Kaboum : Le réveil des Karmadors

Chapitre 20 : Le Krash des Karmadors

7437 mots, Catégorie: B

Dernière mise à jour 28/10/2025 13:46

Durant de longues heures, le corbillard de Rorshak fendit la nuit comme une ombre maudite. Les roues grinçaient sur le chemin rocailleux, chaque cahot résonnant comme un glas funèbre. La pleine lune, spectrale et blafarde, jetait une lueur maladive sur les cimes des arbres.

Lorsque le corbillard s'immobilisa enfin, les prisonniers levèrent les yeux — et leur souffle se figea. Devant eux se dressait le manoir de Lethifière, une masse colossale de pierre noire, juchée sur une falaise abrupte de Sainte-Élie-de-Caxton. Ses murailles semblaient absorber toute lumière, et les vitraux ternis ressemblaient à des orbites creuses, prêtes à dévorer les âmes.

Fiouze, encore trop faible pour prononcer un mot, flottait derrière Rorshak, tandis que STR tenait fermement entre ses mains le bocal de verre, où Dixie n'était plus qu'une étincelle prisonnière, vibrant faiblement.

Les battants de bronze de la porte principale, sculptés de figures grotesques, s'ouvrirent lentement sous un grincement insupportable. Dans l'embrasure, une silhouette se découpa.

C'était Lethifière.

Un vieillard, ou ce qu'il en restait. Son visage était une mosaïque de cicatrices et de chair distordue, son œil voilé contrastant avec l'autre, vif et cruel. Son accoutrement évoquait la sévérité d'un juge d'antan : une toge noire souillée par le temps, coiffée d'un chapeau de style Renaissance. Mais ses pantalons, ridiculement effilochés, semblaient faits de papier moisi, collant à ses jambes comme des bandelettes de momie.

Le silence des Karmadors trahissait leur malaise. STR baissa les yeux, comme écrasée par la simple présence du maître des lieux. Geyser, lui, sentait ses mains moites malgré les chaînes, son cœur battant à tout rompre. La Justiciere Masque soutint son regard, déterminée à ne rien céder, tandis quAssomia se mordait la lèvre, incapable de détourner ses yeux de cette figure cauchemardesque.

Lethifière laissa glisser son regard sur chacun d'eux, savourant leur malaise comme un vin précieux. Puis, son œil cruel s'arrêta sur le bocal que STR serrait entre ses doigts.

— « Oh... qu'avons-nous là ? » susurra-t-il d'une voix qui dégoulinait de sarcasme.

Il s'approcha lentement, sa main décharnée s'élevant avec une grâce macabre. Avant même que STR n'ait le temps de réagir, il lui arracha le bocal des mains avec une brutalité soudaine.

— « Une luciole prisonnière... » ricana-t-il. « Réduite à une lueur agonisante dans un pot de verre. Pathétique... »

Dixie, étincelle fragile, vibra plus vivement, comme si elle voulait protester, mais aucun son ne s'échappa.

Assomia, incapable de contenir son indignation, s'écria :

— « Lâchez-la, monstre ! »

Lethifière tourna lentement son œil valide vers elle, son sourire s'élargissant.

— « Monstre ?... Merci du compliment, pauvre Karmadore. Vous ne tarderez pas à comprendre pourquoi son existence même mérite d'être enfermée. »

Il agita le bocal devant les prisonniers, se délectant de leur impuissance.

— « Regardez-la... une alliée réduite à une étincelle. Et vous, héros autoproclamés, incapables de la protéger. Voilà le spectacle que j'attendais. »

Rorshak, resté jusque-là silencieux, serra les poings et lança d'une voix sèche :

— « Assez joué, Lethifière. Le Maître n'a aucune patience pour ces enfantillages. Nous devons entrer. »

Lethifière, amusé par le ton tranchant de Rorshak, éclata d'un rire rauque.

— « Toujours si pressé, mon cher corbeau... » dit-il en caressant le verre du bocal comme une relique. « Mais tu as raison. Le Maître nous attend. Et il n'aime pas qu'on fasse attendre sa colère. »

Il fit volte-face et pénétra dans le manoir. Les battants de bronze s'ouvrirent plus largement, laissant s'échapper un souffle glacial chargé d'odeurs de cire brûlée et de pierre humide.

Rorshak se tourna vers les Karmadors, son masque s'éclairant d'un rictus mauvais.

— « En route, petits justiciers. Le spectacle ne fait que commencer... »

Et, d'une voix grave, il conclut :

— « Préparez-vous à rencontrer le Krashmal Suprême. »


Les lourdes portes de bronze se refermèrent derrière eux dans un grondement sourd, les enfermant dans l'antre du manoir. Un silence presque religieux envahit l'air, seulement troublé par le claquement régulier des bottes de Rorshak et le frottement de la robe de Lethifière sur les dalles.

Le couloir qu'ils empruntaient semblait interminable. Les murs étaient tapissés de boiseries sombres, craquelées par l'humidité, où s'accrochaient de grands portraits des anciens Krashmals Supremes. Les yeux peints semblaient suivre leurs pas, accusateurs ou moqueurs, difficile à dire. Par endroits, la toile était lacérée comme si des griffes avaient cherché à effacer leur mémoire.

Le sol de pierre polie reflétait la pâle lueur des chandeliers qui bordaient le chemin. Chaque flamme vacillait, projetant des ombres tordues qui dansaient comme des spectres muets. Une odeur persistante de cire brûlée, de moisissure et de poussière ancienne emplissait l'air, suffocante.

STR resserra instinctivement ses chaînes contre elle, son regard allant de portrait en portrait.

— On dirait qu'ils nous observent... murmura-t-elle, le souffle court.

Geyser, lui, déglutit bruyamment. Chaque pas résonnait trop fort, comme si le manoir lui-même amplifiait leur présence.

— Cet endroit... il étouffe... dit-il entre ses dents, plus pour lui-même que pour les autres.

La Justicière Masquée, Gina, garda le dos droit, mais ses poings serrés trahissaient une nervosité contenue.

— « C'est une prison déguisée en palais... » lâcha-t-elle, sa voix grave rebondissant dans le couloir.

Assomia, à ses côtés, avait le regard fixé sur les fresques effacées au plafond : des scènes de batailles, à demi effacées par le temps, où l'on distinguait des silhouettes encapuchonnées se tenant au-dessus d'armées à genoux.

— « On dirait... qu'ils adoraient quelqu'un. Ou... quelque chose », souffla-t-elle, glacée.

Lethifière, marchant en tête, éclata d'un rire sec qui résonna dans l'immensité vide.

— « Ce ne sont pas des adorations, mais des avertissements. Chaque pierre ici porte la mémoire de ceux qui ont défié la vérité. Vous marchez dans un tombeau de vanité. »

Leurs pas s'enfonçaient dans ce silence pesant, et parfois, un souffle d'air glacial serpentait dans le couloir comme s'il émanait des murs eux-mêmes. Pas un serviteur, pas une ombre vivante. Rien que la résonance de leurs pas, et ce sentiment constant d'être épiés.

Rorshak, toujours derrière eux pour fermer la marche, rompit soudain le silence :

— « Ne traînez pas vos pieds, Karmadors. Chaque seconde que vous perdez ici est une faveur que vous volez au Maître. Et croyez-moi... il réclame ce qui lui est dû. »

Les prisonniers échangèrent un regard inquiet, mais nul n'osa répondre.

Au bout du couloir, deux immenses portes sculptées apparurent, noires comme du charbon poli. Au-dessus, gravée dans la pierre, une inscription effacée dont il ne restait que quelques lettres déformées, semblant se moquer des vivants.

Les flammes des chandeliers s'affaissèrent d'un coup, comme si l'air lui-même retenait son souffle.

Lethifière s'arrêta devant les portes, le bocal contenant Dixie luisant faiblement dans sa main tremblante. Il tourna lentement la tête vers les Karmadors, son œil cruel brillant d'une satisfaction glaciale.

— « La route s'achève ici... mais pour vous, elle ne fait que commencer. »


La salle d'audience s'ouvrit devant eux comme un gouffre sacré. Vastement circulaire, ses murs étaient faits de pierres noires veinées d'argent terni. De hautes colonnes soutenaient la voûte, sculptées de visages hurlants qui semblaient se tordre à la lumière vacillante des torches. Le sol, dallé d'onyx poli, reflétait comme un miroir brisé les silhouettes des prisonniers et de leurs geôliers.

Au centre, un trône colossal se dressait sur une estrade de plusieurs marches, ciselé dans une matière sombre. Il paraissait attendre, vide, mais chargé d'une puissance invisible.

Les Karmadors furent poussés en avant, leurs chaînes claquant contre la pierre. STR serra les poings, sa respiration courte. Geyser, la gorge sèche, osa un regard vers les fresques murales : elles montraient des scènes de carnage, où des ombres noires dominaient des armées entières. Un frisson glacé parcourut son échine.

Autour d'eux, des Krashmals en manteaux effilochés les observaient en silence, leurs yeux brillant de malice. Quelques ricanements rauques s'échappèrent parmi eux. 

Puis, dans une rafale soudaine, toutes les trompes de bronze suspendues aux murs se mirent à sonner, leur écho métallique secouant les colonnes. Minuit venait de tomber.

Les Krashmals se redressèrent d'un seul mouvement, comme mus par un ordre invisible. Leurs rires cessèrent aussitôt. Tous ravalerent leur salive, inclinant la tête avec une obéissance glaciale.

Les torches faiblirent, une à une, jusqu'à ce que la salle soit plongée dans une obscurité suffocante. Seule la lumière spectrale de la lune, filtrant par les hautes fenêtres, éclairait faiblement le trône vide.

Un silence absolu s'imposa.

Alors, un brouillard épais envahit la pièce, rampant du sol aux colonnes, avalant la pierre, se mêlant à des volutes de poussière anciennes. Dans cette brume, une ombre titanesque apparut, serpentant sur les murs : celle d'un dragon aux ailes ouvertes, aux crocs béants.

Les Karmadors reculèrent, le souffle coupé. STR entendit sa propre voix, brisée, lui échapper :

— « Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ?... »

La brume s'agita, gronda, et se condensa soudain en une masse colossale. Une silhouette, semblable à un nuage orageux en perpétuelle mutation, prit forme, irradiant une aura suffocante. Rien qu'à sa présence, l'air se fit plus lourd, plus froid.

Puis, dans un grondement assourdissant, une immense colonne de feu jaillit du sol, s'élevant jusqu'à la voûte. Les flammes tourbillonnèrent, éclairant chaque recoin de la salle de leur éclat sanglant.

Et lorsque le brasier se dissipa, il apparut.

Le Krashmal Suprême. Beurk.

Sa taille dépassait celle de tout être humain, imposante et inhumaine. Son corps, vêtu d'un habit d'une élégance machiavélique, semblait flotter entre le monde des vivants et celui des cauchemars. Ses cheveux, hérissés et mouvants, se déployaient comme des cornes noires recourbées. Ses yeux... deux puits de flammes, d'un rouge incandescent, transperçaient la salle avec une cruauté souveraine.

Un frisson parcourut chaque Karmador. La Justiciere Masque, pourtant solide comme un roc, sentit ses jambes trembler. Fulgure, le front couvert de sueur, serra ses dents au point de s'en faire mal. Même Geyser, d'ordinaire bavard, resta muet, paralysé par l'effroi.

Beurk leva lentement une main. Ses doigts fins, griffus, semblaient modelés dans les braises. Et sa voix résonna. Une voix grave, profonde, qui vibrait dans les murs, qui s'insinuait dans les os comme une malédiction :

— « Agenouillez-vous... misérables poussières. Car vous êtes en présence de celui qui est l'origine et la fin. »



Dans ce silence chargé, Beurk inclina la tête, et ses yeux de braise cherchèrent un point précis dans l'ombre. Sa main s'éleva, lente comme une condamnation, et son index s'arrêta sur STR.

 Un sourire carnassier étira les lèvres du Krashmal Suprême, puis sa voix rauque fendit l'air :

Beurk — STR... Enfin je te retrouve. Sais-tu que tu es devenue l'ombre qui souille mes songes ? Tu me poursuis jusque dans mes cauchemars... Et crois-moi, peu osent troubler le sommeil du Krashmal Suprême.

STR serra les poings, la gorge nouée par la peur, mais elle trouva la force de répliquer, sa voix légèrement tremblante :

STR — Si ma seule existence est suffisante pour te hanter, alors je m'en réjouis. Quoi de plus glorieux que de savoir que le monstre qui terrorise ce monde n'a plus de paix à cause de moi ? Oui, Beurk... je suis honorée d'être ton cauchemar.

Beurk éclata d'un rire guttural, un rire sans joie, qui résonna entre les murs de pierre. Il se pencha légèrement, son regard craimoisie planté dans celui de STR.

Beurk — Tu oses me provoquer... pathétique. Crois-tu que quelques paroles suffisent à me blesser ? Tu ignores ce que c'est que la vraie terreur, STR. Moi, je vis pour infliger la souffrance. Je suis un monstre, et je l'assume pleinement. Je prends plaisir à entendre mes victimes implorer, à les briser lentement, jusqu'à ce qu'elles ne soient plus que des coquilles vides.

Un silence lourd s'abattit. STR inspira profondément, la colère crispant ses traits. Elle lança d'une voix dure :

STR — Comme tu l'as fait avec la famille Bordeleau... Envoyer un de tes pions pour mettre leur père dans le coma, cet homme qui n'avait jamais fait de mal à personne, un simple épicier aimé de tous. Un père détruit sous les yeux de ses enfants... Voilà ton exploit ? Voilà ta fierté ?

Les mots claquèrent comme des coups de fouet. Les Karmadors retinrent leur souffle. STR baissa un instant la tête, les poings serrés, Geyser gronda d'indignation. Beurk, lui, ne sourit plus. Ses traits se figèrent dans une expression glaciale.

Il reprit, d'une voix basse, presque murmurée, mais chargée d'un venin implacable :

Beurk — Ne m'impute pas cette faute, STR. Je n'ai rien à voir avec cette... mascarade. Celui qui a frappé ce misérable épicier n'était qu'un chien enragé, une ordure incapable de discipline. Il a failli dévoiler notre existence aux hommes... une erreur que je ne tolère pas. Il a été châtié. Il croupit désormais dans les geôles de Viak Quedillux.

À ce nom, l'atmosphère changea brutalement. Les Karmadors se raidirent. STR releva brusquement la tête, ses yeux écarquillés. Geyser eut un hoquet de surprise, le visage blême. STR, elle, demeura figée, incapable de dissimuler la secousse que ce nom provoquait.

STR : Viak... Quedillux...

Beurk : — Ah... je vois que ce nom résonne encore dans vos mémoires. Il vous brûle, n'est-ce pas ? Cette simple évocation suffit à vous troubler. Eh bien, je vous offre une faveur : partez le retrouver. Détruisez cet homme qui a terrorisee les Bordelau, s'il vous en reste le courage. Mais... vous ne le ferez pas. Vous êtes des Karmadors. Des pantins de vertu, incapables de salir vos mains pour achever un traître.

STR, luttant contre l'émotion qui la submergeait, serra les dents et cracha avec mépris :

STR — Tu veux nous voir céder à ta logique pourrie, mais tu te trompes, Beurk. Si nous choisissons de ne pas devenir des monstres comme toi, c'est une force, pas une faiblesse. Toi, tu te caches derrière ta cruauté parce que tu n'as rien d'autre.

Le regard de Beurk se durcit. Son sourire s'effaça, remplacé par une expression froide, presque calculatrice. Puis, dans un souffle lugubre :

Beurk — Tu ne comprends pas. Vous êtes déjà vaincus. J'ai brisé vos rangs. Le Grand Conseil des Karmadors est sous mon contrôle. Le monde est à genoux, même si vous refusez de le voir. Et bientôt, il n'y aura plus d'ombre... plus de lumière. Seulement moi.

Un grondement monta parmi les Karmadors. Martin lança, d'une voix vibrante de rage :

Geyser — Tu rêves, Beurk. Le monde ne pliera jamais devant toi. Même si tu tiens le Conseil, même si tu nous emprisonnes, il restera toujours une étincelle. Et cette étincelle suffira à te consumer.

Esther, les yeux brillants, ajouta avec force :

STR — Tu ne nous feras jamais taire. Et tant que nous respirons, il te manquera toujours ce que tu désires le plus : la victoire totale.

Beurk éclata de rire, un rire démentiel, résonnant dans toute la salle. Puis il abattit son poing sur l'accoudoir de pierre de son trône.

Beurk — Assez ! Vous me lasser. Fiouze ! Qu'on les emmène. Qu'ils goûtent aux ténèbres de mes cachots. Et qu'ils comprennent enfin... qu'il n'existe aucun espoir.

Les lourdes portes grincèrent. Fiouze et deux Krashmals massifs saisirent les chaînes des prisonniers. Tandis qu'ils étaient traînés hors de la salle, STR lança un dernier regard chargé de haine à Beurk. Celui-ci, assis de nouveau sur son trône, souriait.

Et son sourire était celui d'un prédateur certain de sa victoire.


Le sol vibrait sous leurs pas. Les lourds couloirs de pierre semblaient s'étirer à l'infini, chaque torche vacillante projetant des ombres monstrueuses sur les murs suintants. Le silence n'était troublé que par le cliquetis des chaînes et le souffle épuisé des prisonniers. À mesure qu'ils descendaient, l'air se faisait plus froid, comme si la chaleur du monde de la surface avait été repoussée loin, très loin.

La descente dura. Enfin, ils furent jetés dans l'antre qui leur était réservé : un dédale de cellules étroites, aux murs épais, où l'humidité suintante laissait des traînées noires. L'odeur de pierre mouillée et de rouille emplissait l'espace. Les barreaux noirs luisaient d'une aura inquiétante — pas de simples fers, mais des ferrailles enduites d'enchantements conçus pour rompre la volonté des puissants.

STR serra contre sa poitrine le petit bocal contenant Dixie, réduite à une étincelle de lumière vacillante ; elle le tenait comme si sa main seule pouvait empêcher l'étincelle de s'éteindre. À ses côtés, Geyser — encore en tenue de Karmador — resta immobile, la mâchoire crispée ; Maya, elle aussi en costume, se rapprocha, les yeux fuyant, la rage refoulée sous le masque. Les trois formaient une barrière frêle et déterminée autour de ce qu'il restait d'espoir.

Autour d'eux, les autres apprentis Karmadors, de jeunes visages aux traits tirés, dépourvus de leurs tenues complètes — se tenaient regroupés, terrifiés et muets. 

Le spectacle qui glaça STR au sang fut ailleurs : suspendus dans d'énormes tubes de verre au centre de la salle, les membres du Grand Conseil flottaient, inconscients. Leurs corps étaient enlacés par d'épaisses chaînes magiques. Sollonella dérivait là, impuissante, le visage figé ; sa prestance d'autrefois n'était plus qu'un souffle éteint. Voir leur autorité ainsi réduite à l'état de simple chair captive serra l'estomac d'Esther comme un poing.

Un vertige de culpabilité la submergea. Si elle n'avait pas guidé son monde jusque-là... si elle n'avait pas cru pouvoir tout résoudre de sa main... Peut-être tout cela ne serait-il pas arrivé. Les pensées se heurtaient les unes aux autres, en un tumulte que rien ne calmait.

Elle murmura, presque inaudible : — Greg... où est Greg ?

Aucun son ne lui répondit. Le vide semblait se délecter de son désarroi. Geyser posa la main sur son épaule — geste simple et lourd de promesse fraternelle. Les autres apprentis se rapprochèrent malgré la peur, cherchant dans leurs yeux un autre appui.

Le bocal de Dixie vibra faiblement, comme si la lueur capturée avait senti la détresse de STR. À l'extérieur, les Krashmals savouraient ce spectacle d'impuissance, mais dans la petite lumière du bocal, une minuscule pulsation sembla dire : Tiens bon.


La panique monta rapidement parmi les Karmadors prisonniers. Leurs regards se croisaient, les mains se crispant sur les chaînes magiques. Chacun tentait de trouver un semblant d'espoir, mais le froid humide des murs, la lourdeur du silence et l'odeur de pierre mouillée pesaient sur leurs épaules comme un poids impossible à soulever.

STR faisait les cent pas, tenant précieusement le bocal contenant Dixie. Ses doigts tapotaient nerveusement la surface lisse. Elle fouilla ses poches, sortant sa Goutte, l'auscultant sous toutes ses coutures. Chaque fonction, chaque lueur semblait inutile ; aucun signe de Greg.

— Rien... murmura-t-elle, la voix tremblante mais résolue. Aucun signal... pas même un frémissement.

Geyser la suivait, essayant de garder son calme.

— On doit rester concentrés. Peut-être qu'on peut encore capter d'autres Karmadors, envoyer un signal...

STR secoua la tête, frustrée.

— Je ne connais pas leurs coordonnées exactes... c'est comme crier dans le vide. Mais je vais essayer.

Elle leva la Goutte, concentrée, murmurant des incantations pour amplifier le signal. Rien.

— Dixie... tu peux sentir quelque chose ? demanda-t-elle.

L'étincelle à l'intérieur du bocal clignota faiblement. Un gémissement s'éleva, plaintif mais confiant, comme si elle voulait rassurer STR.

Alors que le silence pesait à nouveau, un craquement sec retentit derrière eux. Les Karmadors se figèrent. La porte massive du cachot grinça lentement, révélant une silhouette inattendue.

— Eh ben... les enfants, on s'amuse bien ? lança une voix rauque et joyeuse.

Gyorg apparut, titubant légèrement, ses vêtements déchirés gris et bruns pendants à son corps massif. La tuque rouge sur sa tête était couverte de déchets collés par un mélange improbable de boue et de résidus. Son visage gras, semé de gros boutons rouges, affichait un sourire carnassier. Ses dents croches luisaient dans l'obscurité, tandis qu'un rire rauque, presque animal, emplissait le cachot.

À ses côtés, Greg avançait avec l'assurance d'un vieil ami retrouvant un compagnon de longue date. Son regard pétillait de malice, et un sourire en coin trahissait qu'il savait exactement l'effet qu'il provoquait.

— Greg... c'est toi ? balbutia STR, le souffle coupé.

Greg fit un petit salut théâtral, la main sur le cœur.

— Mais oui, ma chère STR ! Surprise ? Haha ! On dirait que j'ai trouvé le meilleur des hôtels cinq étoiles pour les Karmadors...

— Greg, tu es du côté des... des méchants ? murmura Martin, incrédule.

— Oh, tu sais, un peu de tout... répliqua Greg, un sourire espiègle étirant ses lèvres. Mais je ne perds jamais une occasion de taquiner mes prisonniers préférés.

Les Karmadors échangèrent des regards incrédules. Les jurons et moqueries fusaient déjà entre Gyorg et Greg, surprenants par leur humour noir et absurde :

— « Espèce de bouffon, tu vas me faire tomber sur la tronche ! » grogna Gyorg.

— « T'inquiète pas, vieille carcasse, je t'épargne... pour le moment ! » ricana Greg.

STR secoua la tête, tentant de refouler sa colère et sa confusion. La tension dramatique de leur capture se mêlait à la folie des retrouvailles. Les Karmadors prisonniers n'osaient rien dire, bouche bée devant l'étrange duo.

— Alors, on fait quoi maintenant ? demanda Greg en se penchant vers les prisonniers, un sourire provocateur. Vous comptez pleurer dans vos chaînes ? Ou vous voulez qu'on vous raconte les histoires les plus horribles de vos journées ?

Le rire rauque de Gyorg éclata, résonnant dans les murs humides.

— Vos plaintes sont charmantes, mais franchement, j'espère que vous avez appris à apprécier les claustrophobes...

La scène oscillait entre terreur et hilarité, et STR sentit son cœur se serrer. Le bocal de Dixie brillait faiblement dans sa main, comme pour lui rappeler que tout espoir n'était pas perdu. Mais au fond d'elle, une question persistait : Greg... est-il vraiment de notre côté ?

L'écho des rires résonnait dans le cachot comme une insulte à l'atmosphère oppressante.

Greg, adossé à un mur suintant d'humidité, lançait des piques à Gyorg qui, de son côté, pouffait bruyamment, dévoilant ses dents jaunâtres et mal alignées. Son énorme silhouette dégingandée, vêtue de loques grisâtres et brunes, se secouait de spasmes à force de rire. Sa tuque rouge, crasseuse, décorée de déchets collés, pendait sur le côté de sa tête pleine de boutons purulents.

Gyorg, éclatant de rire :

— Hahahaha ! Greg, t'es vraiment pire que moi, tu sais ? Un rat dans une cage, mais avec la langue plus tranchante qu'un couteau !

Greg, le sourire narquois, en haussant les sourcils :

— Oh, arrête, tu vas me faire rougir... Et si jamais ça arrive, promis, je t'offre mon premier bouton en trophée.

Gyorg :

— Beurk ! Mais je le garde précieusement, comme un bijou !

Greg ricana à son tour, secouant la tête. Malgré la crasse du lieu, malgré l'air vicié, il trouvait encore de quoi transformer ce moment absurde en comédie. Les Karmadors prisonniers, eux, observaient la scène en silence, partagés entre l'inquiétude et le dégoût. Ils se demandaient sérieusement si Greg avait basculé dans le camp ennemi.

Soudain, la lourde porte du cachot grinça sur ses gonds. Une lueur rougeâtre, lugubre, se répandit dans la pièce. Les rires s'éteignirent aussitôt, mais pas le sourire de Greg.

La haute silhouette du professeur Lethifière apparut, drapée dans son manteau noir raide, son visage blême crispé par la colère. Ses yeux flamboyaient d'une fureur contenue.

Lethifière, ton tranchant comme un fouet :

— Qu'est-ce que je vois là ?! Gyorg, tu crois que cette cellule est un cirque ?!

Gyorg se redressa, se racle la gorge, mais un sourire niais restait collé à son visage huileux.

Gyorg, toussotant, puis reprenant avec un faux sérieux :

— Avec tout mon pet... euh, pardon, avec tout mon respect, Professeur... je devais juste... hum... "surveiller" notre invité.

Il se tourna vers Greg, l'œil pétillant, et ajouta d'un ton moqueur :

Gyorg :

— Mais maintenant, mon vermine, je dois t'enfermer pour de bon.

Greg s'inclina légèrement, théâtral, son sarcasme dégoulinant dans chaque syllabe.

Greg :

— Oh, quel honneur. Mais rappelle-toi, mon grand, un secret connu n'est plus un secret. Alors fais bien attention à ce que tu racontes...

Gyorg étouffa un nouveau rire, mais Lethifière explosa, sa voix roulant comme un tonnerre.

Lethifière, fulminant :

— Assez ! Greg n'est pas ton ami, Gyorg, c'est un prisonnier ! Et toi, tu me fais honte. Crois-tu que nos ennemis sont là pour ton divertissement ?!

Il claqua violemment la porte de la cellule, projetant une vibration glaciale dans l'air. Les Karmadors sursautèrent. Greg, malgré tout, ne perdit pas son aplomb et lança, d'un ton insolent :

Greg :

— Hé ! Professeur, vous gâchez toujours le fun. Avec vous, même une exécution publique ressemblerait à un enterrement ennuyeux.

Lethifière s'approcha lentement, ses bottes résonnant sur le sol de pierre. Ses yeux s'enfoncèrent dans ceux de Greg, sans une once de pitié.

Lethifière, d'un calme effroyable :

— Je vous conseille de fermer cette bouche, miserable Bizz... car ici, chaque mot que vous prononcez vous enfonce un peu plus dans votre tombe.

Le silence tomba comme une chape de plomb. Seule la respiration sifflante de Gyorg, partagé entre peur et amusement, persistait.

Lethifière fit un geste sec de la main. Gyorg, penaud, traîna Greg jusqu'à la cellule et l'y enferma sans cérémonie.

Alors qu'il tournait la clé, il lança tout de même, à mi-voix, un dernier clin d'œil complice à Greg :

Gyorg :

— Garde-moi une place dans ton prochain spectacle.

Greg ricana encore, même enchaîné derrière les barreaux.

Greg :

— T'inquiète pas, gros. J'ai toujours une place réservée pour les clowns.

Le professeur Lethifière soupira lourdement, ses traits figés par l'exaspération.

Lethifière :

— Ça suffit. Plus un mot. La prochaine fois que je trouve ce genre de mascarade ici, je jure que je vous réduis tous deux au silence... définitivement.

Il quitta le cachot, suivi de Gyorg qui tentait de réprimer un autre fou rire.

Dans l'ombre des barreaux, Greg, malgré son air désinvolte, laissait percer une lueur de défi dans son regard.

Les chaînes cliquetèrent encore après le départ de Lethifière et de Gyorg. Le silence s'imposa dans le cachot, seulement rompu par le goutte-à-goutte régulier d'une infiltration d'eau. Tous les regards se tournèrent vers Greg, assis nonchalamment derrière ses barreaux, un sourire en coin.

STR, les bras croisés, sèchement :

— Qu'est-ce qu'il s'est passé, Greg ? Pourquoi tu riais avec cette... cette chose ?

Greg leva les yeux au ciel, soupira d'un air faussement dramatique et déclara :

Greg, sarcastique :

— Ah, mais Gyorg, c'est un bon Jack ! Tu comprends rien, STR. On prend souvent le thé ensemble... un délicieux thé au jus de poubelle, relevé d'un soupçon de moisissure. Franchement, tu devrais essayer, ça nettoie l'âme... et les intestins.

Geyser étouffa un rire malgré la situation, mais STR le fusilla du regard.

STR, haussant le ton, glaciale :

— Assez de tes idioties, Greg. On doit demeurer concentree. Greg haussa les épaules, son sourire s'effaça peu à peu. Il passa une main sur son visage fatigué, ses yeux prenant une gravité nouvelle.

Un silence lourd tomba. Les Karmadors échangèrent des regards inquiets.

STR, d'une voix basse, presque tremblante :

— Tous ca est de ma faute... C'est moi qui ai conduit tout le monde dans ce piège. J'ai pris la mauvaise décision.

Elle serra les poings, le visage crispé par le regret. Greg la fixa, un brin amusé, mais son ton resta sincère.

Greg :

— STR... faut arrêter de te flageller. Les pièges, ça arrive. Même aux meilleurs. Regarde-moi : je suis coincé derrière ces barreaux, et je trouve encore le moyen de passer pour un comique.

STR détourna les yeux, visiblement affectée. Martin, quant à lui, posa doucement une main sur son épaule.

Martin :

— STR, tu n'as pas à porter tout ça seule. On est une équipe. On s'est fait avoir, oui, mais ce n'est pas la fin. Tu nous as conduits jusqu'ici, et tu peux encore nous sortir de là.

STR releva un peu la tête, ses yeux brillants de colère mêlée de tristesse. Greg, derrière les barreaux, esquissa un sourire presque bienveillant, chose rare venant de lui.

Greg :

— Écoute ton frerot, il a raison. Tant qu'on respire encore, y a une chance. Et si jamais tout s'écroule... eh bien, on pourra toujours lancer une marque de thé au jus de poubelle. Succès garanti.

Geyser éclata de rire, et même STR esquissa un léger sourire malgré elle. L'ambiance se détendit d'un souffle, mais chacun savait que derrière l'humour de Greg se cachait une vérité inquiétante : leur capture n'avait rien d'un accident. 



Dans les cellules, les températures glaciales semblaient mordre la peau. Chaque respiration formait un léger nuage blanchâtre qui se dissipait lentement dans l'air vicié du cachot. Malgré les allées et venues répétitives des geôliers Krashmals, qui claquaient leurs bottes sur la pierre humide en jetant des regards moqueurs, les Karmadors restaient agités, comme si l'immobilité leur était interdite.

STR, assise à même le sol rugueux, triturait sans relâche sa Goutte. Ses doigts tremblaient alors qu'elle faisait défiler les symboles lumineux, espérant capter une fréquence, une présence, n'importe quel signe d'un Karmador encore libre ou d'une Sentinelle prête à répondre à son appel muet. Rien. Le silence métallique de l'artefact la narguait, accentuant son impuissance. Pourtant, elle refusait de céder. Ses yeux fatigués se redressaient parfois vers ses compagnons, mais revenaient aussitôt sur la lumière vacillante de la Goutte.

Un peu plus loin, Geyser et Maya s'étaient blottis l'un contre l'autre. Leurs visages pâles trahissaient l'inquiétude, mais dans leurs regards brillait une tendresse presque incongrue dans ce lieu de désolation. Leurs mains s'étaient trouvées, se serrant avec une force discrète, comme si leur amour était le dernier bastion contre l'ombre qui les encerclait. De temps à autre, ils échangeaient un murmure à peine audible, un souffle qui n'appartenait qu'à eux, ignorant les murs, ignorant les chaînes.

Adossée au mur froid, Gina — la Justicière Masquée — observait la scène, impassible. Ses bras croisés sur sa poitrine, ses traits figés dans une dureté presque provocatrice. À ses côtés, Eclair et Rapido, assis en tailleur, tentaient de garder contenance, mais l'inquiétude brillait dans leurs yeux à chaque mouvement suspect dans le couloir. Gina ne disait rien, mais sa simple posture donnait l'impression qu'elle refusait de plier, même dans ce tombeau de pierre.

Plus loin encore, Fulgure, accroupi dans un coin avec son petit groupe d'amis, s'était emparé d'un morceau de bois. Avec application, il traçait des lignes sur le sol sablé, dessinant des cercles et des flèches, élaborant un plan dont les murmures précipités se perdaient dans le froid. Ses compagnons l'écoutaient attentivement, hochant la tête, les visages graves. C'était un mince éclat d'organisation, une tentative d'imposer une logique dans un chaos qui leur échappait.

Et puis, soudain, l'air changea. Une brise sourde, désagréable, serpenta entre les barreaux, se faufilant dans les vêtements et dans les os. Un courant glacé, venu de nulle part, qui fit frissonner chaque prisonnier. Les torches fixées dans les murs tremblèrent, leur flamme vacillante projetant des ombres instables, comme si les murs eux-mêmes respiraient.

STR se redressa d'un coup, la Goutte serrée contre sa poitrine. Autour d'elle, les autres semblaient... ralentis. Figés dans leurs gestes, figés dans leurs regards. Maya avait la tête inclinée vers Geyser, mais son mouvement s'était suspendu à mi-course. Fulgure tenait encore son morceau de bois en l'air, comme paralysé dans l'action. Tout, sauf elle, semblait s'être arrêté.

La respiration de STR s'accéléra. Une ombre coulait le long du sol, épaisse, mouvante, avalant peu à peu la lueur des torches. Le cachot paraissait se dissoudre autour d'elle.

Et alors... des mains surgirent. D'abord une, puis deux, puis des dizaines. Elles s'accrochaient aux barreaux, se tordaient dans des mouvements grotesques, cherchant à l'atteindre. Certaines mains, d'une pâleur cadavérique, griffaient le vide avec une hargne furieuse. D'autres, plus fines, presque caressantes, s'avançaient comme pour lui offrir du réconfort. STR recula d'un pas, mais le mur derrière elle semblait s'être éloigné.

Les yeux suivirent. Des yeux de toutes sortes, flottant dans la pénombre. Certains humains, pleins d'une détresse implorante. D'autres, monstrueux, reptiliens, ou d'un noir luisant comme l'obsidienne. Tous braqués sur elle, tous vibrant d'une intensité qui glaçait le sang.

Les chuchotements commencèrent. Des voix indistinctes, chevrotantes, se chevauchant les unes les autres, certaines suppliantes, d'autres menaçantes. Elles se rapprochaient, bruissaient comme un essaim autour de sa tête. Des mots de douleur, des murmures de haine. STR porta les mains à ses oreilles, mais le bruit semblait venir de l'intérieur même de son esprit.

Et puis, soudainement, une voix claire, glaciale, fit taire toutes les autres. Grave, résonnante, comme si elle sortait d'une tombe ouverte au milieu de la nuit.

— N'aie pas peur, STR... ou devrais-je dire... Esther Bordelau.

Le silence qui suivit pesa sur ses poumons comme un étau. Ses yeux s'écarquillèrent, emplis d'effroi, alors que son nom résonnait dans l'obscurité, prononcé avec une autorité qu'aucun mortel ne pouvait posséder.

Un frisson parcourut STR. La voix, surgie des ténèbres, avait prononcé son nom avec une précision inquiétante. Elle n'avait pas bougé, pas respiré. Comment cet inconnu pouvait-il savoir qui elle était ? Ses doigts crispés s'agrippèrent aux barreaux, comme si le métal froid pouvait l'ancrer à la réalité.

— Comment... comment tu sais mon nom ?! siffla-t-elle, les yeux fouillant l'obscurité.

Un silence pesant s'abattit, seulement troublé par le goutte-à-goutte régulier de l'humidité sur la pierre. Puis des pas lents, méthodiques, résonnèrent dans le couloir. Chaque foulée semblait calculée, comme pour jouer avec ses nerfs.

— Je sais tout, répondit l'inconnu d'une voix grave, étrangement posée. Sur toi. Sur eux. Sur les Bordeleau.

STR sentit sa gorge se nouer. Une silhouette se dessina enfin sous le reflet blafard de la lune, filtrant par la grille rouillée au-dessus d'eux. Il portait une longue chemise blanche de scientifique, sale et froissée, contrastant avec la rigueur de sa posture. Lorsqu'il leva la tête, une cicatrice immense, barbare, déchira la moitié de son visage.

L'ombre accentuait ses traits, donnant à l'homme un aspect spectral.

— Qui... qui es-tu ? demanda STR, sa voix oscillant entre panique et défi.

Un sourire mince étira les lèvres de l'homme.

— Viak Quedillux.

Le nom se déploya dans l'air comme une lame nue, froide et tranchante. STR recula d'instinct, ses yeux s'écarquillant. Ce nom, elle l'avait entendu. Un fantôme, un poison qui circulait dans les histoires les plus sombres de l'Académie. Et maintenant, il se tenait devant elle.

La peur céda place à une colère brute, viscérale. STR serra les poings et hurla, sa voix brisant le silence oppressant de la cellule :

— Alors c'était toi ! C'est toi qui tires les ficelles... Toi qui as envoyé Jean-François ! Tu l'as corrompu, tu l'as poussé à trahir... Tu l'as envoyé détruire notre famille !

Ses mots claquaient dans l'air comme des coups de fouet. Elle tremblait, mais ce n'était plus de peur — c'était de rage.

— À cause de toi, mon père est dans le coma ! À cause de toi, nous sommes perdus !

Viak ne bougea pas. Son sourire s'était à peine élargi, mais son regard — froid, insondable — fixait STR comme si elle n'était qu'un pion déjà sacrifié sur son échiquier.


L'air humide de la cellule sembla se resserrer. Viak resta immobile une seconde, comme mesurant l'effet de ses propres mots. Puis il fit un pas — lent, volontaire — et la lumière lunaire glissa sur le tissu froissé de sa chemise blanche. Sa voix, quand il parla, n'avait plus la sécheresse d'un document officiel ; elle vibrait d'une impatience contenue.

— Écoute-moi bien, Esther Bordeleau, dit-il en s'approchant, les syllabes réglées, presque précises. Je veux te dire la vérité, mais attention : la vérité a toujours un prix.

STR le fixa, la mâchoire serrée, le bocal lumineux contre elle comme un talisman. La main qui le tenait tremblait à peine — plus de colère que de peur — mais ses yeux trahissaient la tempête.

— Parle, répondit-elle, la voix courte. Tu me dois déjà des explications. Qui est Jean-François, où est-il, et pourquoi les Krashmals l'ont-ils cherché ?

Viak esquissa un rictus. Ses yeux, creusés d'ombre, s'animèrent d'un éclat curieux.

— Jean-François n'est plus un ami. C'est un fugitif. Il n'a pas trahi par lâcheté seulement ; il a vendu un secret — un verrou, une clé — pour s'élever. Depuis, il court, et les Krashmals le traquent sans relâche. Certains pensent qu'il saura ouvrir une porte qui mène... ailleurs. Les chasseurs ont reniflé sa piste. Ils le veulent vivant.

STR sentit une contraction glacée dans sa poitrine. « Vivant. » Ce mot ralluma immédiatement ses craintes : les réponses, la justice, peut-être la vengeance. Elle voulut parler, mais Viak leva la main et continua, comme si la plainte même avait été prévue.

— Mais ce n'est pas pour t'annoncer cette chasse que je suis venu. J'ai une proposition. — Il baissa la voix, et celle-ci devint singulièrement basse, presque intime. — Le Krashmal Suprême, Beurk, a trop consolidé son règne. Il corrompt, il écrase, et il dévore l'avenir pour calmer son appétit du présent. Je veux renverser Beurk. Pas par simple ambition — par nécessité. Le monde que je vois se délite ; il faut le réordonner. Mais je ne peux le faire seul.

STR le toisa, incrédule.

— Et tu veux que je te croie ? que je te tende la main pour abattre ton seigneur ? Et pourquoi moi ? Pourquoi m'offrirais-tu la sanction d'un renversement ?

Viak haussa les épaules, presque amusé.

— Parce que tu portes quelque chose d'unique, STR. Tu es celle qui a osé briser l'ordre établi — non par cruauté, mais par nécessité. Ton geste m'intéresse. Et parce que tu cherches Jean-François. Je te donne deux choses : une piste concrète pour le retrouver, et l'aide — discrète — de certaines de mes unités. En échange ? Je veux l'Eau de Kaboum.

STR eut un mouvement de recul. L'expression de Viak se durcit ; il posa son regard dans le sien, lentement, sans détour.

— L'Eau de Kaboum n'est pas un objet trivial. C'est une force, un symbole. Avec elle, je pourrai sceller ou remodeler certains flux — l'ordre des choses. Je ne te promets pas un salut humain ; je te promets un monde moins chaotique, à ma façon. Aide-moi à atteindre Beurk, et je t'aiderai à retrouver Jean-François vivant. Refuse, et tu resteras ici, à supplier, pendant que Beurk règne.

STR sentit la rage se mêler à une tentation amère. Les mots de Viak s'accrochaient à ses pensées comme du lierre. Trouver Jean-François : son père, les réponses, la vérité. Le désir était là, vif, brûlant. Mais à quel prix ? Donner une ressource aussi sacrée à un Krashmal — même à un Viak ambigu — revenait peut-être à trahir tout ce qu'elle était devenue.

Elle reprit, d'une voix qui perdait à la fois son tremblement et son cynisme :

— Tu offres une alliance avec un prédateur, et tu veux le cœur d'un monde. Tu me demandes d'entrer dans un pacte où je ne tiens rien d'autre que la parole d'un être qui n'a aucune foi dans la pitié humaine. Pourquoi devrais-je croire que tu ne profites pas simplement des nôtres pour renverser l'ordre... pour toi seul ?

Viak sourit, cet air qui ne promet ni bonté ni menace, juste une logique implacable.

— Parce que je ne vis pas dans l'illusion que l'on puisse sauver ce monde en le caressant. Les lois que vous chérissez sont des caches poussiéreuses. Moi, je veux un outil neuf. Et, peut-être — peut-être — si notre affrontement aboutit à renverser Beurk, le monde respirera. Ou il s'effondrera avec moi. Ce sera au moins... propre.

STR sentit une colère froide la traverser. Mais au-dessous, une seconde voix murmura : Jean-François. Vivant. Peur. Réponse. Le temps pressait. La promesse de Viak était une corde tendue : la prendre, c'était risquer la bascule ; la refuser, c'était sacrifier une chance de retrouver la vérité.

Elle serra le bocal contre elle, et son regard se fit dur, farouche.

— Je pourrais accepter — si et seulement si — je garde le contrôle des conditions. Tu me dis où Jean-François se cache. Tu me donnes une preuve que tu peux effectivement affaiblir Beurk. Et surtout : l'Eau de Kaboum ne sortira pas de ma main tant que je ne verrai pas un début de résultat — pas de promesses, mais des actes. Compris ?

Viak eut un rictus qui passa entre approbation et mépris.

— Marché. — Il fit une pause, puis, presque comme un clin d'œil funèbre : — Mais sache, STR, que les pactes avec des ombres ne sont jamais sans tâche. Et si tu penses que tu me domineras, tu te trompes. Tu me contreras. Tu penses me dompter. Nous verrons qui plie.

Il recula d'un pas, posa sur elle un dernier regard où se mêlait la défiance et l'estimation stratégique, puis laissa tomber, d'une voix basse, presque douce :

— Jean-François n'est pas loin. Mais il court. Les Krashmals le sentent. Réfléchis vite, STR : le temps n'est peut-être pas de ton côté.

Viak se détourna enfin — mais au lieu de s'évanouir dans un repli d'ombre, il s'éloigna lentement, chaque pas mesuré, jusqu'à la lueur du couloir. Avant de disparaître complètement, sa voix, portée par la pierre, revint comme une dernière offrande ou un ultime piège :

— Ne te laisse pas perdre par la rancœur. La haine fait de vous des armes cassées. Utilise ta colère comme une serrure... pas comme un incendie.

STR resta immobile, le bocal contre la poitrine, le silence retombant comme une chape. La proposition tournoyait dans son esprit : renverser Beurk avec l'aide d'un Krashmal, et, contre cela, livrer l'Eau de Kaboum. Jean-François vivant. La vérité à portée — ou la trahison qui la consumerait.

Autour d'elle, la cellule respirait. Au-dessus, le manoir demeurait obscur et menaçant. STR comprit que la suite ne dépendait plus seulement des Krashmals ou du Conseil : elle dépendait d'elle. Et pour la première fois, la décision qui s'annonçait était plus terrifiante que n'importe quel prison.





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