Rathlands

Chapitre 16 : Chapitre 13 (Achéron POV)

2689 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/08/2020 11:21

Achéron n’était pas stupide, loin de là. Cette brume violacée qui s’était abattue sur eux n’avait rien de naturel ni d’anodin. N’importe quel homme sain d’esprit aurait compris qu’une force surnaturelle était derrière tout cela. Hélas, des hommes réfléchis, parmi les Rakuriens, il y en avait peu, d’autant plus qu’à présent, ils étaient tous rongés par le virus de la Furie, et voués à une mort quasi-certaine. Les médecins eux-mêmes étant infectés, faibles étaient les espoirs de survie des quelques sept cents guerriers restants après la bataille. Lui-même doutait de sa propre survie. Son père, Oxiderr et Irodim survivraient sans doute grâce à leur robustesse naturelle, mais lui était le plus fragile de la famille, si ce n’est de toute la Rakuria … Qui plus est, le virus était extrêmement contagieux et volatile ; même si le Zinogre Stygien s’en tirait, rien ne l’empêchait de contracter la Furie une seconde fois. Et qui sait s’il serait alors capable de s’y confronter à nouveau …

Ce virus … Il savait où il avait entendu parler d’un tel fléau. Un énorme manuscrit Rathien, il s’en souvenait. Un ouvrage massif qui devait bien peser dix kilos, à la couverture pourpre et or … Il traitait notamment de l’origine des légendes sur le héros Rathien, « Gamala, le Répandeur de Misère ».

Selon l’auteur, sa colère se manifestait par l’apparition d’un vent putride semblable à la peste, rendant fou celui qui l’inhale, et le tuant dans la plupart des cas. Bien évidemment, un tel état était peu propice à l’exercice de la guerre. Le manuscrit expliquait que Gamala intervenait en cas d’outrage, lorsque l’honneur, notamment celui d’un Rathien, était bafoué. Pour Achéron, cela ne faisait aucun doute : cette brume était l’œuvre du Répandeur de Misère, en représailles d’une faute grave commise par un Rakurien.

Deux jours après cet incident fâcheux, Rakuraï ordonna la retraite. Le camp de retranchement empestait la maladie et la mort, et l’on ne savait plus où enterrer les nombreux macchabées.

« Le régiment entier va y passer, si on ne fait pas marche arrière. » avait grogné l’empereur lorsque les généraux Blizzard et Astérion avaient demandé sa sommation.

« Il nous faut du sang nouveau et frais, vigoureux. Nous battons en retraite vers Voltarr. » avait-il précisé ensuite.

La veille du départ, Akalash fit une apparition marquée au camp, et s’entretint avec l’empereur. Comme il était usuel que les fils prennent part à toutes les entrevues, y compris les plus importantes, Achéron eut l’occasion de revoir le héros Rakurien. Le dragon d’acier était aussi majestueux que dans ses souvenirs. Malgré son éternel air supérieur, il était empreint d’une grande sagesse, et pesait ses mots d’une voix profonde et posée.

Il venait annoncer qu’une fois que le sang de l’empereur aurait payé l’outrage qu’il avait commis, il accepterait de lui venir en aide. Celui-ci, à la fois fort ravi de cette nouvelle, et irrité par ce délai de décision, se permit de critiquer entre deux quintes de toux son attitude. Le héros répliqua avec sang-froid qu’il ne pouvait interférer avec le jugement divin qu’était l’apparition soudaine de cette peste, et qu’il lui fallait attendre que la balance de la Justice penche en leur faveur pour intervenir. Il avança également que le fait que le sang de l’empereur soit responsable de cet évènement n’aidait pas à leur donner le beau rôle. Rakuraï, devenu fou, rugit alors qu’il en avait plus qu’assez d’entendre mot pour mot la même accusation, et qu’il préférait que les hypocrites qui la rabâchaient lui désignent plutôt le coupable à punir. Akalash avait répondu d’un ton toujours aussi stoïquement froid qu’il était aveugle, et vivait dans l’illusion s’il était incapable de reconnaître le fautif.

Il y avait alors eu un blanc pendant lequel tout s’était figé, y compris l’empereur, sur le point de briser une autre coupe à hydromel en argent.

Rakuraï, affaibli par la Furie, bien qu’il se portât mieux que ses soldats, n’insista pas davantage, se rassit, et remercia alors le Guerrier d’Acier avant de le congédier. « Nous rentrons à Voltarr » avait-il déclaré de nouveau, une fois le dragon disparu. « Nous partirons à l’aube. Transmettez. » avait ajouté l’empereur à l’intention des généraux.



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Le voyage du retour fut ardu et compliqué. Tous nourrissaient une profonde rancœur inassouvie, ainsi qu’un désespoir terrible. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de Voltarr et de ses terres enneigées, les guerriers tombaient, succombant aux effets du virus. Achéron était intérieurement horrifié de la façon dont ils s’affaissaient, parcourus de spasmes, un mélange purulent sombre s’écoulant d’entre leurs crocs. Il allait de soi que ces malheureux n’avaient droit qu’aux corbeaux et à la putréfaction en plein air, et n’obtiendraient jamais de tombe, en dépit des vaillants guerriers qu’ils étaient. Le Zinogre Stygien, lui, se sentait drainé de toute sa volonté et de son énergie, mais continuait à suivre son père et ses frères avec tout ce qui lui restait. C’était de pire en pire chaque jour, car sa peau s’assombrissait toujours plus, et il crachait fréquemment pour se débarrasser du mucus sombre qui engluait ses poumons. Pourtant, il s’estimait chanceux, car lui ne ressentait pas encore les effets du stade avancé du virus, la folie. La plupart des guerriers mourraient d’insuffisance pulmonaire, mais d’autres étaient retrouvés morts au petit matin, après s’être fracassés le crâne contre le sol. Personne encore ne s’était entièrement débarrassé de la maladie, mais ses frères semblaient être les mieux portants, tandis que son père semblait moins touché que la plupart du régiment. Restait lui, qui même sans prononcer un mot, ne serait-ce que pour se plaindre, passait pour le maillon faible de l’armée entière. Astérion passait à côté de lui sans jamais le voir, Blizzard l’avait toujours plus ou moins ignoré, et les autres soldats ne lui accordaient pas plus d’importance.

Alors il continuait de marcher, un pas après l’autre, de manière mécanique, sans jamais ouvrir la bouche, se contentant de fixer le sol qui défilait lentement sous ses larges griffes. Sa seule consolation était le fait que sa position dans les rangs lui épargnait les insultes d’Oxiderr et les piques verbales d’Irodim. Comme sa marche ne lui demandait pas un effort mental particulièrement exigeant, il passa une grande partie du voyage retour à réfléchir sur l’outrage qui leur avait valu cette punition. Puisqu’il s’agissait du « sang » de l’empereur, cela signifiait que le coupable appartenait à la famille impériale. Par élimination, ce n’était ni lui, ni son père, au vu de sa réaction lors de l’annonce d’Akalash. Restait Irodim et Oxiderr. Il était vrai qu’Irodim pouvait très bien être responsable, mais Achéron en doutait fortement. L’once d’innocence qui subsiste en lui ne le ferait pas aller si loin dans la cruauté. Qui plus est, il n’était que le jouet d’Oxiderr, qui le manipulait à sa guise. Achéron en déduisait donc inévitablement que c’était à Oxiderr de payer personnellement.

Cependant, cette conclusion le glaçait d’effroi, car il se retrouvait les mains liées. Jamais il n’aurait le courage d’affronter directement son grand frère, qui serait capable de le mettre en pièces sans aucun remord. Il devait donc faire appel à une aide extérieure. Le meilleur choix était son père, mais celui-ci ne lui serait d’aucun secours. Rakuraï est certainement conscient du mal-être d’Achéron, mais jamais il ne se résoudra à considérer l’un de ses fils comme un fauteur. Parfois, Achéron avait même peur pour son père. Oxiderr était un être si vil … Le Zinogre Stygien ne savait même pas dire s’il possédait des limites, dans le domaine de l’horreur et de la perfidie.

Voilà où il en était. Oxiderr était coupable (et il ne tenait pas à connaître les détails de son péché), et il se trouvait incapable de le révéler. Et finalement, même s’il réussissait, qu’adviendrait-il du Zinogre Rugissant ? Le peuple, dans son désespoir, développerait une forte animosité envers lui, et Rakuraï serait peut-être amené à juger sévèrement son fils pour calmer ce mécontentement … Ce serait quelque chose que l’empereur n’assumerait pas, à n’en point douter …

« Et imaginons qu’il ne s’agisse pas d’Oxiderr, ce serait un désastre ! Par les deux Chimères, voilà une situation diablement complexe … Qui restera au point mort … » songea Achéron, démoralisé.

Le dernier jour de marche fut le moins difficile, contrairement aux prédictions d’Achéron. La maladie semblait desserrer son étau de douleur autour de lui, et paraissait même commencer à s’estomper. Sa toux s’était calmée, et ses écailles n’étaient plus aussi violacées qu’avant. Cela le réjouit énormément, car il retrouvait foi en ses chances de survie, là où ses compagnons de rang avaient tous péris, et cette joie qu’il contenait à l’intérieur de lui l’empêchait presque de penser à ses pattes douloureuses. Peu avant le coucher du soleil, l’armée avait atteint Voltarr, et après que Rakuraï ait transmis ses directives à Astérion et Blizzard, la famille impériale avait regagné le palais. Achéron ne s’était pas fait prier pour s’effondrer devant la grande cheminée principale, sur la carpette émeraude brodée d’or, afin de reposer ses griffes engourdies par la marche et le froid. Naturellement, il s’endormit comme une pierre.

Il faisait un étrange rêve, où il revoyait sa mère, cette si douce Zinogre Stygienne comme lui, leur tenir chaud à tous les trois, devant ce même âtre un soir d’hiver. Leur père était lui aussi à leurs côtés et les couvait d’un regard tendre. Soudain, il lui semblait qu’Oxiderr était auréolé de violet sombre et qu’il brandissait une griffe menaçante vers sa mère. Ce n’était plus un louveteau, mais bien l’Oxiderr qu’il connaissait. Rakuraï rugissait, et sa mère hurlait de terreur. Rakuraï restait figé, incapable de réagir, tandis qu’Oxiderr s’apprêtait à abattre ses griffes sur leur mère. Achéron voulait crier. Il ne parvenait pas. C’est alors que sans même savoir comment, il se retrouvait entre Oxiderr et sa mère, prêt à la défendre. Oxiderr se jetait alors sur lui, tout crocs dehors, et le repoussait violemment sur le côté. Rakuraï réagissait tout à coup, s’élançant pour arrêter son fils devenu fou, mais Oxiderr l’interceptait si aisément que ç’en était effrayant, et le plaqua au sol. Il relevait alors sa patte aux griffes sanglantes, poussant un hurlement dément …

-        Non ! voulut-il crier, mais ce cri demeura muet dans sa gorge bloquée.

Il se réveilla en sursaut et en sueur. Le Zinogre Stygien prit plusieurs minutes à retrouver son calme et à oublier les images cauchemardesques que lui avait montré son imaginaire.

-        Un rêve … Rien qu’un mauvais rêve …

Achéron remarqua que la nuit était tombée depuis longtemps, et décida sage de regagner sa chambre, même s’il ne se sentait pas d’humeur à s’endormir de nouveau. Il quitta la pièce avec une pincée d’appréhension.

Il arpenta le palais le plus silencieusement possible, se doutant bien que toute la famille devait dormir profondément, à cette heure-ci. La lune brillait de son plus bel éclat dehors, dans la nuit polaire, et il fut bien content d’avoir regagné un lieu chaud. Soudain, au détour d’un couloir, il entendit une respiration lourde et proche, en harmonie avec un bruit de pas lent et pesant.

« Qui peut bien être encore debout à cette heure ? »

L’ombre projetée par son possesseur était effrayante, mais familière. Enfin, si Achéron pouvait qualifier l’individu de « familier ».

Le museau pointu du rôdeur apparut enfin, et son visage gris lunaire fut éclairé par un rai de lumière semblable. Le regard mauvais d’Oxiderr transperça Achéron, qui se retenait de trembler. C’était son frère. Et pourtant, il nourrissait toujours une aussi grande peur à son égard.

-        Qu’est-ce que tu fais encore là, à cette heure ? aboya presque son grand frère, les crocs découverts et luisant dans la lumière nocturne.

Le Zinogre Stygien hésita à répondre.

-        Je … me suis endormi dans le salon. Je viens de me réveiller … dit-il en baissant les yeux.

-        Tss, quel comportement pathétique, pour l’un des fils de l’empereur …

Achéron se sentait bouillir malgré sa peur.

-        Et toi ? gronda-t-il. On peut savoir ce que tu fais encore éveillé au beau milieu de la nuit ? J’imagine que toi, tu ne t’es pas assoupi quelque part, alors que faisais-tu ?

Les pupilles de l’aîné, malgré la pénombre dans laquelle il se trouvait, se rétrécirent de colère. La seconde d’après, Achéron était cloué au mur, la poigne menaçante d’Oxiderr enserrant sa gorge.

-        Mêle-toi de tes affaires, fichu avorton ! Contrairement à toi, je ne me suis pas vautré comme une larve à peine entré dans le palais !

Achéron commençait déjà à suffoquer, et s’efforçait de planter ses griffes dans la patte de son agresseur. En vain, car sa cuirasse était bien plus épaisse que la sienne.

-         Et ne me parles pas avec ce faux air de bravoure : tu n’as rien de brave en toi, misérable couard, lui cracha-t-il au visage avant de le relâcher, le fin corps d’Achéron retombant comme une poupée de chiffon au sol.

Il le dépassa en maugréant à voix basse quelques qualificatifs dépréciatifs. Le Zinogre Stygien, lui, peinait à reprendre sa respiration en massant son cou endolori, les larmes aux yeux. Il voulait crier. Il voulait hurler que c’était lui, la cause du malheur Rakurien. Il voulait lui rugir au visage qu’il était le plus sombre des abrutis, mais il se persuada lui-même que seul le silence de la nuit l’empêchait de le faire.

« Pourquoi ? Pourquoi est-il si mauvais ? Pourquoi semble-t-il si dangereux à mes yeux ? Comment prouver à mon père qu’il est coupable ?»

Il se releva doucement, lançant un regard noir dans la direction où Oxiderr avait disparu.

« Et pourquoi ai-je ce pressentiment qu’il nous mènera tous à notre perte ? » 


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