Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 8 : Nuit Fiévreuse

5965 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 04:53

Ce soir-là, la pluie tombait à verse sur tout le district de Karanes. À chaque instant, des éclairs illuminaient la chambre de clartés sinistres et blêmissait le visage déjà très pâle du soldat étendu sur le lit. Et tandis que l’infirmière s’activait autour de son corps inerte, Mary écoutait attentivement le récit qu’on lui faisait.

— … l’un des déviants avait pris en chasse Erwin, alors Levi a voulu intervenir, expliquait vivement Hansi qui se tenait à l’entrée de la pièce, flanquée de ses deux subalternes. Il s’est élancé vers le titan, mais la branche sur laquelle était fixé l’un de ses grappins a brusquement lâché et l’a entraîné dans sa chute. Il est alors parti en vol plané dans le décor. On a fouillé les alentours durant près d’une heure avant de le retrouver à moitié inconscient, au milieu d’une clairière.

Comme Cléo entreprenait le déboutonnage de la chemise du soldat, le médecin dardait un regard anxieux sur sa figure au teint cireux. De son côté, figé dans une immobilité quasi macabre, la tête enfoncée dans l’oreiller, Levi la regardait fixement de ses petits yeux mi-clos. Sous des paupières noircies de fatigue, ses prunelles ordinairement flamboyantes d’orgueil avaient perdu toute leur intensité.

— Après quoi, on l’a transporté au sommet d’un arbre et j’ai pu ainsi m’occuper de sa blessure, poursuivait nerveusement Hansi. Il s’était planté quelque chose – une branche ou je ne sais quoi d’autre – dans l’abdomen. Évidemment, je terminais à peine de le recoudre qu’il s’est soudain mis à pleuvoir… Deux jours de pluie sans interruption ! Et entre l’humidité et la chaleur…

Elle se tut et considéra Levi d’un air désemparé.

— Voilà le résultat ! s’exclama-t-elle, en désignant son camarade d’un geste brusque de la main. Et bien entendu, ce crétin s’est bien gardé de nous mettre au courant de son état !

— Le voyage de retour s’est déroulé sans encombre, soutint Nifa, l’une des deux subalternes du lieutenant. Le capitaine a chevauché avec nous en première ligne, sans montrer le moindre signe de faiblesse.

— C’est en arrivant à la caserne que j’ai vu que quelque chose n’allait pas, ajouta le chef d’escouade. Il avait un drôle d’air, les yeux hagards et le visage blanc comme un linge. Je lui ai rapidement suggéré de se rendre ici pour faire examiner sa blessure, mais il m’a certifié qu’il était en pleine forme et qu’il désirait, avant toute chose, reconduire sa monture aux écuries. Alors, Nifa et moi l’avons accompagné. Et comme je l’avais auguré, il a fini par s’écrouler devant la porte de son box… Il s’en est fallu de peu pour que cet imbécile se fasse piétiner par sa propre jument !

Cléo termina de déboutonner la chemise et pu ainsi mettre à nu la poitrine couverte d’hématomes. Une entaille pourpre, cernée de noir, ouvrait l’abdomen sur le flanc droit, comme Hansi l’avait précédemment indiqué.

— Regardez, docteur ! dit l’infirmière qui approchait une lanterne de la blessure pour l’éclairer davantage. Les sutures ont lâché. Le lieutenant a cousu bien trop au bord des berges et les points n’ont pas tenu.

Mary s’approcha pour examiner la plaie et put nettement constater que la chair avait effectivement commencé à cicatriser de la plus mauvaise des manières.

— J’ai rarement vu de sutures aussi mal réalisées, lieutenant ! gronda Cléo, en dévisageant Hansi d’un air réprobateur. Il va falloir que nous revoyions ensemble les bases du traitement des plaies. Et le plus vite sera le mieux ! Parce que dans ce cas précis, on se trouve sur une partie du corps peu exposée au regard ; aussi personne n’ira juger du rendu final d’une telle cicatrice. Mais imaginez qu’un jour vous soyez obligée de recoudre une partie du corps plus exposée…

— Ça suffit Cléo ! interrompit Nifa. Le lieutenant Hansi a fait ce qu’elle a pu dans l’urgence de la situation. Je te rappelle que nous étions stationnés au cœur de la forêt, encerclés par une dizaine de titans assez déterminés à nous dévorer vivants.

— L’accident remonte à quand ? s’enquit Mary.

— Il y a un peu plus de quarante-huit heures, indiqua Hansi.

— Il est donc trop tard pour réaliser de nouveaux points de suture, en déduisit rapidement Cléo. Il ne nous reste plus qu’à procéder au nettoyage de la plaie et à espérer que l’organisme du capitaine parvienne à contrer l’infection…

Mary s’approcha du malade et s’empara de son poignet pour vérifier son pouls. Il ne lui fallut qu’un court instant pour observer la lenteur des tressauts de l’artère qu’elle pressait avec son pouce.

— As-tu déjà, par pure curiosité, examiné le pouls du capitaine ? interrogea-t-elle, en se tournant vers Hansi.

— Oui oui ! acquiesça précipitamment le lieutenant. Il a un rythme cardiaque particulièrement lent… Euh… si je me souviens bien…

Comme Hansi fouillait ses souvenirs, elle fronça gravement les sourcils.

— Vous aviez relevé un pouls de cinquante-cinq pulsations par minute, lieutenant, lui rappela studieusement Moblit. J’en garde un souvenir très net, car la lenteur de son rythme cardiaque nous avait tous beaucoup surpris. Mais connaissant l’exceptionnelle condition physique du capitaine, il n’y a rien d’étonnant à cela, n’est-ce pas docteur ?

Mary acquiesça dans un hochement de tête. Elle s’empara ensuite d’un stéthoscope pour procéder à l’examen suivant. L’oreille collée à l’instrument, elle écouta attentivement chaque battement de cœur du malade. Son cœur battait sans défaillance, avec une parfaite régularité. Pendant ce temps, l’infirmière s’occupait de relever sa température corporelle.

Quarante degrés trois… indiqua-t-elle discrètement au médecin.

Malgré le calme apparent des deux femmes, malgré le silence des trois soldats postés à l’entrée de la chambre, la panique commençait à envahir tous les esprits, rendant l’atmosphère de cette petite pièce de plus en plus irrespirable. De surcroît, l’orage qui continuait à gronder dehors et qui faisait trembler les carreaux ruisselants de la fenêtre ne faisait qu’accentuer ce terrible sentiment de malaise généralisé.

— Je vais devoir informer Erwin de ce qui est en train de se passer chuchota Hansi à l’oreille de Moblit. Si seulement j’avais fait plus attention…

Quant à Mary, celle-ci s’efforçait d’agir le plus naturellement possible pour ne pas affoler davantage ce trio de soldats suffisamment inquiets de voir leur camarade en si piteux état. Sans affecter la moindre angoisse ni la moindre nervosité, elle poursuivit calmement son examen. Elle sortit une montre de l’une de ses poches et s’empara à nouveau du poignet du malade pour examiner (cette fois dans les règles de l’art) son rythme cardiaque. Au bout d’une minute, elle décompta précisément quarante-trois pulsations, ce qui lui parut dérisoire compte tenu de son état de grande fébrilité. Même si le cœur ne présentait visiblement aucun signe de dysfonctionnement, la faiblesse de cette fréquence cardiaque n’en demeurait pas moins préoccupante.

Elle replaça soigneusement la montre dans sa poche, en se gardant de tout commentaire. Quand soudain, elle sentit le poignet qu’elle serrait toujours entre ses doigts remuer mollement pour se soustraire à son emprise. Son regard se déporta aussitôt sur le lit et c’est ainsi qu’elle vit le bras du malade se lever très légèrement. Puis, dans un mouvement circulaire, la petite main blanche vint recouvrir délicatement la sienne.

Ce geste d’une surprenante hardiesse l’émut tout autant qu’il la stupéfia. Elle demeura un instant interdite, hésitant à retirer sa main ou à la laisser en place, comme si de rien n’était. Mais bientôt, se souvenant qu’ils n’étaient pas seuls, la panique la gagna. Alors, elle jeta discrètement un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que personne ne s’était aperçu de rien. Par chance, la pièce était disposée de telle façon qu’il était impossible aux trois soldats postés dans l’entrée, et à qui elle tournait le dos, de voir ce leurs deux mains enlacées de la sorte.

Néanmoins, le médecin ne tarda pas à sentir le regard insistant de l’infirmière qui, se tenant de l’autre côté du lit, n’avait pas manqué d’assister à la scène et observait leur étreinte avec une tangible stupéfaction. Mary leva timidement ses yeux vers Cléo et les deux femmes s’échangèrent un regard plein de confusion.

— Bien ! s’exclama brusquement l’infirmière.

Contrairement au médecin, Cléo recouvrit rapidement ses esprits et pu ainsi prendre les rênes de la situation.

— Cette chambre est bien trop étroite pour accueillir autant de monde, fit-elle en se dirigeant vers le groupe de soldats. Je vais devoir vous demander de vous retirer !

Pendant qu’elle faisait de grands gestes pour inviter les soldats à sortir de la pièce, Mary demeurait figée sur place, les yeux rivés sur cette main qui recouvrait la sienne. Elle lui semblait si petite, si frêle et si fragile, avec ses sillons violets qui striaient sa peau diaphane. Cette vision lui perçait littéralement le cœur.

Derrière elle, l’infirmière élevait la voix pour enjoindre les militaires à quitter rapidement les lieux. Mais elle ne tarda pas à se heurter aux objections du lieutenant. Ne pouvant se résigner à abandonner son camarade à son sort, Hansi désirait rester au chevet de Levi. Pourtant, malgré son insistance, Cléo se montra inflexible :

— Je fais appel à votre intelligence, lieutenant ! Vous vous trouvez dans une salle de soin, en présence d’un malade souffrant d’une grave infection ! Vous ne pouvez dignement pas rester ici avec la moitié de votre escouade, surtout dans l’état dans lequel vous vous trouvez ! Regardez-vous : vous êtes trempée jusqu’aux os et recouverte de boue des pieds jusqu’à la tête. Pourquoi ne pas, dans un premier temps, regagner vos appartements pour vous faire un brin de toilette ? Nous pourrons ensuite peut-être trouver un terrain d’entente…

— Je te trouve un peu sévère avec le lieutenant ! l’interrompit Nifa, adressant à l’infirmière un regard plein de reproches.

— Je me montre sévère parce que la situation l’exige, expliqua Cléo. Tu en ferais de même si tu te trouvais à ma place. En outre, nous savons tous ici à quel point le capitaine est à cheval sur l’hygiène…

— Cet argument est indigne de ta part, Cléo ! s’exclama l’autre jeune fille.

— Docteur ! appela vivement Hansi. Je souhaiterais te dire un mot, si tu veux bien.

La petite main relâcha brusquement son étreinte, comme pour inviter le médecin à répondre à l’appel du lieutenant. Mary sonda alors les petites prunelles grises de son patient. Elle comprit bientôt que malgré son immobilité et son silence, le pauvre homme conservait encore une conscience très nette de ce qui se passait autour de lui.

Ainsi, elle s’éloigna du lit et alla rejoindre les soldats stationnés à l’entrée de la chambre. Sans un mot, elle prit Hansi par le bras pour l’entraîner, dans un même élan, dans le couloir. Dévisageant le médecin d’un air affolé, le lieutenant demanda sans détour :

— C’est la septicémie, n’est pas ?

— Oui, acquiesça honnêtement Mary.

— Alors, il est condamné ?

— Mais bien sûr que non !

— Dis-moi la vérité, docteur ! commanda Hansi, la voix contrite par l’émotion. Quel est ton véritable pronostic ?

— L’infection a certes entraîné une réponse inflammatoire des plus sévères, expliqua alors Mary. Mais nous savons tous que Levi est doté d’une prodigieuse condition physique qui lui permettra de venir à bout de cette infection. J’en veux pour preuve : en dépit de cette terrible fièvre, il demeure parfaitement conscient et éveillé ; signe qu’il est très loin d’avoir dit son dernier mot.

— Penses-tu vraiment ce que tu viens de dire… ? s’enquit fébrilement Hansi, en lui saisissant les deux mains.

— Évidemment, lui assura immédiatement Mary.

Derrière les verres de ses lunettes, ses yeux noisette se mirent à briller d’une émotion contenue.

— Hansi… reprit paisiblement Mary, comme elle lisait l’inquiétude sans ses yeux. Ne crains rien. Cléo et moi veillerons sur lui avec attention. File dans tes appartements et va te reposer. Tu viens de rentrer de mission. Toi aussi, tu as besoin de repos.

Le lieutenant fit deux pas de côté pour jeter un dernier coup d’œil à l’intérieur de la chambre. Puis, elle planta ses yeux dans ceux de Mary et avec une gravité que celle-ci ne lui connaissait pas, elle lui dit :

— Promets-moi de ne pas le laisser seul, ne serait-ce qu’un seul instant ! S’il venait à nous quitter sans personne à ses côtés…

— Je t’en donne ma parole, lui promit Mary dans un doux sourire.

— Je compte sur toi ! insista Hansi, serrant entre ses mains tremblantes celles du docteur.

Les soldats finirent par quitter les lieux et le médecin put regagner la chambre. Pendant que Cléo était occupée à nettoyer à l’eau chaude la blessure du malade, Mary se dirigea vers la table de toilette pour se laver méticuleusement les mains, comme de coutume avant chaque opération. Elle était sur le point d’achever sa corvée quand un énième éclair inonda la chambre d’une lumière aveuglante. La pluie ne cessait de marteler en rafales la fenêtre. Cet orage avait visiblement l’intention de leur tenir compagnie toute la nuit.

— J’ai cru qu’ils allaient jamais la mettre en veilleuse… lâcha soudain Levi, d’une voix si faible qu’elle en était à peine perceptible au milieu du tapage produit par la tempête. Quitte à passer l’arme à gauche cette nuit… autant qu’on m’épargne toutes ces jérémiades.

Mary ne put s’empêcher de sourire en l’entendant maugréer de la sorte. Il n’avait pas prononcé un seul mot depuis son arrivée ici et sa première remarque devait forcément exprimer son mécontentement. Le corps avait beau se trouver en mauvaise posture, l’esprit, quant à lui, semblait résister de toutes ses forces aux affres de la fièvre. Attendrie par sa touchante pugnacité, elle lui répliqua gentiment :

— Si tu étais sur le point de « passer l’arme à gauche », comme tu le dis, tu n’aurais certainement pas l’énergie de te plaindre ainsi du grabuge. Tu serais inconscient, aux prises avec toute sorte de rêves absurdes, ou totalement délirant et nous ne tiendrons pas ce genre de conversion.

Elle s’approcha du lit et Levi tourna légèrement son visage pour la regarder.

— Allez, doc… dit-il d’une voix roque et fatiguée. Crache le morceau… Dis-moi si ma blessure est mortelle…

Elle ne répondit pas.

— L’air empeste la charogne… murmura-t-il dans un soupir. Je connais cette odeur… et je sais qu’elle présage généralement rien de bon…

— D’après moi, tu as une chance de t’en tirer, soutint Mary. Ta blessure est certes très infectée et tu vas indubitablement passer une mauvaise nuit. Pour autant, le cœur et la tête semblent tenir le coup.

Levi soupira douloureusement quand Cléo retira les derniers points de suture qui avaient amorcé l’infection. La fièvre rendait délicate une anesthésie par chloroforme ; laquelle était susceptible d’altérer la tranquillité du malade, complexifiant la procédure chirurgicale à venir. Aussi, quand ce fut au tour du médecin d’intervenir, le supplice du soldat redoubla.

Armée d’une pince et d’un bistouri, Mary excisa minutieusement les tissus nécrotiques qui tapissaient le pourtour de la plaie. Durant toute l’intervention, elle ne cessa de jeter des coups d’œil sur le visage du courageux capitaine qui ne bougeait pas plus qu’une figurine. Les yeux vissés sur la table de toilette, il endurait la douleur avec une impassibilité qui forçait l’admiration. L’opération achevée, les deux femmes procédèrent immédiatement au bandage de la plaie.

Ensuite, le docteur alla s’installer au chevet du soldat qui, depuis la fin de l’intervention, était pris de petits soubresauts nerveux. À l’aide d’un linge humide, elle essuya son front brûlant et ruisselant de sueur. Le pauvre homme accusait une extrême fébrilité doublée de frissons intenses et d’incessants tremblements ; son état commençait sérieusement à inquiéter Mary. En outre, elle constatait que l’acide acétylsalicylique qu’on lui avait administré dès son arrivée ne produisait aucun effet notable. De toute évidence, rien ne semblait venir à bout de cette maudite fièvre.

La nuit s’annonçait longue et pénible pour tout le monde, et tout particulièrement pour le malheureux étendu sur sa couchette qui souffrait en silence et qui luttait contre la mort avec un calme et une dignité remarquables.

Pendant que l’infirmière collectait les linges souillés dans un panier, le médecin posa de nouveau sa main sur le front du malade et constata avec amertume que sa peau était toujours aussi brûlante. Cléo souleva son panier et se tourna vers le docteur pour l’interroger du regard. D’un discret mouvement de tête, Mary lui signifia silencieusement que la fièvre n’avait toujours pas baissé. La bouche de la jeune fille esquissa une moue chagrine. Après quoi, elle se dirigea vers la sortie.

— Eh, doc… murmura Levi, le souffle court, tandis que l’infirmière sortait de la chambre.

Mary se pencha au-dessus du lit et tendit l’oreille.

— Si cette nuit je dois y rester… tu pourras faire en sorte que l’autre cinglée ne culpabilise pas trop… L’état dans lequel je me trouve… c’est uniquement à moi et à ma stupidité que je le dois…

L’orage gronda une nouvelle fois, faisant tinter les carreaux de la fenêtre. Elle rapprocha le tabouret du lit. Puis, elle se pencha vers le malade et avec beaucoup de douceur, elle tenta de le rassurer :

— Tu ne vas pas mourir. Du moins, pas cette nuit.

— Tu me parais bien confiante… dit-il, en levant ses petits yeux fatigués vers elle.

— Bien sûr que je suis confiante, affirma Mary, sur le ton de l’évidence. Un médecin qui n’aurait pas un minimum confiance en soi serait parfaitement incapable d’exercer son métier.

Pendant quelques secondes, ils se regardèrent en silence.

— Je vais te confier un secret, lui dit-elle, comme de but en blanc. Un secret qui ne doit être révélé à personne. Je te fais confiance.

Il la fixait intensément, étonnamment attentif à chacune de ses paroles.

— Tous les médecins sont des sorciers, lui confia-t-elle, en contenant un sourire. Ils guérissent certes grâce à leur connaissance des sciences médicales et de la pharmacopée, mais aussi par une sorte d’action psychique… quelque chose d’inexplicable, semblable à une magie de l’esprit.

— Tu te payes ma tête…? grommela-t-il d’une voix éraillée.

— Absolument pas ! soutint Mary d’un air faussement sérieux. Tu ne me crois pas ?

Il lui jeta un regard des plus circonspects.

— Tu n’es évidemment pas obligé de me croire. Mais sache que c’est une réalité dont chaque médecin est parfaitement conscient. Et cette, nuit, c’est en partie avec cette magie que je vais te guérir.

— Tu vas me guérir par la force de ton esprit… ? s’enquit-il, le front gravement renfrogné.

— C’est cela, acquiesça-t-elle, tandis qu’elle posait l’extrémité de son index entre ses deux sourcils froncés.

Un nouvel éclair stria la fenêtre de lumières bleutées et illumina lugubrement leurs deux visages. Il fut suivi d’un sinistre vrombissement. Levi referma ses paupières et tourna sa tête pour dissimuler sa bouche qui se tordait sous l’effet de la douleur. Mary sentit alors l’urgence d’apaiser – ne serait-ce que passablement – cette souffrance qu’il endurait inutilement et qui risquait, à la longue, de saper ses dernières forces.

— Si tu souffres trop, je peux te faire une injection de morphine, suggéra-t-elle.

— Ça va aller… lui assura-t-il, la mâchoire serrée. Gardes ta morphine pour des cas plus désespérés…

Sa réponse, aussi navrante fut-elle, ne surprit pas Mary. La morphine et les autres antalgiques de la même catégorie étaient devenus un luxe quasi inaccessible pour le Bataillon d’Exploration. La chute du mur Maria avait causé une raréfaction de ses substances et une hausse significative de leurs prix de vente. Dès lors, le rationnement était devenu une nécessité partout où l’on accueillait des malades : caserne, cabinets médicaux, hospices. La pénurie touchait même les établissements civils. Et Levi – comme chacun des soldats de ce bataillon – avait une parfaite connaissance de cet épineux problème. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il déclinât ainsi la proposition du médecin.

— Désespérés ou pas, là n’est pas la question, insista-t-elle, en restant délibérément évasive pour ne pas l’inquiéter. Cette douleur doit être traitée si tu-

— Gardes ta morphine… répéta-t-il d’une voix presque atone, sans entendre ce qu’elle avait à lui dire. T’inquiète pas… doc… ça va aller…

À mesure que sa voix faiblissait, sa tête s’enfonçait dans l’oreiller. Il ne tarda pas à sombrer dans une sorte de demi-sommeil.

Le médecin se trouva totalement démunie face l’attitude bornée de son patient ; expression à la fois de son altruisme mais aussi de son exaspérante nature orgueilleuse. Inutile de se voiler la face, ce capitaine avait crânement décidé de jouer au martyre. Et comme il était hors de question pour Mary de profiter de son sommeil pour lui imposer la prise d’un quelconque traitement, elle se résigna à le laisser tel qu’il souhaitait être…

Pendant qu’elle songeait à toute l’absurdité de déplorant cette situation, son regard se promenait le long de cette gorge blanche, sévèrement bleuie à sa base, et de cette poitrine tuméfiée qu’un souffle voilé soulevait péniblement. La vision de ce corps si beau, prisonnier de cette immobilité inquiétante, la crucifiait. Pour ainsi dire, l’éventualité de la mort de ce corps si robuste et de cet esprit pugnace, luttant de toutes ses forces pour s’accrocher à la vie, lui était parfaitement intolérable. Mary avait le terrible pressentiment que si cet homme devait mourir cette nuit, elle ne s’en remettrait jamais.

Et tandis qu’elle l’enveloppait d’un regard plein de tendresse et de compassion, il tourna machinalement son beau visage vers elle. Ses cheveux noirs s’étaient rabattu sur ses paupières closes. Elle voulut alors relever sa main pour dégager son front. Mais avant qu’elle n’eût le temps d’esquisser le moindre geste, la petite bouche s’entrouvrit et dans un murmure, quelques mots s’en échappèrent :

— Si… c’est par la force de ton esprit que tu comptes me guérir… ça veut dire que t’es coincé ici… avec moi pour un bon moment…

— Effectivement, acquiesça-t-elle dans un sourire qu’il ne vit pas. Au reste, j’ai promis à ta camarade que je ne te laisserai pas seul.

Elle écarta ses cheveux pour lui dégager les yeux, glissant l’une des mèches de sa frange derrière une oreille. Égaré dans les brumes de l’endormissement, Levi rouvrit une ultime fois ses paupières charbonneuses. Il la fixa de ses prunelles grises délavées et il lui dit doucement :

— Tu sais… il y avait une biche…

— Une biche ? répéta-t-elle, confuse.

— Oui… elle était là… si prés…

Il s’arrêta, semblant chercher ses mots. Puis, il ajouta :

— … j’aurais pu la toucher si seulement j’avais pu tendre mon bras…

Il ferma les yeux et sombra aussitôt dans un profond sommeil. Ses dernières paroles demeurèrent un mystère pour Mary.

— Probablement un délire fiévreux, sans réelle importance, se dit-elle.

La pluie battante ne cessa de tomber pendant toute la nuit. Mary tint la promesse faite à Hansi : elle ne s’éloigna pas un seul instant du lit du malade, le veillant ainsi jusqu’à l’aube.

Et c’est justement peu après le lever du soleil que Cléo refit son apparition, les bras chargés d’une pile de draps propres qu’elle alla déposer près du lit. À peine arrivée, elle se chargea d’ouvrir en grand la fenêtre pour chasser cette répugnante odeur de sang coagulé qui menaçait d’imprégner tout le mobilier tant elle viciait mortellement l’air. Sans tarder, Mary lui demanda des nouvelles des autres soldats blessés.

— Les deux médecins venus en renfort après votre départ ont terminé leurs consultations peu avant minuit. Les blessés ont tous pu être rapidement traités. En revanche, on dit que le service de chirurgie aurait perdu un patient.

— Connaît-on à cette heure le nombre total des pertes ?

— Dix-neuf soldats au total, lui révéla Cléo, avec une froideur dont elle était coutumière chaque fois qu’elles abordaient cette question. C’est le chiffre que le commandant Smith nous a transmis quand il est passé prendre des nouvelles du capitaine.

— Dix-neuf soldats… répéta Mary, avec effrois. Décidément, je n’arriverai jamais à m’accoutumer à ces sordides décomptes…

Mais bientôt, elle réalisa ce que la jeune fille venait de lu confier :

— Tu dis que le commandant est venu s’enquérir de l’état du capitaine ?

— Oui, il y a moins d’une heure. Je lui ai dit que sa fièvre avait finalement baissé et que vous veillez toujours attentivement sur lui. Il voulait s’entretenir directement avec vous, mais je lui ai expliqué que le capitaine dormait à poings fermés et qu’il était certainement préférable de remettre cet entretien à plus tard.

— Es-tu en train de m’expliquer que tu as aussi éconduit le commandant, Cléo ? s’enquit Mary, en la dévisageant d’un air effaré.

— On dirait bien, rétorqua la jeune fille, étirant malicieusement sa bouche. Vous savez, docteur, si je n’avais pas fait ainsi barrage, qui sait combien de soldats se seraient invités dans cette chambre ? Vous n’avez pas l’air de réaliser qui se tient actuellement étendu sur ce lit…

— Oui, le capitaine est une célébrité, reconnut Mary. J’ai parfaitement saisi que tout le monde lui vouait une grande admiration.

— C’est au-delà de ça, rectifia immédiatement Cléo. Je ne voudrais pas paraître trop mélodramatique, mais la personne du capitaine incarne quelque chose de précieux pour tous les membres du bataillon… Comment je pourrai décrire ça ? Il est une sorte « d’espoir personnifié », vous voyez ? Et si cet espoir venait un jour à disparaître, qu’adviendrait-il de nous… et de l’humanité tout entière ?

Dehors, la pluie avait totalement cessé. Mary s’approcha de la fenêtre et regarda les lumières bleues de l’aube danser sur les pavés lessivés. L’air frais du petit matin caressait agréablement son visage.

— Qu’en est-il de cette fièvre ? demanda Cléo.

— Elle continue à baisser…

— On le laisse dormir une heure de plus ?

Mary opina de la tête pour acquiescer. À bout de force, elle prit place sur le petit tabouret disposé devant la table de toilette. Les bras croisés sur la poitrine, elle darda un regard mi-absent mi-songeur sur le visage du patient endormi. Avait-elle vécu une nuit plus éprouvante que celle-ci ? Elle en doutait franchement.

— En vous voyant comme ça, docteur, vous savez à qui vous me faites penser ? lança Cléo à brûle-pourpoint, avec son éternel petit sourire en coin.

Mary tourna son visage vers la jeune fille et la questionna du regard.

— Vous me faites penser à moi, la première fois que j’ai trouvé Nifa inconsciente et en sang sur une couchette du dortoir. Tout comme vous, je l’ai veillé toute la nuit, le cœur au bord des lèvres. Et au petit matin, quand je suis allée me chercher un comprimé d’aspirine dans l’une des armoires à pharmacie et que j’ai vu mon reflet dans la vitre… j’avais plus ou moins la même tête que vous, là.

Dans un premier temps, Mary ne comprit pas le sens de sa remarque. Elle la regarda incrédule, pendant de longues secondes, tout en se demandant pourquoi elle lui avait conté cette touchante anecdote. Quand soudain, elle réalisa avec effroi la teneur de son propos.

— Mais… bredouilla-t-elle avec une brusquerie honteuse. Votre relation n’a rien à voir avec… Enfin, voyons, il n’y a aucun point de comparaison possible entre vous et… Enfin, je veux dire, Nifa et toi, vous êtes… Bref, ça n’a rien à voir !

La jeune fille la regarda d’un air moqueur.

— Je puis t’assurer qu’il n’y a rien entre le capitaine et moi… soutint Mary, tout en s’efforçant de ne pas parler trop fort pour ne pas réveiller le malade. En dehors du respect mutuel que se doivent deux personnes amenées à collaborer, bien entendu…

— Bon sang, interrompit l’infirmière avec un aplomb remarquable, ce déni ne me dit rien qui vaille. Croyez-en mon expérience, si vous partez dans cet état d’esprit, vous n’êtes pas près de concrétiser quoi que ce soit.

— Mais enfin, Cléo… rouspéta doucement Mary, comme elle partait sa main à sa joue bouillante.

— Je vous dis simplement ce que j’en pense, docteur. Croyez-vous que le capitaine s’amuse à tenir la main de tous les médecins de la caserne ?

— Tu n’es pas sans savoir que ce genre de comportement est assez fréquent chez les patients en grande détresse, rappela Mary.

— Mais bien sûr… acquiesça-t-elle ironiquement. Comme vous n’êtes pas sans savoir que la plupart des hommes sont généralement attirés par les femmes séduisantes. Bref, je n’en dirai pas davantage. Vous êtes tous les deux bien assez grands pour mener vos petites affaires comme vous l’entendez.

Et ce fut sur ces paroles d’une désinvolture inouïe que l’infirmière sortit de la chambre. Ses très honnêtes observations ne manquèrent pas de précipiter Mary dans un gouffre d’embarras et de confusion. Celle-ci jeta un regard inquiet sur le malade pour s’assurer qu’il n’avait rien entendu de ce pitoyable échange. Bien heureusement, il dormait toujours paisiblement, sa jolie tête bien nichée dans son oreiller.

Aux affres de la souffrance de cette nuit se substituaient maintenant les traits apaisés de son beau visage d’enfant. Il vivrait. Terrassant l’infection qui le clouait dans ce lit, comme il terrassait les titans de l’autre côté du mur. Et, pour Mary, c’était en définitive tout ce qui importait.


À suivre…



Notes : J’ai mis un temps fou à rédiger ces lignes. Déjà, il me fallait me remettre émotionnellement du dernier chapitre du manga. Puis, je devais digérer cette conclusion que j’ai adorée, mais qui fut si ardue à comprendre et à analyser. Bref, je devais mettre mes idées au clair avant de reprendre la rédaction de cette fanfiction.

Je disais donc que ce chapitre fut assez complexe à rédiger, car je voulais traiter d’un concept philosophique très présent dans SNK : le vitalisme. Au reste, le personnage de Levi est particulièrement marqué par ce principe.

On peut illustrer le vitalisme avec l’image d’une fleur qui pousse au milieu du béton. Les philosophes (Bergson, Deleuze, etc.) qui s’emparent de ce concept prétendent, en résumant très simplement, que le vivant serait animé par une force vitale, un élan irrésistible qui les pousse à agir, à se mouvoir, à se reproduire, à se dépasser. Dans SNK, ce sont les titans qui veulent instinctivement dévorer les humains pour retrouver forme humaine ; les Ackerman qui luttent instinctivement pour leur propre survie ; Eren qui se bat indéfiniment pour sa liberté ; etc.

Et dans ce chapitre, Mary observe Levi lutter contre la mort, admirant cette force vitale qui le maintient éveillé, malgré la fièvre et la douleur et qui lui permettra, finalement, de vaincre la septicémie (chose plutôt rare avant l’invention des antibiotiques).

Toujours dans ce chapitre, je fais référence aux « pouvoirs chamaniques » des médecins, un peu sur le ton de la plaisanterie. Alors sachez que je n’ai rien inventé et que beaucoup des médecins partagent cette croyance (même s’ils s’efforcent de ne jamais en parler à leurs patients). C’est au détour d’une conversation avec mon mari que j’ai appris que certains médecins se considéraient comme des sortes de « chamanes » des temps modernes. Avez-vous déjà consulté un médecin pour un simple rhume et une fois dans la salle d’attente, comme par magie, plus aucune fièvre, plus de nez qui coule ? Ça ne m’est personnellement jamais arrivé. Mais il paraît qu’il n’est pas rare que les médecins observent souvent ce type de phénomène. Je vous laisse juge d’y croire ou pas.

En outre, je confie volontiers que la plupart des échanges entre Levi et Mary sont inspirés par des conversations que j’ai pu tenir avec mon mari soignant, avec lequel je prends toujours plaisir à discuter des bizarreries de son métier.


Merci pour votre lecture ! Merci aussi pour vos gentils messages de la dernière fois. Vos réactions m’ont fait chaud au cœur et m’ont énormément encouragé à poursuivre l’écriture de cette fanfiction.

J’espère que vous ne serez pas déçu par la suite.

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