Un regard à faire tourner la mayonnaise

Chapitre 5 : Lobelia

1086 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/11/2019 22:27

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Lobelia et Othon, comme l’ensemble des invités du pavillon d’honneur, étaient sortis pour assister au feu d’artifice. Le vieux vagabond bien connu à Hobbitebourg – celui-là même qui avait stupidement entraîné Bilbon dans ses aventures, et qui plus stupidement encore, l’en avait ramené – tirait les fusées.

Entre les « oh ! » et les « ah ! » d’admiration de la foule, Lobelia pestait contre ces démonstrations tape-à-l’œil et dispendieuses qui célébraient l’irresponsabilité aventureuse de façon si perverse. Les lèvres pincées, elle jetait alentours des regards courroucés à faire cailler du lait frais.

Après moult pétarades et lueurs éclatantes, « les lumières s’éteignirent. Une grande fumée s'éleva. Elle prit la forme d'une montagne vue dans le lointain, et elle commença de rougeoyer en son sommet. »

« Oh ben v’la l’or qui monte à la tête de Lobelia !», lança un jeune Bolger.

Il est vrai que l’improbable galurin de Maîtresse Bessac-Descarcelle avait un peu des allures de Mont Solitaire. La victime du sarcasme déplia sa courte mais impressionnante carrure vers le coupable en levant un doigt menaçant. L’attifé ridicule et sa haute coiffure lui donnaient des airs de vieux loup, et les charbons ardant au fond de sa prunelle eurent raison du sourire moqueur du galopin. Lobelia s’apprêtait à le gober tout cru, mais à ce moment la montagne – celle du feu d’artifice – cracha des flammes vertes et écarlates. S'envola un dragon d'or rouge non pas grandeur nature, mais terriblement naturel d'aspect, il y eut un rugissement, et il survola par trois fois les têtes de la foule, en sifflant. Tous se jetèrent face contre terre. Le dragon passa comme un express, se retourna en un soubresaut et éclata au-dessus de Lézeau en une explosion assourdissante.

Frédégar Bolger, implorant pardon pour son outrage, décampa sans demander son reste, laissant fulminante Lobelia le Dragon.

« C'est le signal du souper ! » dit Bilbon. La douleur et l'alarme s'évanouirent d'un coup, et les Hobbits prostrés se relevèrent d'un bond. Les Bessac-Descarcelle s’assirent en bout de tablée, assez mal à l’aise sous les regards distants, sinon désapprobateurs de leurs pairs. Jamais ils n’avaient été très appréciés… Mais patience, on verrait ce que l'on verrait...

Les tables constellées de bougies rayonnaient autour de l’arbre illuminé, qu’englobait l’immense chapiteau des « Vénérables Invités Privilégiés », lui aussi tout piqueté d’étoiles multicolores. Lobelia jeta des regards concupiscents vers les couverts d’argent, alignés comme des compagnies de petits chevaliers en armure sur la nappe brodée. Pour la majorité des hobbits présents, de nature assez terre-à-terre, ces fantaisies et ces richesses paraissaient un peu bizarres. À dire vrai, toute cette mise en scène aurait prêté à rire, si les fumerolles qui s’élevaient des mets disposés à table, n’avaient promis monts et merveilles culinaires.

Et ces promesses furent tenues, et bien au-delà, tant l’art de Bilbon s’était bonifié avec l’âge.

Puis il fallut en passer par le discours. L’inévitable pensum risquait de s’étirer, enchaînant récits grotesques et poésie lénifiante du cru du « vieux timbré ». Pourtant les invités, bienveillants comme peuvent l’être des hobbits repus, encourageaient un peu leur hôte, qui monta sur une chaise sous les lanternes du grand arbre.

Au début, le vieil original sembla admirablement s’en tirer, flattant sans vergogne l’enthousiasme hobbit pour les joyeuses réunions de famille. Mais Lobelia détecta tout de suite que quelque chose clochait : le sourire de l’orateur était trop espiègle, ses compliments trop emberlificotés – il devait préparer quelque tour pendable. D’ailleurs, il tripatouillait nerveusement quelque chose dans sa poche, tandis que s’égarait son regard dans la pénombre au-delà des collines.

L’appel des grands espaces, ce mal congénital hérité de son côté Touque, le travaillait manifestement. Et le jeune Frodon lui aussi, semblait tout bizarre, à écouter son oncle d’un air distrait, comme si tous deux étaient déjà absents…

Lorsque Bilbon réclama le silence en cornant par trois fois, et qu’il lança « Je vous ai tous rassemblés pour une certaine raison ! » avec un air étrange, elle sut que le versant Touque de sa personnalité – son côté timbré – allait prendre le dessus d’un moment à l’autre. Secouant Othon qui cuvait son repas, Lobelia fut prise d’un espoir insensé.

Le vieux toqué va nous refaire son coup d’escampette ! La pensée traversa l’esprit lucide de Lobelia, entraînant avec elle un cortège d’espoirs sournois : S’il pouvait partir à nouveau ! S’ils pouvaient s’enfuir tous les deux ! Et jamais ne revenir !

Son sang ne fit qu’un tour lorsque Bilbon tint à rappeler que Frodon, la pièce rapportée, « entrait aujourd’hui dans sa majorité et dans son héritage » : l’héritage ? Cette incontrôlable hérédité Touque, cette folie d’aventure, allait-elle encore une fois déferler, emportant pêle-mêle la raison de l’oncle et la prudence du neveu ?

Bilbon poursuivait, le regard lointain et la main de plus en plus nerveuse dans sa poche :

- Troisièmement et pour finir, dit-il, je voudrais vous faire une ANNONCE. J'ai le regret de vous déclarer - quoique, je vous l'ai dit, undécante-un ans soit un temps bien insuffisant à passer parmi vous, que ceci est la FIN. Je m'en vais. Je pars MAINTENANT ! ADIEU !

Lobelia ferma les yeux, serrant des deux mains jointes, la tête de son éternel parapluie, et marmonnant vivement d’obscures invocations. Bilbon descendit de sa chaise et tout simplement, il disparut !

Il y eut un éclair aveuglant, qui fit cligner des yeux toute l’assemblée. Lobelia maintint les siens fermés, formant des vœux pour que…

Elle les rouvrit – Eh bien non, Frodon, lui, n’avait pas disparu ! L’imposteur assis sur sa chaise, restait prostré le regard dans le vide, insensible au tollé qui enflait sous le pavillon.

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NOTE : les passages en italique sont extraits du Seigneur des Anneaux.

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