67 Days

"Tu vas bien?!"

Ce fut la première question d’Eren et, étrangement, celle de Levi également.  Le brun ne comprenait pas pourquoi Levi s’inquiéterait pour lui - il ne risquait pas sa vie, contrairement à l’autre - mais le corbeau insista sur un échange équitable d’informations. Eren joua le jeu du mieux qu’il put. Il infoma Levi sur ce qu’il faisait - si il se nourrissait correctement, comment il s’occupait, quand il dormait - en gardant pour lui les cauchemars et crises de panique. Levi n’avait pas besoin de savoir ça.

En échange, Levi lui expliqua tout sur ses blessures et sur les séquelles possibles. La perte de sensibilité dans sa jambe droite,la perte de contrôle de la gauche. Le trou béant dans son estomac qui nécessiterait une greffe de peau. Quand Hanji s’était portée volontaire pour être la donneuse, et que le corbeau refusa sans aucune hésitation.

"On peut passer en vidéo?" était la question suivante d’Eren, et Levi le prévint, "Je n’ai que mon téléphone."

Eren s’en foutait. Levi également. Ils n’attendirent pas une seconde avant d’appuyer sur la petite icône au coin de l’écran. Ils n’essayèrent même pas de cacher leur sourire en voyant le visage de chacun, et Eren ne fit rien pour stopper ses lames.

"Levi . . . "

"Eren."

Ils se fixèrent un moment, analysant leurs expressions, vérifiant qu’ils allaient bien, et Eren repris enfin la conversation.

" . . . T’as vraiment pas bonne mine, mec."

Levi laissa s’échapper un petit rire. "Va te faire enculer."

"Peut-être quand tu seras sorti de ton lit d’hôpital," tenta Eren, incapable de ne pas sourire en voyant l’expression étonnée de Levi. C’était comme un rayon de soleil après une journée sombre; voir le visage du corbeau, entendre sa voix, savoir qu’il allait bien, et Eren oublia un instant tout ce qu’il avait enduré ces derniers jours, toute sa solitude et sa paranoïa disparurent jusqu’à n’être qu’un grain de sable dans le fond de son esprit. Il ne pouvait pas s’en empêcher, bien que la façon dont Levi le rendait heureux était un peu embarrassante.

Le commandant reprit rapidement ses esprits, et un sourire mesquin apparut sur ses lèvres. "C’est une invitation?"

En guise de réponse, le sourire du brun fut remplacé par de l’embarras. Il se souvint des pensée plus plaisantes - bien que quelque peu stressantes - qui l’avaient harcelé depuis plusieurs jours, et l’idée de partager un lit avec Levi fut soudain un peu trop vivante dans son esprit.

"Du calme, Eren, je plaisante," dit doucement Levi, bien que le nom du brun sur ses lèvres donna des frissons au brun. Il se retint de rougir et son ami continua. "T’as pas bonne mine non plus," remarqua-t-il, fronçant les sourcils en remarquant ses yeux gonflés et les cernes violacées qu’il exhibait. "Tu dors bien ces temps-ci?"

Eren sentit un mensonge sur le bout de sa langue. Je vais bien. Il faillit le dire. Mais une vague de culpabilité l’atteint; pourquoi mentir à Levi? Levi, qu’il avait failli perdre? Dont le premier  instinct avait été d’appeler le brun dès qu’il en eut l’occasion? Pour vérifier qu’il allait bien, se souciant de sa santé après avoir été lui-même aux portes de la mort? Ce n’était pas juste, se dit Eren, pas juste de mentir à quelqu’un qui avait été si honnête avec lui et qui se souciait autant du brun.

Il admit alors, "Pas vraiment," et se prépara à être grondé.

A la place, Levi lui demanda, "Pourquoi?"

Pourquoi, en effet? Etait-ce la solitude étouffante? La nervosité qui venait en même temps que le sommeil, créée par la peur des cauchemars qui l’envahissaient depuis des semaines? La paranoïa insensée causée par le manque excessif de lumière qui répugnait ses instincts? La peur irrationnelle qui le faisait regarder derrière lui chaque minute, pensant avoir vu ou entendu quelque chose? La terreur de dormir plus de quelques minutes, sous peine de rater un appel important de ses amis - ou même de Levi?

C’était bien trop soudain, trop puissant, et Eren se sentit devenir malade, horriblement nauséeux. Il couvrit sa bouche en sentant de la bile remonter. Aux côtés de la nervosité, il y avait de la honte. Comment Levi pouvait-il en faire partie? Il ne pouvait cependant pas se mentir à lui-même; en repensant à leurs quelques coups de fil et à leur timing, ce n’était pas compliqué de comprendre que le corbeau était devenu une sorte de sauveur pour Eren, interceptant toujours ses peurs, sa paranoïa, sa solitude avec ses contacts intermittents.

"Eren?"

Oh, il était toujours là, n’est-ce pas? Il était encore là, et Eren l’obligeait à assister à sa crise, à gérer ses conneries. Le brun étouffa un sanglot à l’aide de sa paume. Levi avait bien plus important à faire que d’être présent pour Eren, que de se préoccuper de leur conversation, il n’avait certainement pas le temps d’assister à une telle crise du brun. Lui-même ne savait même pas pourquoi il en faisait une.

"J-Je suis désolé," parvint-il à dire, se forçant à respirer pour se calmer, même si ça ne l’aidait en rien. "Je devrais y aller. T’as sûrement besoin de sommeil."

Il ne pouvait pas regarder Levi. S’il l’avait fait, il aurait vu son expression hésitante, la confusion dans ses sourcils froncés, la légère peine frayant son chemin dans ses yeux argentés.

"Eren?" Sa voix était incertaine, douce, craignant une nouvelle crise. "Je viens de me lever. J’ai pas besoin de dormir. Est-ce que ça va?"

"Tu as besoin de repos," insista Eren, essayant de paraître compassionné, comme si le bien-être de Levi était la raison pour laquelle il le rejetait. Il se détestait d’autant plus que ça ne l’était pas - sachant que la vraie raison était tout simplement irrationnelle, mais il le fit sans se poser de questions. "Va dormir, ça t’aidera à aller mieux."

Si il avait ne serait-ce que jeté un regard en direction du corbeau, peut-être que sa nervosité aurait disparu. Evidemment, il garda les yeux baissés. En conséquence, c’est Levi qui commença à se sentir mal, se frottant la nuque, dans l’incertitude.

"Tu es sûr? Je peux rester si c’est ce que tu veux."

Ce qui était une offre pleine d’espoir de la part de Levi devint une douloureuse réalité dans les oreilles d’Eren. Alors que le corbeau voulait juste que le brun accepte son aide, ce dernier n’entendit que la mention sous-jacente d’être un poids pour son ami. Un son étranglé quitta ses lèvres, et il secoua rapidement la tête.

"Non. Non, je te dérangerai pas plus longtemps."

Eren ne voulait qu’enlever ce poids des épaules de Levi. Il était dans un état déplorable, et le corbeau avait bien mieux à faire que de s’occuper de lui.

"Ah . . . d’accord. Je t’appellerai plus tard."

Si seulement il relevait les yeux. Si seulement il pouvait voir la peine s’installer sur le visage de Levi - la douleur causée par Eren lui-même. Est-ce qu’il reviendrait sur sa réjection? Est-ce qu’il ferait en sorte de revenir en arrière? Essaierait-il de réparer ce malentendu avant qu’il ne s’empire?

"Ouais. A plus tard."

Au lieu de tout cela, Eren étouffa l’once de courage qui lui restait, et après quelques moments passés dans un silence de plomb, un bip indiquant la fin d’un appel arriva jusqu’à lui. Un néant familier fit son apparition dans la poitrine d’Eren alors qu’il éteignait son ordinateur.  

Il y a à peine un instant, il paniquait. Désormais, il se sentait simplement vide. Peut-être qu’il avait juste besoin de sommeil.

Avant qu’il ne puisse s’enrouler dans ses couvertures et fermer les yeux, il entendit une courte sonnerie venant de son téléphone. Il sortit doucement l’appareil de sa poche pour regarder léthargiquement le message affiché. Mikasa. Est-ce qu’il devait vraiment répondre? Il était exténué. Mais une seconde sonnerie se fit entendre, puis une autre, puis une autre dans une conversation différente. Eren supposa qu’il pouvait répondre brièvement.

Malgré la fatigue pesant sur ses paupières et les ténèbres s’installant dans les recoins de son esprit, il glissa un pouce sur l’écran pour le déverrouiller.

.-.-.-.-.

"On a bonne mine à ce que je vois, champion."

Un soupir d’irritation répondit au sarcasme, et Levi passa une main dans ses cheveux. "Va-t'en d’ici, bigleuse."

Hanji s’assit sur une chaise dans le bureau de son ami. Elle posa une tasse de café devant lui - un cadeau de son escouade. Une pointe de douleur traça son chemin dans sa poitrine. Il l’ignora.

"Je viens avec une offrande," répondit chaleureusement Hanji, ignorant sa tentative de se débarrasser d’elle. "Quel est le problème, petit chou?"

"Ma jambe va bien," répondit sèchement Levi. Un mensonge, évidemment, vu la canne appuyée sur son bureau, mais c’était le sujet dont elle voulait parler, c’est ce qu’il pensait.

"Mm, deuxième essai. Je vois des eaux troubles dans tes yeux."

"Dans mes yeux," répéta Levi.

"Dans tes yeux," insista Hanji en hochant sérieusement la tête.

Il y eut un silence, et Levi arrêta d’écrire, l’esprit bien loin du rapport en face de lui. Il s’appuya contre son dossier, étendant les jambes devant lui. Il pouvait à peu près bouger sa jambe gauche maintenant, mais c’était aussi précis qu’une marionnette attachée à un fil. Il était certain que travailler à un bureau n’aidait en rien, mais Erwin insistait sur le fait qu’il aie besoin de repos. Connard.

Quel était le problème? Il y avait sa jambe, et Marlo, et Eren -

"Je pense . . . Je suppose qu’il y a beaucoup de choses."

"Alors explique-moi," proposa Hanji, une main sur son épaule.

Bordel, c’était la seule personne à pouvoir obtenir autant de lui si facilement. Levi se pencha en avant pour s’appuyer sur ses coudes et commença à se masser les tempes, soupirant profondément.

"Tu penses que mes jambes redeviendront comme avant?"

Hanji expira sèchement, comme si elle s’attendait à cette question mais espérait ne pas l’entendre. "Tu préfères la réponse gentille ou honnête?"

"Dites moi, doc," tenta Levi, essayant d’alléger l’atmosphère, "pourrai-je reprendre ma carrière dans le hockey?"

"Honnêtement? Non, ça m’étonnerait." Levi flancha, mais Hanji continua. "Si tu étais sorti de l’opération en gardant un minimum de mobilité dans la jambe, j’aurais dit que oui, pourquoi pas? Mais tu ne sentais absolument rien, Levi. Les dommages nerveux peuvent être réparés, mais il est rare que qui que ce soit guérisse après ça." Elle fit une pause, réfléchissant. "J’imagine qu’Erwin te mettra la pression de toute façon, mais si il ne dit ne serait-ce qu’un mot sur la possibilité que tu retournes sur le terrain, ce sera mon poing dans sa gueule."

Elle avait sûrement raison. Une partie de lui voulait y retourner, sur le terrain. Il détestait travailler à un bureau. Mais... le terrain, c’était toujours sanglant. Il avait perdu tellement de gens. Pourrait-il supporter le poids de plus de morts sur ses épaules? Il arrivait à peine à supporter celles du passé. Sans compter tous les parents, frères, soeurs, être aimés des victimes le détestaient plus que tout.

"J’ai vu Marlo tout à l’heure," admit doucement Levi. Hanji leva la tête, et sa voix se fit plus sombre.

"Mauvaise nouvelle?"

"Il me regardait comme si j’étais un monstre." Le corbeau passa une main dans ses cheveux. "Il a perdu sa meilleure amie dans cette mission. Elle a essayé d’être un putain de héros. Il a perdu tout le monde . . . "

"Chou, c’est pas ta faute."

"Ça ne change rien."

Un silence s’installa pendant que tous deux réfléchissaient à ces mots. Il avait raison; peu importe s’il était coupable ou non, tout le monde rejetait la faute sur Levi, sur celui qui amena ses hommes à la mort. C’était une chose à laquelle il s’habituait, mais Marlo n’était qu’un gamin. Il n’aurait même pas dû faire partie de ce raid. Personne dans son escouade n’aurait dû y être. C’était horrible. Levi n’avait pas perdu de coéquipier avant d’être au moins deux ans plus âgé que ce mec.

"Ce n’est pas tout, si??"

Levi n’était pas assez faible pour lui dire que non, ce n’est pas tout, mais son silence répondit à sa place.

"C’est Eren?"

Levi soupira lentement. Elle savait toujours tout.

"Il est juste tellement déroutant, Hanji."

"Pour toi," elle rit. "Lâche le morceau. Écoute l’analyse d’une lady."

"La semaine dernière . . . " Il ne trouva pas ses mots, et dû recommencer. "On n’a pas fait d’appel vidéo depuis longtemps. La semaine passée . . . bordel, je sais pas. Il m’a rejeté sans raison."

"Tu es sûr qu’il n’y avait pas une raison?"

"Tout ce que j’ai fait c’est lui demander s’il allait bien."

"Et tu penses que ça se passait mal pour lui?"

"Evidemment, binoclarde," s’indigna Levi, commençant à être irrité. Il s’adoucit légèrement en repensant à la scène - Eren ayant les larmes aux yeux, la façon dont il essayait de cacher le tremblement de sa lèvre, sa voix brisée. "Pourquoi il voudrait pas juste me parler?"

"C’est l’enfer pour lui, tu sais." Hanji se détendit sur sa chaise et sirota son café, rappelant à Levi que le sien était toujours là. Il tendit le bras pour saisir sa tasse et la porta à ses lèvres. La chaleur le détendit. "Est-ce que tu te rends compte à quel point le manque de soleil et la solitude le stresse? Et tu sais parfaitement bien qu’il ne prend pas soin de lui-même comme il devrait dans cet état."

Levi fit la moue en fixant son café. "Ça me ramène à la question du pourquoi est-ce qu’il ne m’en parle pas. Ce petit morveux, il sait que je l’écouterais. Je suis là, je lui parle, non?"

Hanji pencha la tête sur le côté. Levi ne savait pas si elle réfléchissait à sa réponse ou à comment la formuler. Après un moment, elle reprit, "Tu as tes propres problèmes aussi, non? Il doit ne pas vouloir te déranger."

"Au prix de sa santé mentale?"

"Tout le monde n’est pas aussi fort que toi, Levi." Hanji prit une autre gorgée de son café. "Il est dans une situation merdique, et il ne veut pas que toi aussi, tu doives t’en inquiéter."

Perplexe, Levi se souvint de leur conversation, "Mais je l’ai invité à m’en parler."

Hanji répondit patiemment, "Ça ne veut pas forcément dire grand chose pour quelqu’un dont le mental est si affecté."

"Bordel," était la seule chose que Levi fut capable de répondre.

Comment avait-il été aussi aveugle?

Il était un vétéran de guerre, il avait perdu beaucoup, il avait vu ses meilleurs amis se transformer en légumes des suites de traumatismes, il avait mené des gens à leur mort, il avait annoncé à tellement de familles que leurs enfants, leurs frères et leurs soeurs avaient été massacrés. Il avait vu tellement de tragédie. Il avait vu des vies être détruites. Levi connaissait bien la souffrance. Alors pourquoi n’avait-il pas réalisé à quel point Eren souffrait? Comment n’avait-il pas vu les signes de quelqu’un dont l’esprit ne tient qu’à un fil?

Eren était un autre soldat, se battant pour sa vie et son bien-être, et il était en train de perdre. Il avait besoin de quelqu’un pour l’amener à la victoire.

"Il a besoin de toi, Levi," dit doucement Hanji.

Surpris, le corbeau se demanda s’il avait pensé tout haut, mais non, Hanji savait. Elle savait toujours. Finissant son café, la brune se leva et se dirigea vers la porte.

"Va le voir."

Elle la referma derrière elle.

.-.-.-.-.

"Pourquoi tu ne lui dirais pas?"

"Je pense que j’avais jamais vraiment réalisé."

Une moitié de vérité. La réjection faisait extrêmement mal. La peur de cette douleur fut ce qui poussa Eren à placer tant de pilules dans sa main. L’insistance de Mikasa demeurait dans un coin de son esprit. Ses mains tremblaient. Des gouttes d’eau tombaient du verre. Allait-il réellement le faire? Et Levi dans tout ça?

"Bah, dis lui quand même. On dirait qu’il t’aime bien, lui aussi."

Un sanglot s’étrangla dans sa gorge. Levi. Ce n’était pas juste. Il voulait simplement arrêter de souffrir, mais qu’est-ce que Levi penserait? Il était faible.

C’est ce qui l’amena jusqu’à son ordinateur, ce qui le fit ouvrir Skype. Il releva l’écran de façon à ce que le corbeau ne puisse pas voir l’eau et les pilules sur son bureau, se préparant intérieurement. Il suffit d’appuyer sur le bouton. Appuie, et s’il ne répond pas, Eren peut en finir.

Avant qu’il ne passe à l’action, il reçut un appel. Eren poussa un petit cri de surprise, coeur battant. Levi?

Il répondit, et le corbeau apparut, tasse à la main.

"C’est plus tard maintenant?"

Eren se força à sourire. "Oui. Bon retour, le vieux."

Levi lâcha un petit rire. "Je suis dans mon âge d’or, petite merde." Il sirota son café. "Bref, qu’est-ce qui se passe dans ta petite tête d’ange?"

Pendant un instant, Eren oublia ses peurs. Pendant un instant, la dépression n’était plus si tangible.

Mais uniquement pour un instant. Il fronça les sourcils et détourna le regard. "Je, euh . . . J’ai quelque chose à te dire."

Levi leva les sourcils et s’approcha de l’écran, curieux. Le poing d’Eren se referma sur les pilules. C’est maintenant ou jamais.

"Et qu’est-ce que c’est, morveux?"

Eren déglutit autour de la boule se formant dans sa gorge.

"Je t’aime, Levi."