Un combat de tous les instants

Chapitre 81 : Sans se retourner

3047 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/03/2021 21:23

Raph et Léo s’entre-regardèrent, d’abord avec perplexité, avant de comprendre lorsqu’un homme au visage rendu bouffi par l’alcool et aux cheveux collés par la crasse fut projeté sur plusieurs mètres. Le coup de poing que Marion lui avait asséné, sous l’expression à la fois troublée et pleine de mépris de Marianne, était d’une rare violence.

- C’est... bredouilla le ninja bleu.

- ... leur père, acheva son cadet.

- Marion ! s’exclama Donnie dans son communicateur. Je sais ce que tu ressens... Enfin, non, je ne sais pas, mais le moment est vraiment mal choisi pour régler tes comptes ! On a gagné, Marion ! On va retourner sur Terre, et une fois là-bas, tu seras libre de...

Pour toute réponse, l’adolescente arracha violemment son oreillette et la fit voler par-dessus son épaule tandis qu’elle franchissait d’un pas lent, presque calculé, la distance qui la séparait de l’homme qui lui avait donné la vie pour ensuite la détruire.

- Marion, insista Léo. Donnie a raison, on doit...

Le regard noir qu’elle lui lança le convainquit de se taire. Il se tourna vers Raph pour l’implorer silencieusement d’intervenir, car il savait que seul lui ou Mikey – Marianne n’étant pas plus dans son état normal que sa cadette – aurait le pouvoir de l’obliger à se ressaisir. Le ninja rouge reçut le message.

- Pense à l’oxygène, Marion. Il va suffoquer. Ou l’armada se chargera de sceller notre sort à tous. Ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?

Les prunelles anthracite de l’adolescente glissèrent de Léo à Raphaël, et son expression changea radicalement, avec l’air de dire « Tu sais parfaitement ce que je veux ». Et oui, il le savait. Léonardo aussi. Ainsi que Donnie et Mikey. Elle éprouvait en cet instant le même sentiment que chacune des tortues aurait ressenti s’il s’était agi de Shredder.

Raph poussa un soupir, prit une profonde inspiration et porta sa main à sa bouche, afin de retirer le système d’alimentation en oxygène que Donnie avait grandement perfectionné durant leur séjour en dimension X. Il le lança à Marion, qui l’attrapa au vol avant de le jeter à son père.

- Je... Je ne... bafouilla-t-il, sa voix tremblant autant que son corps. Ça fait... si longtemps.

- Pas assez, on dirait. Ces années n’ont pas suffi à te laisser crever dans ton vomi.

- Marion, je suis... désolée. Je... Ma femme... Elle était tout pour moi.

- Oui, tout. C’est-à-dire aussi la mère de tes filles. Tu sais, Marianne et moi. Celles que tu as frappées, insultées, traumatisées. Celles qui ont appris à te haïr quand tu étais là, et à vivre dans la crainte de te voir revenir quand tu es parti.

- J’ai sombré, confessa l’homme, penaud. La douleur...

- La douleur ? Tu ne sais pas ce que c’est, coupa Marion. Tu n’as été bon qu’à l’infliger. Est-ce qu’on t’a menacée, Marianne et moi, parce qu’on l’a perdue ? Est-ce qu’on t’a brutalisée, parce qu’elle nous manquait trop ?

- Vous me... la rappeliez. C’était trop dur... de vous regarder.

- Tu veux un rappel ? Un vrai rappel ?

Marion lui asséna un coup de pied dans le ventre au moment où Mikey et les Mutanimaux débarquaient du technodrome et où Casey rejoignait l’autre groupe, à présent que les derniers humains avaient rallié la Terre. Seul Donnie était resté aux commandes, attendant les instructions de Marianne qui refusaient de venir. Tous contemplaient la scène, sans se risquer à intervenir.

- Je... Je regrette, hoqueta l’homme.

- Tu sais ce que je regrette, moi ? cracha Marion. Ce que j’ai toujours regretté ? De ne pas t’avoir tué de mes propres mains, et ce dès le début. Dès les premiers coups que tu nous as donnés. J’étais trop lâche pour ôter la vie. Le problème, c’est que maintenant, je ne lui suis plus assez pour me battre contre un homme désarmé.

Marion, qui avait transféré son épée dans sa main gauche au moment d’agresser son géniteur, la leva pour l’examiner.

- C’est seul cadeau que tu m’aies jamais fait. Ton talent à l’époque où tu en possédais encore. Désormais, tu n’es plus qu’une loque, un minable. Je n’ai pas besoin de t’affronter pour savoir que je vais gagner, mais je n’en retirerais aucune satisfaction. Toute mon enfance, j’ai rêvé de ça. Combattre contre toi. Tu étais mon idole, le plus grand escrimeur des États-Unis, et maintenant, tu n’es qu’une ruine. Exactement comme les deux vies que tu as laissées derrière toi.

- Marion... l’implora-t-il, ses yeux injectés de sang se gorgeant de larmes.

L’intéressée arma son bras, comme pour frapper avec la taille, mais au dernier moment, elle ramena son épée dans sa main droite et se fendit vers l’avant pour asséner un coup d’estoc. Son bourreau, devenu sa victime, poussa un cri aussi déchirant que la lame qui transperça sa chair au niveau de l’épaule.

Il bascula à la renverse, et Marion continua d’enfoncer sa rapière de façon à le clouer à la plateforme. Elle se tourna ensuite vers Marianne, et son géniteur parut, à travers ce geste, remarquer pour la première fois la présence de sa fille aînée. Sans prêter attention aux deux mutants qui l’encadraient, ce fut à elle qu’il adressa la suite de ses suppliques.

Marianne resta d’abord sans réagir, que ce soit aux prières de son père ou au regard interrogateur de sa cadette. Ses prunelles passèrent de l’un à l’autre jusqu’à ce que, recouvrant son flegme habituel, elle porte une main à son communicateur pour annoncer :

- La mission est terminée. Botticelli, amorce le processus de fermeture et d’autodestruction. On rentre sur Terre.

Sur ces mots, et sans un ultime regard pour celui qui leur avait infligé tant de mal, elle tourna les talons. Sa cadette l’imita.

- Euh... Marion ? souffla Raph. Tu n’oublies rien ?

- Ton épée, renchérit Michelangelo.

La jeune fille secoua la tête. Elle tenait à cette arme parce qu’il s’agissait d’un souvenir du père qu’elle avait aimé et admiré, et pas du minable qu’elle venait d’empaler entre deux de ses sanglots. Il était grand temps de laisser le passé derrière elle, et cela impliquait de se séparer du bon autant que du mauvais.

Elle prit la main de Raph pendant que Michelangelo saisissait la sienne et, ensemble, dans le sillage de Marianne, ils se dirigèrent vers les portails. Malgré les cris déchirants que l’homme poussait dans leur dos, elle ne se retourna pas. C’était sans le moindre regret qu’elle l’abandonnait au destin que les Kraangs lui réserveraient.

***

La première chose qu’ils perçurent, ce fut la fraîcheur. Il faisait beaucoup plus frais à New York en cette période de l’année qu’en dimension X. Ensuite, ce fut le bruit de l’asphalte sous leurs pieds. Chez les Kraangs, les sons n’avaient pas la même portée. L’obscurité, celle d’une nuit d’encre qui contrastait avec le ciel rose et cotonneux sous lequel ils avaient passé les dernières semaines. Et enfin le vent, cette délicate brise nocturne qui leur caressa le visage.

- On est revenus, souffla Donatello.

Il avait été le dernier à traverser le portail, en compagnie de Léonardo qui l’avait attendu. Derrière eux, les triangles lumineux flottèrent encore pendant quelques secondes au-dessus du sol, puis se volatilisèrent. L’autodestruction avait eu lieu.

- Ça ne veut pas pour autant dire que c’est terminé, souligna le ninja bleu. Les Kraangs vont probablement ourdir de nouveaux plans, et ce sera à nous de garder l’œil ouvert pour les empêcher de faire encore du mal à cette ville, et à ce monde.

La bande balaya les alentours du regard. Les New Yorkais avaient tous commencé à prendre la direction de leurs maisons, presque comme si rien de tout ce qu’ils avaient vécu aux mains des extraterrestres n’étaient arrivés. Casey prit congé de ses amis. Ne disposant pas des facultés d’April, il n’avait pu retrouver sa famille dans la foule, mais il espérait rattraper les siens sur le chemin de leur appartement.

- Et ne vous inquiétez pas, les gars, leur cria-t-il en s’éloignant. Vous pourrez toujours compter sur Casey Jones pour botter les tentacules des Kraangs, dussent-ils tenter d’envahir la Terre cent fois !

Ces paroles incitèrent Marion à ouvrir la bouche, mais aucun son ne s’en échappa. Incapable de s’exprimer, elle chercha Marianne des yeux, et la découvrit alors qu’elle était sur le point de disparaître à l’angle de la ruelle dans laquelle ils avaient débouché. Elle s’élança à sa poursuite, mais ne fut pas assez rapide. Le temps pour elle de rejoindre le boulevard, son aînée avait été engloutie par un flot de New Yorkais pressés de rentrer chez eux.

***

- Au fait, je n’ai pas eu l’occasion de te remercier pour tout à l’heure, déclara Léo à Raph. Tu m’as sauvé la vie.

- Je mentirais si je prétendais qu’il n’y a pas des moments où tu me sors par les yeux et où je suis convaincu de te détester, mais... Il n’empêche que tu es mon frère.

- C’est Marion qui t’a raconté ça ?

- Ça quoi ?

Léo afficha une expression suspicieuse, mais Raph paraissait sincère. C’était donc par hasard qu’il avait prononcé quasiment les mêmes mots que son aîné lorsque lui-même avait choisi de rester à ses côtés au péril de sa vie, face aux canons des Kraangs.

- Rien, laisse tomber. Tu devrais aller la rejoindre.

D’un mouvement de la tête, Léonardo désigna la jeune fille qui était revenue sur ses pas après avoir perdu sa sœur de vue. Raph marqua une légère surprise, et Mikey, dont le premier réflexe fut de se précipiter vers elle, fut retenu par Donatello. Il comprit et s’immobilisa sans chercher à se dégager.

- Je vous retrouve au repaire, marmonna Raph.

Les trois tortues acquiescèrent et se retirèrent discrètement en compagnie des Mutanimaux, laissant leur frère seul avec Marion, qui semblait hésiter à venir à sa rencontre. Finalement, ils parcoururent chacun la moitié de la distance qui les séparait, et une fois l’un face à l’autre, ils ne surent quoi dire.

- Les... Les dernières heures ont été riches en émotion, commenta le ninja rouge, dans une tentative pour briser le silence.

Il leva les yeux au ciel. Pathétique. Il n’avait jamais été très doué pour le badinage. Mikey aurait pu lui donner des cours.

- Tu penses que je suis un monstre ? demanda Marion. De... l’avoir abandonné en dimension X ?

- Marianne a approuvé ton choix, non ? Et c’est vous deux que ça concerne, certainement pas moi.

- C’est vrai. À ce propos, je...

Marion se passa une main dans les cheveux, mal à l’aise, et Raph plaqua un doigt sur ses lèvres. Il était inutile qu’elle poursuive, car il savait déjà ce qu’elle allait lui dire. Et il savait quels arguments il pourrait lui opposer, à commencer par Shredder.

En le blessant lors de leur dernier affrontement, Marion avait rejoint les tortues en tête de liste de ses ennemis, et ne serait par conséquent jamais vraiment en sécurité à la surface tant que le Destructeur vivrait. Raph pourrait le lui rappeler. Tout comme il pourrait tout simplement lui demander de rester, parce que c’était ce qu’il désirait, à l’instar de Michelangelo. Mais il n’en fit rien.

- Elle a besoin de toi, déclara-t-il. Comme j’ai besoin de Léo. L’amour fraternel est étrange, stupide et douloureux, mais il est plus fort que tout. Ni toi ni moi ne sommes en mesure de nous opposer à lui.

Marion acquiesça. Après s’être confrontée à son père, elle avait réalisé que, même si elle mourrait d’envie de continuer à mener la vie à laquelle elle avait pris goût avec les tortues, elle n’avait pas le droit d’abandonner Marianne. Elles avaient tout traversé ensemble, en particulier des épreuves qui avaient été pour elles bien pire qu’une invasion extraterrestre. Et si Marion avait les tortues, Marianne, elle, n’avait que sa cadette.

- Je viendrai vous voir de temps en temps, promit-elle. Mikey ne me le pardonnerait pas, sinon. Et comme Casey, je répondrai toujours présente s’il faut encore sauver cette planète de la dimension X.

Marion prit le visage de Raph entre ses mains et l’embrassa d’abord sur la joue, puis sur la bouche, avec un sourire mélancolique. Quand elle recula d’un pas, ses yeux étaient troubles, mais elle ne pleurait pas.

- Je t’aime, murmura-t-elle.

Elle n’attendit pas que le ninja lui réponde et tourna les talons, préférant fuir avant de ne plus réussir à contenir sa peine. Alors qu’elle était désormais trop loin pour l’entendre, Raph souffla à son tour :

- Je t’aime aussi.

***

Toutes les lumière étaient éteintes dans l’appartement d’April, à l’exception du salon derrière la fenêtre duquel elle était assise. Elle aurait voulu attendre ses amis près des portails, mais son père avait refusé tout net, souhaitant mettre le plus de distance possible entre lui et la dimension X.

À leur arrivée, il avait pris un somnifère périmé qu’il avait trouvé dans un placard, convaincu que sans cela, il ne trouverait pas le sommeil. April avait songé à patienter jusqu’à ce qu’il s’endorme pour aller rejoindre les tortues au repaire, mais elle avait renoncé à cette idée. Elle devait veiller sur Kirby. Il ne paraissait plus vraiment lui-même, et elle le comprenait. L’expérience vécue par les New-Yorkais les avait probablement traumatisés.

Elle sursauta en entendant un coup toqué par la vitre. Une silhouette se découpait de l’autre côté, mais même après avoir identifié Casey, elle n’ouvrit pas immédiatement. Elle savait pertinemment pourquoi il venait. L’espace d’un instant, elle regretta de ne pas s’être couchée, comme son père, puis elle se souvint de sa promesse. Plus question de fuir, cette fois.

- Ma famille va bien, ils sont rentrés sain et sauf, annonça Casey après qu’elle l’eut rejoint sur le balcon.

- Tant mieux, se força à sourire April.

Sourire que son ami lui rendit, avant d’esquisser un geste pour lui prendre la main. L’adolescente se dégagea aussitôt et lui adressa un regard d’excuse, que Casey distingua malgré la pâle lueur du clair de lune.

- Pardon, chuchota-t-elle, mais je... Je ne peux pas. Je regrette.

Le jeune homme resta silencieux dans un premier temps. April se demanda s’il avait compris ce qu’elle cherchait à lui dire ou s’il fallait qu’elle développe, mais finalement, ses traits se rembrunirent, tandis qu’il effectuait un pas vers l’arrière.

- Au fond, je m’y attendais, marmonna-t-il. Ou plutôt, j’aurais dû m’y attendre.

- Casey, je...

- Tu es désolée ? Ça, j’ai pigé, mais de quoi ? De laisser les autres s’imaginer des trucs ? De les encourager ? Parce que c’est ce que tu fais, non ? Avec moi, avec Donnie... Tout ça pour ne pas être capable de savoir ce que tu veux, au bout du compte !

- Tu es mal placé pour me faire la morale, objecta April. Marion, Karai, Marianne... Dès qu’une fille te passe sous le nez, il faut que tu la dragues.

- Peut-être parce que, par moments, je perdais l’espoir d’obtenir enfin une réponse de ma rouquine préférée. Je suis quoi, pour toi ? Ta roue de secours ? Et Donnie ? C’est pour lui que tu me rejettes ? Après tout ce temps ?

April se mordit la lèvre pour ne pas avoir à répondre, mais Casey lut sur son visage les mots qu’elle se refusait à prononcer.

- Non, bien sûr que non. La vérité, c’est que tu l’aimes, ça crève les yeux, mais ça te dégoûte surtout d’être amoureuse d’un mutant, alors tu mens à tout le monde, et surtout tu te mens à toi-même. Bah tu sais quoi, April ? C’est terminé. Tout ce que tu mérites, c’est de finir toute seule, ou en tout cas, sans Donnie et sans moi.

- Casey...

Le temps pour April d’essuyer les larmes qui s’étaient mises à ruisseler le long de ses joues, l’adolescent avait sauté du balcon et était en train de regagner le sol. Elle l’appela une nouvelle fois, mais il ne se retourna pas, et quand bien même, qu’aurait-elle pu ajouter ? Il avait raison. Il avait complètement raison.

Le cœur brisé, la voix cassée par les sanglots, elle regagna le salon et referma la fenêtre d’un coup sec, sous le regard mélancolique de Donatello, qui l’observait tapi dans la pénombre de l’immeuble d’en face.

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