Mites et légendes : Provençal le Gaulois

Chapitre 10 : Le frère, méditerranéen ou belge, personne ne le sait

3123 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/12/2025 11:41

La cour du château baignait à présent dans une lumière paresseuse, celle qui donne l’impression que même le soleil hésite à travailler. Au sud, deux silhouettes se tenaient côte à côte, assises sur un banc bancal qui grinçait à chaque mouvement. Provençal et Perceval. Les quasi-jumeaux. Pas par le sang, mais par la logique : celle qui fuit à toutes jambes dès qu’ils ouvrent la bouche.

Ils avaient cette ressemblance étrange qui faisait dire aux autres qu’ils étaient « comme deux gouttes d’eau, mais dans deux verres différents ». Même leurs coiffures semblaient s’être mises d’accord pour ne pas coopérer avec la gravité : des mèches rebelles, des épis qui pointaient vers des directions contradictoires, comme si leurs cheveux avaient des opinions politiques divergentes.

Provençal était penché en avant, les coudes sur les genoux, l’air de quelqu’un qui réfléchit à des choses importantes… mais qui n’a pas les outils pour. À côté de lui, Perceval triturait un morceau de bois avec la concentration d’un moine copiste, sauf qu’il essayait de tailler une épée miniature et qu’il avait déjà transformé le manche en cure-dent. Chaque coup de couteau faisait voler une petite écharde, et il soufflait dessus comme si c’était un exploit.

Un silence s’étira, long comme une procession de moines sans jambes. Puis Provençal lâcha :

— Tu te souviens quand on était petiots ?

Perceval leva les yeux, l’air de quelqu’un qui vient d’entendre une question existentielle.

— Petiots… c’est avant qu’on soit grands, ça ?

— Ben oui. Avant qu’on ait des responsabilités.

— Ah… moi j’ai jamais eu ça, des responsabilités.

— Ouais, mais t’as eu des casseroles.

— Hein ?

— Laisse tomber.

Provençal se redressa, les yeux dans le vague. Il y avait dans son regard cette lueur qu’on voit chez ceux qui s’apprêtent à raconter un souvenir glorieux ou catastrophique.

— On était des génies, tu sais.

— Ouais, surtout pour inventer des trucs qui explosent.

— Ça, c’est de la stratégie.

— Ouais… mais la chèvre, elle était pas d’accord.

Un souffle de vent fit danser la poussière dans la cour. Provençal sourit, comme si le vent venait de lui souffler une idée.

— Tu sais quoi ? On va faire un flashback.

Perceval fronça les sourcils.

— Un quoi ?

— Un flashback.

— Ça tire des éclairs ?

— Non, c’est pour raconter le passé.

— Ah… comme quand on dit « avant » ?

— Voilà. Mais en plus classe.

— Et ça sert à quoi ?

— À se rappeler qu’on était des génies.

— Ouais… mais la chèvre, elle était pas d’accord.

Provençal ignora la remarque et se leva, comme pour donner plus de solennité à son idée. Il fit quelques pas dans la cour, les mains derrière le dos, imitant vaguement la posture d’un roi en pleine réflexion.

— Tu sais, Perceval, si on avait pas eu ces idées-là quand on était gamins, on serait pas là aujourd’hui.

— Ouais… mais on est où, là ?

— Dans la cour.

— Voilà. Donc ça a servi à rien.

— Si, ça a servi à… à… à forger notre destin.

— Ah… moi j’ai jamais rien forgé. J’ai essayé une fois, mais le fer il voulait pas.

— C’est une image.

— Ah… comme les dessins ?

— Non, une image dans la tête.

— Ah… moi j’ai pas ça. J’ai des nombres, mais ils se battent.

Provençal soupira. Il savait que chaque explication avec Perceval était comme creuser un puits avec une cuillère : long, inutile, et ça donne soif. Il se rassit, posa les mains sur ses genoux, et fixa le sol comme si les pavés allaient lui donner la force de continuer.

— Bon. On va faire simple. Je raconte, tu écoutes.

— Ouais… mais si je comprends pas ?

— Tu fais semblant.

— Ah… ça je sais faire.

Le vent se leva un peu plus fort, soulevant une feuille morte qui vint se poser sur le banc entre eux. Provençal la regarda, puis sourit.

— Tu vois cette feuille ?

— Ouais.

— Elle vient du passé.

— Ah… elle a fait un flashback ?

— Voilà.

— Ah… c’est beau.

Et sans prévenir, le passé s’invita. Pas avec des éclairs, mais avec le bruit des casseroles. Et des cris. Et une chèvre qui n’avait rien demandé.

***

Dans le village, les gamins avaient des rêves démesurés : certains voulaient devenir bardes, d’autres marchands, et puis il y avait Provençal et Perceval. Eux voulaient être chevaliers. Pas « un jour », pas « plus tard », mais tout de suite. À huit ans, ils avaient déjà décrété qu’ils étaient « en formation avancée », ce qui, dans leur logique, signifiait qu’ils avaient trouvé trois casseroles, deux couvercles et une vieille poêle cabossée.

Leur « armure » était un chef-d’œuvre d’improvisation. Provençal avait attaché une casserole sur son torse avec une ficelle volée à la grange. Perceval, lui, avait opté pour la poêle, qu’il portait comme un plastron, sauf qu’elle pendait de travers et lui donnait l’air d’un troubadour en congés. Sur la tête, ils avaient chacun un couvercle, fixé avec des nœuds approximatifs. À chaque pas, ça sonnait comme une fanfare ivre.

Ils avaient baptisé leur invention « l’Armure de la Destinée ». Provençal avait insisté pour le nom, parce que ça faisait sérieux. Perceval avait proposé « Armure qui fait cling-cling », mais Provençal avait jugé que ça manquait de prestige. Ils avaient même tenté de se fabriquer des armes : des bâtons taillés à la hache, avec des pointes en bois censées « transpercer le mal ». En réalité, ça transperçait surtout la terre molle.

Une fois équipés, ils avaient décidé de tester leur bravoure. Et quoi de mieux qu’un duel ? Provençal avait inventé des règles sur-le-champ :

« Celui qui touche le ciel avec son bâton a gagné. »

Perceval avait essayé, mais son bâton était trop court. Alors il avait sauté. Et il était tombé dans la mare. Provençal avait déclaré que c’était « une victoire stratégique », parce que « l’eau, c’est la vie ». Perceval avait répondu que « la boue, c’est la mort », mais personne n’avait pris de notes.

Après le duel, ils avaient eu une idée encore plus brillante : construire une catapulte. Enfin… Provençal disait « catapulte », Perceval disait « catapuce », et refusait de corriger. Ils avaient rassemblé des planches, des cordes et un vieux tonneau. Le plan était simple : lancer des cailloux « pour l’entraînement ». Le résultat fut spectaculaire : la catapulte explosa au premier essai, envoyant le tonneau dans le potager et la chèvre du voisin presque dans le puits. Provençal avait crié « Victoire ! On a inventé la guerre éclair ! » Perceval avait ajouté « Ouais… mais la chèvre, elle était pas d’accord. »

Et puis, il y avait le jeu. Leur invention la plus absurde. Ça s’appelait « Danse Slouby ». Personne ne savait pourquoi. Les règles étaient simples. Enfin, simples pour eux :

1) On dessine un cercle dans la terre.

2) On met une pierre au milieu.

3) On chante « Slouby » en tournant autour.

Celui qui tombe doit imiter un poulet jusqu’à ce que quelqu’un crie « Victoire du Pélican ».

Provençal affirmait que c’était « un jeu stratégique pour développer la coordination ». Perceval pensait que c’était « pour invoquer des esprits », mais il confondait souvent « stratégie » et « magie ». Ils y jouaient pendant des heures, persuadés que c’était la clé pour devenir chevaliers. Un jour, ils avaient même organisé un « tournoi officiel », avec des spectateurs : deux poules et un chien. Le chien avait gagné, mais personne n’a jamais su comment.

Ces souvenirs avaient une odeur : celle de la terre humide, du métal froid et des rêves trop grands pour des gamins trop petits. Ils étaient ridicules, mais dans leur tête, ils bâtissaient des légendes. Et quelque part, c’était vrai : ces jeux absurdes, ces armures bricolées, ces règles inventées… tout ça avait forgé deux esprits qui, des années plus tard, continueraient à confondre les mots, mais jamais à renoncer à leurs idées.

Le soleil déclinait sur le village, étirant les ombres. Provençal et Perceval, toujours bardés de leur « Armure de la Destinée », avançaient avec la démarche solennelle de deux héros en carton. Leurs casseroles tintaient à chaque pas, créant une musique étrange, quelque part entre la fanfare et l’accidentménager. Ils avaient décidé que pour devenir de vrais chevaliers, il leur fallait un mentor. Et dans leur logique, un vieux conteur ferait parfaitement l’affaire.

Le vieux conteur vivait au bout du chemin, dans une masure qui sentait la poussière et les histoires. On disait qu’il connaissait toutes les légendes, qu’il avait vu des dragons, parlé à des rois, et peut-être même inventé la pluie. En réalité, il avait surtout inventé des mensonges, mais ça, les gamins ne le savaient pas. Pour eux, c’était un oracle.

Ils entrèrent sans frapper, parce que la politesse n’était pas incluse dans leur formation avancée. Le vieux leva les yeux de son parchemin, les observa et faillit éclater de rire en voyant leurs armures improvisées. Mais il se retint, parce qu’il avait compris une chose : ces deux-là étaient capables de tout… surtout du pire.

— Vous voulez quoi ? demanda-t-il, la voix râpeuse.

Provençal bomba le torse, ce qui fit tomber une casserole.

— On veut des conseils pour devenir chevaliers.

Le vieux haussa un sourcil.

— Des conseils ?

— Ouais. Des trucs… stratégiques.

— Stratégiques ?

— Ouais. Pour la bravoure, la gloire, tout ça.

Le vieux soupira. Il aurait pu leur dire la vérité : qu’il fallait des années d’entraînement, des armes forgées par des maîtres, et un cerveau qui fonctionne. Mais il choisit la voie la plus simple : leur raconter des histoires. Parce que parfois, la pédagogie, c’est la survie.

Il leur parla de courage, de loyauté, de quêtes impossibles. Il évoqua des dragons, des princesses, des épées magiques. Provençal écoutait avec des yeux brillants, mais son cerveau traduisait tout de travers. Quand le vieux disait « Il faut sauver les innocents », Provençal entendait « Il faut sauver les oignons ».

Quand il parla de « serments sacrés », Provençal retint « serpents sacrés ». Et quand il conclut par « La chevalerie, c’est l’art de protéger », Provençal nota mentalement « La chevalerie, c’est l’art de projeter ». Il ne savait pas quoi, mais ça sonnait bien.

Perceval, lui, ne retenait rien. Il fixait une araignée au plafond, persuadé qu’elle lui envoyait des messages codés. À la fin, le vieux leur donna un dernier conseil :

— Et surtout, ne touchez jamais à la chèvre du voisin.

— Vous vous prenez pour un enseignant ? dit Perceval

Provençal hocha la tête avec gravité.

— Bien sûr. On va la protéger.

Le vieux ouvrit la bouche pour corriger, mais il était déjà trop tard. Les deux héros en carton avaient quitté la masure, leurs casseroles chantant la marche funèbre de la logique.

La chèvre, justement, les attendait. Pas volontairement, mais par hasard. Elle broutait tranquillement près du puits, ignorant qu’elle allait devenir le centre d’une opération militaire. Provençal avait décidé qu’il fallait « tester la bravoure » en accomplissant une mission. Et quoi de mieux qu’un sauvetage ?

— On va sauver la chèvre, déclara-t-il.

Perceval cligna des yeux.

— Elle est pas en danger.

— Justement. C’est plus dur.

— Ah… ouais.

Ils mirent en place un plan. Un plan brillant, selon eux. Il impliquait la catapulte (ou ce qu’il en restait), des cordes, et un sac de farine « pour faire diversion ». Le but était simple : hisser la chèvre sur le toit de la grange, parce que « les hauteurs, c’est stratégique ». Personne ne sut jamais pourquoi. Peut-être que Provençal avait confondu « hauteur » et « honneur ». Peut-être qu’il voulait juste voir si ça marchait.

Le plan échoua dès la première étape. La catapulte, réparée à la va-vite, décida de se venger. Au lieu de lancer la chèvre, elle lança le sac de farine… sur Perceval. Le gamin se retrouva blanc comme un spectre, les yeux écarquillés, persuadé qu’il était devenu un fantôme. Provençal, lui, y vit une opportunité.

— C’est parfait ! T’es invisible !

— Ah… ouais… mais je vois tout.

— C’est la magie.

— Ah… ouais.

Ils tentèrent une deuxième fois. Cette fois, la chèvre monta volontairement sur la catapulte. Elle n’avait pas l’air inquiète. Peut-être qu’elle croyait à un jeu. Peut-être qu’elle avait accepté son destin. Provençal tira la corde. La catapulte grinça, trembla… et explosa. La chèvre partit en l’air, décrivant une parabole majestueuse avant de s’écraser dans la mare. Provençal leva les bras au ciel :

— Victoire ! Elle a touché l’eau !

Perceval, couvert de farine, murmura :

— Ouais… mais la mare, c’est pas le toit.

— C’est une étape.

— Ah… ouais.

La chèvre sortit de la mare, trempée, furieuse, et fonça sur eux. Ce fut la première fois que Provençal comprit ce qu’était la peur. Ils coururent, leurs casseroles résonnant comme des cloches d’alarme. Derrière eux, la chèvre chargeait, incarnation de la vengeance. Ils se réfugièrent dans la grange, haletants, couverts de boue et de farine. Provençal déclara :

— C’était… stratégique.

Perceval hocha la tête.

— Ouais… mais la chèvre, elle était pas d’accord.

Le soir tomba sur le village. Provençal et Perceval, épuisés, s’allongèrent dans l’herbe, leurs armures cabossées autour d’eux. Ils regardèrent les étoiles, persuadés qu’elles leur envoyaient des signes. Provençal murmura :

— On est prêts pour la chevalerie.

— Ouais… surtout pour les explosions.

Et dans leur tête, ils étaient déjà des héros. Pas des héros comme dans les chansons, mais des héros comme dans les bêtises. Et quelque part, c’était mieux.

***

Le souvenir s’effaça comme la buée sur un miroir, laissant la cour dans son calme habituel. Provençal cligna des yeux, comme si le flashback avait été une chevauchée épique. Perceval, lui, n’avait pas bougé : il continuait à tailler son morceau de bois, persuadé qu’il finirait par en faire une épée, ou au moins un cure-dent de compétition.

Provençal s’étira, ses articulations craquant comme des branches sèches. Il avait ce sourire idiot qu’on porte quand on vient de se rappeler qu’on a survécu à des choses absurdes.

— Tu sais, Perceval… on était pas juste des gamins. On était des stratèges.

Perceval leva les yeux, l’air de quelqu’un qui vient d’entendre une révélation cosmique.

— Ah… ouais ?

— Bien sûr. Regarde nos faits d’armes.

Il se redressa, prit une grande inspiration, et commença à énumérer, comme un général qui fait le bilan d’une campagne glorieuse.

— Première opération : l’Armure de la Destinée.

Perceval hocha la tête, lentement.

— Ouais… les casseroles.

— Exactement. Protection maximale, mobilité réduite, mais impact psychologique énorme.

— C’est pas faux.

— Tu crois qu’un ennemi normal, il s’attend à voir deux gamins bardés de poêles débarquer ? Non. Effet de surprise.

Perceval fronça les sourcils.

— Ouais… mais on avait pas d’ennemis.

— Justement. Stratégie préventive. On a dissuadé tout le monde.

— C’est pas faux.

Provençal fit quelques pas dans la cour, les mains derrière le dos, imitant vaguement la posture d’un roi en pleine réflexion.

— Deuxième opération : la catapulte.

Perceval cligna des yeux.

— Ouais… la catapuce.

— Non, la catapulte.

— Ouais… c’est ce que j’ai dit.

Provençal soupira, mais continua.

— On a inventé la guerre éclair. Une seule frappe, et BAM, le chaos.

— Ouais… mais c’était la chèvre.

— Détail technique. L’important, c’est la portée.

— C’est pas faux.

— Et la précision.

— Ouais… mais elle est tombée dans la mare.

— C’était une cible secondaire.

— C’est pas faux.

Il s’arrêta, leva un doigt comme pour marquer un point décisif.

— Troisième opération : Danse Slouby.

Perceval sourit, un sourire vague, comme un nuage qui hésite à pleuvoir.

— Ouais… le jeu stratégique.

— Exactement. Coordination, endurance, invocation des forces mystiques.

— Ouais… mais on a jamais rien invoqué.

— Si. Le chien.

— Ah… ouais.

— Et il a gagné.

— Ouais… mais on sait pas comment.

— C’est ça, la magie.

Provençal se rassit, le regard perdu. Il avait cette lueur étrange dans les yeux, celle qu’on voit chez ceux qui croient encore aux légendes, même quand elles sont faites de casseroles.

— Tu sais, Perceval… les gens croient que la chevalerie, c’est des épées, des armures brillantes, des princesses à sauver. Mais la vraie chevalerie, c’est ça : inventer des trucs, prendre des risques, et jamais reculer devant une idée idiote.

Perceval hocha la tête, lentement, comme si la phrase venait de traverser un champ de bataille dans son cerveau.

— Ouais… surtout quand ça explose.

— Exactement.

Un silence s’installa, mais ce n’était pas un silence vide. C’était un silence plein de souvenirs, de rires, et de bruits de casseroles. Un silence qui disait : « On a été idiots, mais on a été heureux ». Et quelque part, c’était ça, la vraie chevalerie : croire que chaque bêtise est une aventure, et que chaque aventure mérite d’être racontée.

Provençal se leva une dernière fois, ramassa une branche, et la planta dans la terre.

— Voilà. Premier jalon de notre prochaine quête.

Perceval le regarda, intrigué.

— C’est pas faux.

Provençal sourit.

— Expliquer à tout le monde pourquoi on est des héros.

Perceval cligna des yeux, puis hocha la tête.

— Ah… ouais.

Et dans la cour, sous un ciel où les étoiles commençaient à rappeler leur existence, deux quasi-jumeaux commencèrent à préparer leur discours. Pas pour des bardes, pas pour des rois. Pour eux-mêmes. Parce que parfois, il faut se raconter ses propres légendes pour y croire encore.


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