ancienne. Je vous laisse vous faire votre avis.
Le scribe tourna autour du rocher, les yeux émerveillés. Contrairement aux badauds, il comprenait que ces textes pouvaient avoir une forte valeur en termes de savoir. Il essayait de retenir les signes pour les retranscrire dès qu’il le pourrait. La forme du rocher ainsi que les écritures le fascinaient. Il aurait voulu pouvoir l’emmener pour l’étudier. Un aboiement suivi d’un hurlement le sortirent de ses pensées. Amen haussa les épaules et pointa le ciel du doigt. Il faisait encore jour, mais on pouvait voir la lune, pleine, dans le ciel couvert.
— On devrait avancer. Rester trop longtemps sur place n’est pas une bonne idée… quand la Lune est pleine. On a eu quelques problèmes au village il y a quelques semaines. On parle d’une bête qui rôde et s’empare des voyageurs un peu trop pensifs et perdus. Terminez ce que vous devez terminer et allons-y.
Père Blaise prit le morceau de parchemin qu’il avait emporté et recopia quelques glyphes présents sur la pierre. Il fait signe à Amen qu’il était prêt. Ce dernier ne l’avait pas attendu et se rendait déjà à la clairière. Le Père Blaise se mit à courir pour le rejoindre et ils s’arrêtèrent au pied de la mare pour l’observer.
— Gaspard disait que le pigeon a écrit avec son bec sur l’eau. Qu’en pensez-vous ?
Les grenouilles se mirent à coasser, comme si elles débattaient. Une légère ondée parcourait la surface de l’eau, accompagnée d'une brume épaisse. Amen haussa les épaules.
— Je ne crois pas qu’on puisse écrire sur l’eau. Mais on raconte que cette mare a des pouvoirs. Elle transformerait les chevaliers et les princes en grenouilles. Et seuls des baisers d’un amour sincère pourraient rendre leur forme aux malheureux enchantés. Mais ce ne sont que des contes pour enfants. A moins que vous ne vouliez essayer d’embrasser une grenouille, pour voir ?
Amen aimait bien se moquer de Père Blaise, qui semblait de plus en plus douter des bons sentiments de son guide qui faisait tout pour l’effrayer. Des mégères, des cavaliers, des pierres étranges, des princes maudits et surtout les déplacements étranges d’Amen. Blaise décida alors de se moquer de la réflexion de son guide et contourna la mare.
— C’est par là ?
Amen acquiesça et les deux voyageurs se rendirent au village abandonné qui sentait fort le fromage. Derrière eux, au centre de la mare, une silhouette de femme nimbée de brume s’enfonça. Blaise ne se rendit compte de rien.
Le village était effectivement abandonné. Et il sentait le fromage. Le ciel s’était découvert de son manteau gris. C’était le milieu de l’après-midi, mais il faisait sombre comme un début de soirée. La pleine Lune trônait dans le ciel. Ses cratères étaient visibles à l’œil nu. Le volet d’une bâtisse claqua, alors qu’il n’y avait pas de vent. Amen poussa alors le Père Blaise dans la plus proche maison et ferma la porte derrière eux. Sans un mot, il recommanda le silence le plus complet, d’un simple index sur la bouche. Blaise n’était pas homme à se laisser impressionner par des bouffonneries, mais Amen avait acquis spontanément un charisme inexplicable.
Amen désigna un coin de la pièce où Blaise devait se cacher. Sans discuter, ce dernier alla s’y asseoir. On entendit des bruits de galop dans la rue. Plusieurs cavaliers. Un hurlement de bête dans la nuit. Le Père Blaise jeta un regard vers Amen, mais ce dernier avait mystérieusement disparu. Il y eut un grand calme puis des bruits de dispute. Blaise crut entendre « Fiche-lui la paix, il est à moi ! » avant un grand calme. L’ambiance était pesante et le silence, de plomb. Une forte odeur de fromage vint aux narines du scribe. Il regarda à côté de lui et vit une vieille cape. C’était elle qui sentait. Et si ce Provençal existait bel et bien ? Et si sa cape était là, que lui était-il arrivé ? Il décida de ramasser la cape malodorante et la mit sous son lainage pour l’emporter.
La porte de la maison s’ouvrit doucement. L’obscurité était totale. Une forme spectrale entra. Blaise crut distinguer deux rougeoiements dans le noir. Homme de foi, mais peu courageux, il ferma les yeux. Il sentit quelqu’un tapoter sur son épaule.
— C’est moi, n’ayez crainte.
— Amen ?
— Amen. On a une petite peur du noir ?
— Non, non, pas du tout, trembla Blaise. Où étiez-vous passé ?
— Mais j’ai toujours été là.
— Je croyais que vous étiez sorti. Qu’étaient ces cris, ces galops et ces disputes ?
— C’est un vieux village chargé d’histoire. Et les histoires, avec le vent et la nuit, prennent vie dans l’esprit des gens. Vous n’avez rien à craindre, ni du passé, ni de moi.
Le sourire d’Amen, que Blaise n’avait pas encore pu observer, semblait carnassier. Amen n’était peut-être pas un guide, mais une malédiction, finalement. Il aida le Père Blaise à se lever, l’épousseta puis l’invita à sortir.
— Regardez la lumière dans le ciel. C’est magnifique, n’est-ce pas ?
On aurait dit un phare dans le ciel. La lumière céleste variait. Tantôt elle brillait de mille feux, tantôt elle ressemblait à une braise sur le point de mourir. Elle finit par se déplacer, ce qui interpela le Père.
— Je suppose qu’on doit la suivre ?
Amen était tout près de Blaise, qui ne s’était rendu compte de rien. Il se fit entraîner dans une marche qu’il ne désirait pas, mais à laquelle il ne pouvait résister. Amen avait sur lui opéré, d’une manière ou d’une autre, un charme. Ils se rendirent en silence dans le bois où devait siéger un grand chêne. L’arbre se tenait dans toute sa splendeur au centre du bois, dans une petite clairière qu’il avait dû façonner lui-même. Autour de l’arbre, on retrouvait un grand cercle de pierres. Si on levait les yeux, on pouvait observer des breloques et des bibelots attachés à ses branches. Un léger vent se leva et s’engouffra dans les branchages et le tronc par de petits interstices qui n’étaient pas naturels. Une douce mélodie, quoiqu’un peu lugubre, s’éleva tel un murmure dans le silence. On aurait cru entendre des légendes des temps anciens, où la magie et la mort ne sont jamais très loin. Amen fredonnait sur l’air. Qui était-il, finalement ?
— C’est joli, n’est-ce pas ? Ce sont les femmes du village qui l’ont taillé pour qu’il chante avec les voyageurs. Elles ont aussi tout décoré. Elles ont un goût tellement divin pour la décoration…
Blaise avait des doutes sur la décoration. Ce n’étaient pas des bibelots, mais des crânes de petits animaux, ainsi que des ossements. Et le cercle de pierre était en fait des pierres tombales rongées par les intempéries et le temps. Mais Père Blaise ne put résister à Amen et avançait contre son gré. Ils arrivèrent au fameux champ où la légende avait pris une tournure plus étrange encore.
Il y avait plusieurs cercles tracés parfaitement dans les cultures. Ceux qui avaient façonné ces traces étaient de parfaits connaisseurs de la géométrie. Blaise brisa la contemplation.
— Qu’est-ce que nous faisons ici ? Qui êtes-vous et pourquoi ne puis-je pas me contrôler ?
— Parce que vous êtes stupéfait par ce que vous découvrez. Nous, nous en avons l’habitude, mais c’est nouveau pour vous. Regardez, là-bas, la lumière.
Amen pointa du doigt un monument de pierres, au loin. On aurait dit de gros menhirs qui formaient un cercle. Des menhirs horizontaux étaient posés sur les verticaux, comme un château de cartes. Et au centre de cette étrange architecture, une lumière verte descendait du ciel. Père Blaise crut voir un oiseau en sortir. Puis il s’écroula, inconscient.
Lorsqu’il se réveilla, deux jours entiers s’étaient écoulés. L’aubergiste avait veillé le Père Blaise, de peur que l’Église vienne raser son auberge si l’un de ses membres venait à disparaître et qu’un Inquisiteur venait à l’apprendre. Alors que son esprit était encore embrumé, le Père Blaise demanda à l’aubergiste ce qu’il s’était passé.
Il avait soupé et s’était endormi de bonne heure. C’était la version de l’aubergiste. Le Père Blaise portait ses vêtements habituels, alors qu’il devait porter les guenilles d’Amen. Il fit signe à l’aubergiste de le laisser, ce que ce dernier fit. Il inspecta ses affaires. Dans un de ses sacs, il retrouva la cape et son morceau de parchemin griffonné. Il lit ce qu’il avait écrit : « Perceforest ubi omnia coeperunt et ubi desinent » (« Perceforest, là où tout a commencé et là où tout finira »). C’était écrit en latin. Père Blaise frissonna : il n’avait jamais écrit ça.