Porte à porte

Chapitre 1 : La porte de l'enfance

1025 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 19:58

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L’astre matinal darde ses rayons clairs au travers d’un tendre feuillage, baignant le potager d’une douce torpeur printanière. Le vieux hobbit ajuste son chapeau de paille et entame de sa bèche, le dernier sillon destiné aux carottes.

Un petit galopin, pas plus haut que deux potirons, s’est embusqué derrière un orme centenaire pour observer son grand-père.

- « Qu’est-ce que tu fais, Papy ?

- Ah ! Te voilà, petit chenapan, tu as encore échappé à ta grand-mère ! Tu as dû la faire courir, comme d’habitude, la pauvre… »

Ahanant au rythme des coups de bèche, le vieux hobbit surveille le gamin du coin de l’œil. Parvenu au bout de son sillon, il s’éponge le front et consent à répondre :

- « Eh bien tu vois, Gerry, je prépare le souper du mois prochain, pendant que ta grand-mère mitonne celui du jour… »

Mais le gamin a disparu. Le grand-père soupire. Il égrène les semences puis pose un filet protecteur. Enfin il va ranger sa bèche dans la resserre, au fond du potager. La lourde porte est entre-bayée.

L’aïeul hoche la tête : tous les enfants du voisinage rêvent d’entrer dans sa resserre.

Car il ne s’agit pas d’une simple cabane de jardin. Le grand-père a eu des aventures dans sa jeunesse. Un jour de dispute avec ses aînés, il s’en est allé courir les pays sauvages, avec de mystérieux compagnons. On l’a cru mort, mais il est revenu un beau matin, les bras chargés de cadeaux, l’esprit empli des contes du temps jadis et de souvenirs hauts en couleur. Ses voyages l’ont également doté d’un goût extravagant et éclectique pour les objets d’art hétéroclites et les parures insolites. Sous des cieux lointains, il a également contracté, dit-on, des fièvres malignes, que seuls peuvent combattre des nectars fortement fermentés. Rassurez-vous, Grand-père sait comment se soigner…

Aux yeux émerveillés de sa postérité, et tout particulièrement de Gerry, la resserre jalousement gardée renferme ses trésors, aux origines obscures sinon positivement mal acquis. De mystérieux coffres et des balles de jute s’y entassent à côté des outils, des planches et des claies d’oignons. Des portraits passés et d’étranges œuvres en décorent les murs. Mais les enfants ne peuvent entrer. La porte ronde, de lourd chêne poli et bruni par les intempéries, est clouée de talismans protecteurs, de masques terrifiants, d’amulettes exotiques dérobées à des peuplades lointaines. Les couleurs vives et les formes menaçantes interdisent l’accès du sanctuaire aux plus hardis.

Pourtant ce garnement de Gerry – presque un bébé hobbit et déjà un casse-cou – a franchi le seuil de l’inconnu.

Grand-père s’approche à pas feutrés, passant la tête par la porte entre-bayée.

A califourchon sur un sac de potates[1], Gerry s’est affublé d’une vieille casserole étamée qui a perdu son manche, en guise de couvre-chef. Brandissant une serpette, il décime les hordes gobelines, à la tête de la garde du Roi.

- « Je t’ai déjà interdit d’entrer ici, gronde le grand-père, c’est dangereux ! »

Il retire l’outil des mains du garnement, dont la lèvre inférieure tremble sous un regard humide et implorant. Grand-père arbore un air sévère. Pourtant en son for intérieur, il est assez fier du courage de son petit-fils, encore si petit, et du panache de ses rêves d’enfant. Emporté malgré lui par les contes glanés autrefois, il prend le bambin par la main et l’installe sur le banc.

Se coiffant d’un étrange haubert de cuir, qui lui donne un air farouche, il s’assied à côté de l’enfant. Après s’être accordé une rasade de mixtion pour s’éclaircir la mémoire, il lui conte les exploits d’Odrazàr, le héros qui débarqua aux lointains jours de jadis, pour libérer les peuples d’Eriador du joug des orques et des choses mauvaises.

Alors sur le seuil de la porte, l’enfance distille en cet instant d’éternité, ses délices éphémères – les reflets dorés d’un matin prometteur, la plénitude protectrice d’une bienveillante attention d’adulte, la tranquille intimité de l’abri bercé des gazouillements feutrés au-dehors, la fascination pour un conte envoûtant, les senteurs de graines et d’essences rares de la resserre, l’assurance de cet inconnu si proche, la gloire immortelle du capitaine des hommes de la mer, le frisson d’aventure en lisière de l’inconnu…

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NOTES

[1] Dénomination des pommes de terre dans la Comté. Equivalent des « tatters » du vieux Gamegie.

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