Un combat de tous les instants

Chapitre 82 : La vie reprend

3038 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 23/03/2021 22:26

Trois mois s’étaient écoulés depuis que les humains avaient réinvesti New York. Les Kraangs semblaient se tenir tranquilles depuis leur défaite en dimension X, et la vie reprenait progressivement son cours. Les bâtiments détruits étaient reconstruits, les magasins rouvraient, les gens réapprenaient à se sentir en sécurité...

Cela valait surtout pour Marion et Marianne, qui avaient longtemps vécu dans la peur des services sociaux. Elles les redoutaient encore, et même davantage que les Kraangs, mais il y avait tant à faire qu’elles estimaient que personne ne s’intéresserait au quotidien de deux adolescentes après le chaos qui avait bouleversé la ville.

Comme l’activité ne manquait pas, elles avaient toutes les deux réussi à décrocher un emploi. Marianne travaillait comme informaticienne, exerçant la plupart du temps depuis l’appartement miteux où elles vivaient, et économisait chaque centime qui ne se perdait pas dans les dépenses du foyer pour financer les études supérieures qu’elle souhaitait entreprendre.

Marion, au-delà de sa volonté d’aider sa sœur à couvrir leurs frais communs, avait surtout besoin de s’occuper. Son quotidien, comme elle le craignait, était redevenu d’un ennui mortel. Elle avait écopé d’une exclusion temporaire du lycée après avoir fait voler la table de deux élèves qui ricanaient des cicatrices laissées sur son visage par les griffes de Tiger Claw, et passait donc le plus clair de son temps à livrer des pizzas. Elle concluait toujours sa tournée par les égouts, à la grande joie de Michelangelo.

- Les gens étaient d’humeur généreuse, aujourd’hui, annonça-t-elle, de retour chez elle, en comptant les pourboires qu’elle avait obtenus dans l’après-midi. À ce rythme, je pourrai bientôt m’offrir la rapière que j’ai repérée chez l’antiquaire.

- Ça te manque à ce point ? demanda Marianne en cessant momentanément de taper les lignes de code qu’elle était en train d’entrer sur son ordinateur portable, un modèle de seconde main. De te battre, je veux dire.

- Je m’entraîne avec les tortues quand je vais les voir. Léonardo me prête ses ninjato, mais ce n’est pas pareil.

Marion avait beau avoir laissé son père et son arme, et par conséquent son passé, derrière elle en dimension X, elle avait l’épée dans le sang, elle ne pouvait le nier.

- Et toi ? s’enquit-elle. Ça te manque ?

- Quoi ?

- Tout. Tes recherches, le laboratoire, la technologie extraterrestre...

Pour toute réponse, Marianne haussa les épaules, et Marion crut distinguer sur son visage un sourire énigmatique. Non, impossible. Sa sœur ne souriait jamais.

***

Donnie éteignit son fer à souder et releva le masque qui lui protégeait le visage quand la sonnerie de son T-Phone, posé sur sa table de travail, l’arracha à la machine complexe qu’il était en train de construire. La photo d’une jeune femme à la chevelure flamboyante s’affichait sur l’écran.

- Salut, lança-t-il en s’efforçant de modérer son enthousiasme.

- Alors, Botticelli, ça avance, ces derniers réglages ?

- Laisse-moi encore vingt-quatre heures, et ça devrait être bon. Et toi, tes calculs ?

- Opérationnels, annonça Marianne avec le ton détaché auquel le ninja était habitué. J’ai passé en revue toutes les données kraangs sur le transfert de conscience, et je n’ai pas l’impression d’avoir omis quoi que ce soit. La connexion Internet est très mauvaise, je t’enverrai le programme dans la soirée. Quand est-ce que tu pourras récupérer le caisson de stase ?

- Dès que j’aurais fini de trafiquer ton appareil.

Marianne, faute de place et de matériel, avait confié à Donatello le soin de construire la machine qui permettrait de déplacer la conscience de Karai dans le corps d’un androïde, également conçu par les soins de la tortue. Plus esthétique que son bon vieux Tête d’Acier, il ressemblait à s’y méprendre à la fille de Splinter.

- Rappelle-moi une chose, Marianne... la taquina-t-il, car il savait qu’elle avait horreur de l’entendre lui poser cette question. Depuis quand est-ce que tu rends service aux autres, surtout sans rien attendre en retour ?

- Depuis que je me suis servi de l’enveloppe de cette fille comme cobaye, probablement. Et peut-être bien que je rends service à ton frère comme tu rends service à ma sœur.

Donatello ne releva pas, mais ferma brièvement les paupières à l’écoute de ces derniers mots. Lorsqu’il les rouvrit, Marianne, n’ayant rien à ajouter, avait déjà raccroché. Elle ne s’encombrait jamais ni de politesses, ni de formalités.

***

Marion s’était promis d’attendre d’être rentrée chez elle pour arracher le papier kraft dans lequel l’antiquaire avait emballé sa rapière, mais ne pouvant résister plus longtemps à la tentation, elle l’arracha. Sa lame, parfaitement équilibrée, mais qui aurait grand besoin d’être aiguisée, refléta les ultimes rayons du soleil avant le crépuscule.

Elle réalisa qu’elle n’était pas seule dans la ruelle où elle venait de s’engager. Une silhouette se découpait sur le métal de l’arme à la garde ouvragée. La personne était immobile, mais elle se remit en mouvement quand Marion reprit sa route. La jeune fille pouvait entendre l’écho de ses pas dans son sillage. Qui que soit cet individu, il la suivait. Le pauvre... Il ne savait pas combien il était mal tombé.

Elle feignit de n’avoir rien remarqué pendant une centaine de mètres supplémentaires et, après avoir bifurqué dans une venelle encore plus mal famée que celles qu’elle avait empruntées jusqu’ici, Marion se retourna brusquement pour faire face à celui qui la filait. Elle pensait le prendre par surprise, mais il n’en trahit aucune.

C’était un adolescent qui devait avoir sensiblement le même âge qu’elle. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds et portait un sweater dont la capuche était rabattue sur son crâne. En plus de l’ombre qui voilait un peu ses traits, une mèche de cheveux sombre lui barrait le visage, dissimulant l’un de ses yeux. L’autre avait la couleur verte d’une émeraude.

- Si tu as l’intention de m’attaquer, fais-le maintenant, le provoqua Marion. Je n’ai pas toute la soirée.

L’autre prit ses paroles pour ce qu’elles étaient, c’est-à-dire une invitation, et fondit sur elle. Marion fendit l’air avec sa rapière, mais le jeune homme esquiva l’assaut avec habileté, avant de répliquer par un coup de pied qui n’atteignit pas non plus sa cible.

- Le combat est déloyal, constata-t-il. Tu es armée, et moi pas. Tu ne voudrais pas poser ton épée, histoire qu’on s’affronte d’égal à égale ?

Les prunelles de Marion passèrent de son interlocuteur à sa lame. Elle n’hésita qu’une seconde avant de la laisser tomber et, de son bras dominant, saisit l’adolescent par le col de son sweater pour le plaquer contre un mur, où elle l’immobilisa.

- Même sans ça, nous ne sommes pas égaux, répliqua-t-elle avec un sourire narquois. Tu devrais pourtant le savoir, Raphaël.

Marion le relâcha et le laissa se détacher de la paroi pendant qu’elle se penchait pour ramasser sa rapière.

- Qu’est-ce qui m’a trahi ? interrogea-t-il. Mes yeux ? Ma voix ? Ou mon style de combat ?

- Rien de tout ça. Je savais au plus profond de moi que c’était toi.

Marion fixa son arme à l’attache qu’elle portait à la ceinture et leva la main pour effleurer le visage de Raph. Elle tressaillit au contact de cette peau claire identique à la sienne qui avait remplacé les écailles.

- Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? s’enquit-elle dans un murmure à peine audible. Je ne te l’ai pas demandé, et pour être franche, je ne crois pas que j’aurais pu devenir une tortue, même pour toi.

- Tu en as aimé une, répondit Raph. Il faut croire que ça m’a suffi.

- Et Donnie ?

La jeune fille n’avait pas besoin de posséder l’intellect de sa sœur pour comprendre que c’était lui qui se trouvait derrière la nouvelle apparence du ninja rouge.

- Lui n’a pas eu cette chance, mais je ne t’apprends rien, confia Raphaël. Il a conçu un sérum dérivé du Mutafix dans le but de devenir humain, mais il a préféré me l’offrir plutôt que de s’en servir sur lui. Je crois qu’il se serait contenté d’une simple déclaration d’April, de l’entendre reconnaître ouvertement qu’elle l’aimait, mais puisqu’elle n’a rien fait, lui non plus. Et c’est tant mieux. J’aime beaucoup April, mais étant donné la façon dont elle l’a traité, elle ne mérite pas Donnie.

Marion ne releva pas. Elle continuait à contempler le visage humain de Raph, à la fois si différent de celui auquel elle était habituée, et en même temps si semblable dans ses expressions.

- Tu es sûr que tu ne le regretteras pas ? demanda-t-elle.

- Je le regrette déjà, soupira-t-il. J’ai jamais rêvé de passer le restant de mes jours avec une fille aussi insupportable que toi, mais bon... On ne choisit pas de qui on tombe a... ïe !

Raph poussa un cri quand Marion attrapa la chair de sa nuque entre ses doigts pour la pincer férocement. Un sourire mauvais étira ses lèvres, avant qu’elle les plaque sur celles du ninja.

D’abord, elle fut un peu déroutée de pouvoir glisser sa main dans la chevelure de son ami, de ne pas rencontrer sa carapace en faisant courir sa paume dans son dos, au point d’avoir presque l’impression d’embrasser quelqu’un d’autre, mais au bout d’un instant, elle se détendit. C’était bien Raphaël. Son Raphaël.

- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit-elle, un peu essoufflée, au terme de leur baiser. Tu veux venir chez moi ?

- Je ne suis pas encore complètement habitué à ce nouveau corps, et tu veux déjà brûler les étapes ? Quelle fougue !

Sa remarque lui valut cette fois une claque sur l’arrière du crâne.

- Je parlais d’une simple visite ! aboya Marion. Marianne sera là, alors ne commence pas à te faire des idées.

- C’est toi qui t’en fais si tu penses qu’une seule personne sensée accepterait de mettre les pieds sous le même toit que le choléra. J’ai une meilleure idée. Puisque te revoilà armée, on devrait aller patrouiller ensemble. J’ai besoin de voir ce que vaut ce corps sur le terrain. Vous, les humains, vous êtes si... bizarres.

- Dit l’ex-tortue mutante qui a combattu des extraterrestres en forme de cerveaux à tentacules dans une dimension parallèle. Pour la bizarrerie, on repassera. C’est la définition même de nos vies.

Pour toute réponse, Raph sourit à la remarque de Marion et saisit la main qu’elle lui tendait. Elle était douce et tiède et, pour la première fois, la sienne aussi. Il n’avait plus le sang froid.

***

Léonardo fendit l’air de ses ninjatos après avoir effectué un kata particulièrement complexe. Il avait toujours pris l’entraînement au sérieux, mais jamais autant que depuis qu’il avait recouvré son statut de chef d’équipe. Mikey et Donatello n’avaient été que trop heureux à l’idée de ne plus devoir assumer officieusement ce rôle, et Raph n’avait pas émis la moindre protestation.

Léo regrettait presque tout le temps que son cadet passait désormais à la surface, même s’il lui avait donné sa bénédiction pour adopter une apparence humaine, car il manquait de partenaires de combat à sa mesure. Bien qu’il lui ait longtemps coûté de l’admettre, Raphaël était clairement le meilleur guerrier de la bande, du moins tant qu’il ne se laissait pas dominer par la colère, et le seul qui aurait pu amener le ninja bleu à progresser davantage. Contrairement à Raph, ni Mikey ni Donnie ne faisaient le poids contre lui.

- Il va falloir faire mieux que ça si tu espères un jour vaincre Shredder. Tes techniques sont pitoyables.

Léonardo se figea à l’écoute de cette voix familière et du rire moqueur qui s’ensuivit. Marianne ne lui avait pas reparlé du transfert de conscience. À vrai dire, Marianne ne parlait plus du tout à aucun d’entre eux, et la tortue, connaissant trop bien son caractère, n’avait pas cherché à insister. Il estimait qu’avec elle, ç’aurait été peine perdue, mais visiblement, il l’avait mal jugée.

Il se retourna et découvrit avec stupeur que le résultat dépassait de loin ses rêves les plus fous. Karai était là, devant ses yeux, en chair et en os, ou plus exactement en métal, puisque son corps, en apparence parfaitement fidèle à l’original, était celui d’un robot. Son ton, sa façon de s’exprimer et même de se tenir, en revanche, étaient tout à fait... elle.

- Marianne... Marianne a réussi ! souffla-t-il, presque incapable de respirer sous l’effet du choc et de l’émotion.

- C’est elle qui m’a ramenée, oui, mais c’est Donatello qui s’est chargé de l’aspect pratique et esthétique. Il a construit la machine, ainsi que cette... enveloppe. Elle te plaît ?

Et comment, qu’elle lui plaisait ! Karai était aussi belle que dans son souvenir, aussi arrogante, aussi... parfaite. C’était tout juste s’il parvenait à en croire ses yeux. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, et un second lorsque la jeune fille, qui se tenait jusqu’ici à l’entrée du dojo, marcha vers lui.

- Eh bien, eh bien... Tu donnes ta langue au chat ? Ce n’est pas très gentil de refuser un compliment à une vieille amie. Je dirais même que ça mérite une bonne correction.

Avant que Léo ait le temps de réagir, Karai lui asséna un coup de pied dans le ventre qui le projeta à terre, et le ninja esquiva de justesse le tanto qu’elle dégaina en roulant sur le côté. Il s’empressa de tirer ses ninjatos et de bloquer l’assaut suivant, tout en se redressant.

- Karai, je ne suis pas sûr que... Je ne voudrais pas...

Quoi ? La blesser ? La casser ? La détruire ? Il suffisait d’une lame pour trancher en deux un androïde kraang ou Foot.

- Vas-y, Léo. Tu ne risques pas de l’abîmer.

Absorbée par Karai, la tortue n’avait pas vu Donatello pénétrer à son tour dans le dojo et s’appuyer contre le mur quand le combat avait commencé. Tout en croisant le fer avec la kunoichi, Léonardo s’enquit :

- Comment c’est possible ?

- Disons que le contraire ne fait pas partie du vocabulaire de Marianne. Elle a trouvé dans les données kraangs qu’elle a rapportées de la dimension X des informations incomplètes concertant l’étrange matériau semblable à du diamant qui scellait la ruche. À partir de là, elle a mis au point un alliage à la fois solide et léger, dont je me suis servi pour confectionner l’enveloppe de Karai.

- Compris, Léo ? Alors cesse de retenir tes coups, parce que moi, je n’aurai aucune pitié.

Le ninja se baissa pour passer sous la jambe avec laquelle la jeune fille tenta de le frapper et répliqua en percutant son mollet avec son sabre. Donnie n’avait pas menti, et comme toujours, Marianne avait effectué un travail irréprochable. La lame rebondit sur le matériau qui constituait le corps de Karai sans même l’érafler.

- Je suis censé avoir la moindre chance de gagner contre toi ? hasarda-t-il.

- Désarme-moi et je reconnaîtrai ma défaite, concéda la kunoichi. Je n’ai pas demandé à être invincible. Même après avoir passé des mois dans le coma, ce n’est pas marrant.

Léonardo s’y appliqua donc, mais alors qu’il se croyait sur le point de feinter et de lui arracher son tanto, ce fut Karai qui, au terme d’une habile manœuvre, fit voler ses ninjatos. Ils rebondirent un peu plus loin sur le tatami, dans un tintement métallique. Afin de faire bonne mesure, elle renvoya également Léo au tapis et posa un genou sur son thorax pour l’immobiliser.

Le ninja bleu ne ressentit ni le dépit ni l’aigreur de la défaite. Il esquissa un sourire en coin, et Karai le lui rendit. Elle était dotée d’un visage étonnamment expressif pour un robot. En fin de compte, ce n’était peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier Marianne...

- Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux de perdre un combat, avoua-t-il en priant pour ne pas rougir.

- Et moi de mettre quelqu’un à terre. C’est bon d’être à nouveau... vivante.

Léonardo ouvrit des yeux ronds quand Karai se pencha pour l’embrasser à la commissure des lèvres, avant de l’attraper par le bras et de le remettre debout. La tortue crut que ses jambes n’allaient pas le porter, tant il se sentait flotter. Il était sur un petit nuage.

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