La nuit où les étoiles se sont rallumées
I Hate Everyone, Falling in Reverse
La douleur explose dans mon bras. Elle pulse si fort que j’en ai les larmes aux yeux, le corps en vrac et le cerveau rempli de brouillard.
— Finn ? Tout va bien ? lance la voix inquiète d’Amanda depuis le haut des escaliers.
Oui.
Non.
J’ai mal partout et je n’ose même pas voir l’état de mon bras, mais je suis sûr que c’est moche. Et j’ai raison.
La mère de Nate m’amène immédiatement à l’hôpital, accompagnée par mon petit ami affolé, qu’aucune de mes paroles ne réussit à rassurer. Transport aux urgences, bloc, anesthésie, opération… j’ai droit à la totale. Putain, j'ai pas envie de découvrir la facture.
— Ça va, j’ai connu pire, je dis d’un ton plus sec que prévu, quand Nate et sa mère me rejoignent.
Ouais, paraît que je dois rester en observation et que je ne pourrai sortir que ce soir, dans le meilleur des cas. Le visage de Nate se froisse tandis que celui de sa mère garde sa douceur. Elle sait que mes grognements ne sont qu’une façade et encaisse avec une patience qui me dépasse.
En vérité, je suis mort de honte.
Merde, qu’est-ce qui m’a pris de regarder mon téléphone alors que je descendais à la cave ?
À la base, je voulais remonter le vieux tourne-disque de Nate pour lui changer les idées, même s’il m’avait répété que c’était inutile. Donc forcément, je me suis entêté. J’ai trébuché et atterri sur un aquarium vide, vestige de l’époque où les Adams avaient des foutus poissons. Les vitres se sont brisées sous l’impact, puis un gros éclat s’est planté dans mon biceps. Résultat, du repos et des antalgiques. Je ne peux plus aller aux entraînements de boxe, et mon petit ami n’arrête pas de me demander comment je vais, à tel point qu’il commence à me taper sur les nerfs.
Alors souvent, je détourne la conversation sur le tableau.
Nate l’a fixé sur le mur en face du lit pour le voir dès le réveil. Kenna aurait sans doute trouvé ça mignon, mais moi, ça me dépasse. Qu’est-ce qui l’intéresse tant là-dedans ? Quand je lui ai posé la question pour la première fois, il n’a pas voulu répondre, se contentant de sourire. Depuis, c’est devenu notre private joke : il invente toutes les conneries possibles dès que je lui redemande. Hier, il a même prétendu qu’il s’agissait d’une métaphore de la grosse commission.
Au moins, il n’a pas perdu son sens de l’humour.
Les jours suivants, je commence à tourner comme un lion en cage, et la météo n’arrange rien : il pleut des cordes non-stop. Dans l’immense parc des Adams, le vent hurle, les arbres frissonnent les uns contre les autres et l’herbe n’est plus qu’une bouillie détrempée. Même le drapeau américain semble déprimé, au-dessus de la demeure.
L’humeur de Nate s’en ressent aussi. Elle chute jusqu’à ce que j’appelle « ses bas », qui peuvent vraiment aller très, très bas. Dans ces moments-là, il semble se noyer dans ses idées noires, incapable de voir la moindre lueur.
Je ne peux pas le blâmer. Je suis passé par là, moi aussi, sauf que c’est lui qui m’a sorti du gouffre. Si seulement j’arrivais à faire la même chose pour lui ! Mais je pourrais tenter n’importe quoi, y compris danser déguisé en licorne rose, ça ne changerait rien à long terme. Dès que je pense l’avoir ramené à la surface, il replonge quelques jours plus tard. Putain, je pourrais en pleurer.
Ce soir, j’ai beau proposer plein d’activités – jeux vidéo, film, appel à la bande – Nate secoue à chaque fois la tête, le regard fixé sur la croûte que j’ai eu la super idée de lui offrir. Même écouter de la musique ne le tente pas. Découragé, je finis par me laisser retomber contre le montant du lit, les mains crispées sur mes genoux. L’idée du déguisement licorne en profite pour ressurgir dans ma tête – c’est dire mon désespoir – ce qui me fait penser à Kenna. Elle est toujours de bon conseil, mais pas question de la déranger pour un truc aussi bête… je peux trouver tout seul, non ?
C’est alors que mon portable vibre.
Et là, je me demande si la reine des emmerdeuses n’est pas télépathe.
Kenna – Aujourd’hui, à 21h57
Hey, beau gosse !
Il me fait penser à toi ! 😍
Il tire la gueule et il a pas l’air d’aimer le bruit… ou les caresses 😋 🔥
La preuve !!!!
Je plisse les yeux pour mieux voir la vidéo qu’elle vient d’envoyer. Un malheureux cochon d’Inde brun foncé couine dans un coin de la cage. Quand une main se tend pour essayer de le caresser – celle de Kenna, selon toute vraisemblance –, il recule à toute vitesse en poussant un glapissement indigné. Non mais qu’est-ce qu’elle fout un vendredi soir, à torturer cette pauvre bête ?
Kenna – Aujourd’hui, à 21h58
Bref, vous me manquez, Nate et toi.
Loooooove ! 😘 😘 😘
Dès que je tapote une réponse, un autre message arrive.
Mon oncle me rappelle son concert de ce soir, au quartier français. Le concert auquel il nous avait invités, Nate et moi.
Merde.
J’avais complètement zappé. Ou plutôt, j’attendais de voir l’état de Nate le jour J, et on dirait que j’ai bien fait.
Je m’apprête à répondre quand l’intéressé, toujours recroquevillé sur le lit, m’interrompt.
— C’est qui ?
— Cliff.
— Qu’est-ce qu’il raconte ?
Aucune animosité dans sa voix, juste de la curiosité, alors je lui explique que Cliff voulait savoir si on venait à son concert.
— T’en fais pas, je lui dis qu’on fait plutôt tranquille, je précise.
— Non, vas-y, toi.
Face à mon silence, il rajoute :
— Ça ne me dérange pas, je t’assure, et ça fera plaisir à Cliff.
— Je ne te laisserai pas. Pas alors que tu es dans cet état.
Je regrette immédiatement mes mots. Qu’est-ce qui m’a pris ? Mais le mal est fait. Déjà, le calme trompeur de la soirée vole en éclats. L’air se met à crépiter, chargé d’une tension qui ne demande qu’à exploser. Un rien pourrait servir d’allumette.
Pour calmer le jeu, je vais m’asseoir à côté de Nate et essaie de lui prendre la main, sans succès.
— Cet état ? répète-t-il lentement.
— Pardon, je voulais pas dire ça.
Mais Nate serre les poings.
— Si, c’est exactement ce que tu voulais dire, et tu sais quoi? T’as raison. Je suis qu’un boulet pour toi.
— Arrête Nate, tu sais que c’est faux.
— Non ! C’est la vérité ! On le sait tous les deux ! Je t’empêche de vivre ta vie ! Tu serais en train de faire tes classes militaires, là, si je…
— Stop !
Parce qu’on ne va pas encore recommencer cette conversation là, qu’on a eue au moins cent fois. J’ai réussi à rester calme à chaque fois, mais là, je sais pas… j’ai l’impression d’être à bout.
Vraiment à bout.
— Je veux pas que tu perdes ton temps avec moi ! Allez, va t’amuser un peu, insiste Nate, comme s’il n’avait pas entendu.
Je tente de ravaler la douleur d’être repoussé. Encore une fois. Putain, je sais que je devrais laisser couler, parce que sinon la conversation va vraiment partir en vrille, mais je ne suis pas Madame Adams. Je n’ai pas sa patience.
Les mots sortent tout seuls de ma bouche, acides :
— Arrête avec tes conneries.
Nate se fige, comme si je l’avais giflé. Ses yeux se remplissent de larmes, qui se mettent à couler sans bruit. Vite, je dois m’excuser avant qu’il ne soit trop tard. Nate est fragile, bon sang, il ne peut pas tout encaisser…
Mais ces mots-là refusent de sortir. Ils restent coincés dans ma gorge, comme s’ils y étaient collés. Déjà que je ne suis pas très bavard, là, je suis carrément devenu muet. En fait, c’est comme si je ne voulais pas m’excuser, parce qu’après tout, je ne dis que la vérité. Je m’inquiète pour Nate et je ne l’abandonnerai pas. J’ai bien vu ce qui s’était passé la dernière fois que je l’avais fait, et pas question que ça se reproduise.
Le problème, c’est qu’il a définitivement décidé de me faire chier.
— J’ai quoi de si spécial ? demande-t-il.
— Bah, je… T’es incroyable Nate. Tellement plus gentil, compréhensif que moi. T’es toujours là pour les autres et t’as une voix de dingue !
Si j’avais espéré le calmer, c’est raté. Il reste braqué sur sa foutue idée :
— Tu dis juste ça pour me rassurer. Je suis devenu un déchet !
Il pleure de plus belle et moi, je reste là, les bras ballants, le cœur tordu. Je suis pas con, je sais ce qu’il essaie de faire, me provoquer jusqu’à me faire craquer. Mais ce qu’il me sort dépasse tout ce que j’avais pu imaginer :
— Tu t’accroches à moi, mais je ne vais pas remplacer ta mère ! se met-il à crier. Je… Je suis désolé. Je ne sais pas comment le dire autrement pour que tu comprennes, mais je ne peux pas combler ce vide ! Et je ne peux pas réparer ce que ton beau-père t’a fait ! Je vais juste te bousiller !
Quelque chose semble se briser dans l’air.
J’ai l’impression de me fendre de l’intérieur.
C’est comme si Nate avait pris un fusil puis tiré, et le pire, c’est qu’il savait exactement où viser.
— Ne parle pas de ma mère. Ni de mon putain de beau-père, je réussis à lâcher, même si je ne reconnais plus ma voix.
— Faut bien que je le fasse, sinon tu ne comprendras jamais, réplique Nate, comme s’il s’arrachait les mots de la bouche.
Pourquoi est-ce qu’il me fait aussi mal ? Pourquoi est-ce qu’il me fait intentionnellement aussi mal ?
— C’est la vérité, Finn ! s’exclame-t-il. Tu ne peux pas tout gâcher pour moi! Quand je vois ce que mon état te fait, je n’arrive plus à le supporter. Je… Je ne peux plus continuer comme ça. Je suis désolé. Tellement désolé.
De quoi parle-t-il, bon sang ? Et qu’est-ce que ça veut dire, « je ne peux plus continuer comme ça » ?
Ma vision devient floue et je me rends compte que je pleure. Ma gorge, mon nez, tout me brûle. Pourquoi il ne se rend pas compte qu’il est en train de me flinguer, putain ?
— Tu veux vraiment savoir ce que je vois dans ce tableau ? poursuit Nate. Ces lueurs, c’est… C’est Kurt, Jimi, Robert, Brian, Janis, Jim Amy, Helmut, Ron. Le club des 27 ! Je n’osais pas te le dire parce que je savais comment tu le prendrais ! Et des fois… Des fois je me demande pourquoi je ne suis pas avec eux !
Il se demande pourquoi il n’est pas mort.
C’est le coup de grâce.
Incapable d’en supporter plus, je m’enfuis, aveuglé par les larmes.
J’arrive juste à bredouiller à Madame Adams de garder un œil sur son fils avant de claquer la porte, puis de courir.
Courir comme si ma vie en dépendait.
Courir comme si chaque foulée pouvait éteindre ma souffrance.
Note de l'autrice Ouch, ce chapitre-ci n'a pas été évident à écrire, peut-être parce que je me suis, hmm, un brin inspirée de mon passé (ouais, les ruptures, c'est jamais cool 😢). Sinon, les sms ont été très sympas à imaginer. J'ai beaucoup d'affection pour Kenna et son humour légendaire. 😁 Accrochez vos ceintures et préparez-vous à la suite!
PS: j'ai posté des illustrations crayonnées en noir et blanc sur ce topic => https://forum.fanfictions.fr/t/fanfiction-la-nuit-ou-les-etoiles-se-sont-rallumees/7359/4