Rathlands

Eclairé par la lueur tremblante des grandes bougies, le Malfestio de petite taille déroula un énième parchemin cartographique. Précautionneusement, il le plaça en continuation d’une immense carte de Solhatar déroulée sur toute la vaste table. Ce dernier ajout représentait un détail de la zone frontalière entre le Royaume des Rathlands, l’empire des Skypiercers et la Dictature Buruto. Une fois son œuvre achevée, il releva ses deux petits yeux rubis perçants vers l’individu se situant à l’autre bout de la longue table de délibération. Celui-ci attendait patiemment que la wyverne aviaire ait terminé.

-        Qu’en pensez-vous, vénérable Scarface ? prononça le hibou au plumage bleu nuit, or et crème.

-        J’en penses que le monde est fou, Votre Excellence, déclara le dénommé Scarface avec une forme de dépit.

L’oiseau bleu nuit ria doucement, puis se mit à faire les cent pas, effleurant de temps en temps les parchemins d’une plume.

-        Qui peut dire le contraire ? médita-t-il. Bien, procédons à l’analyse de tout cela. Auriez-vous une préférence, pour débuter ?

-        Si je puis me permettre, Votre Excellence, je pense que nos tensions frontalières sont dans l’immédiat l’élément le plus problématique, suggéra le vieux Yian Garuga Œil-Mort.

L’empereur hocha la tête.

-        Soit. Résumons le contexte actuel. (Il saisit un vieil ouvrage dans l’une des grandes étagères qui se situaient derrière lui, et le feuilleta d’une main) Voilà bien plus d’un siècle que les Burutiens tentent d’envahir notre Col de la Prospérité, et ce sans jamais relâcher cette pression. Il est bien évident qu’il est hors de question de le leur céder. Cependant … Suite à l’annexion des Collines de la Paix il y a 15 ans de cela, cette menace s’est intensifiée avec l’arrivée de Gnatos au pouvoir. Or, au jour d’aujourd’hui, on constate une tendance à la diminution du nombre d’incidents survenus à la frontière de la Mâchoire du Diable. Et là, général Scarface, je vous avoue être perplexe, dit-il en refermant délicatement le livre. Je suis bien tenté d’être ravi de ce constat, d’autant plus que nos experts prédisent une autre baisse dans les mois à suivre, mais quelque chose cloche. Nous n’avons ni renforcé notre procédure de sécurité, ni interagit avec une variable pouvant avoir un effet sur ce chiffre. J’espère ne pas être atteint d’une forme de paranoïa, mais il n’y a pas de fumée sans feu, ne pensez-vous pas ?

-        Cela ne reste pour le moment qu’une stagnation qui ne dure que depuis deux mois. Il est sans doute encore trop tôt pour s’affoler, s’exprima Scarface.

Le Malfestio était pensif, et se grattait le menton à l’aide de sa serre alaire.

-        Je comprends votre avis … Et il est vrai que ce phénomène reste observable sur une trop courte durée pour se prononcer … (Il secoua la tête) En outre, ne faudrait-il pas appliquer l’adage « Mieux vaut prévenir que guérir » ? Rien ne nous empêche de renforcer les effectifs par pure prévention.

-        Gnatos risquerait de prendre cela pour une tentative d’intimidation, prévint Scarface.

-        … Et de lancer l’assaut. C’est peut-être même ce qu’il cherche à faire, conclut l’empereur. Il convient donc de laisser les choses telles qu’elles sont pour le moment, et de continuer à surveiller l’évolution de l’affaire.

Pour illustrer ses propos, il tira à lui une feuille de papier vierge qu’il couvrit de son écriture particulièrement soignée. Lorsqu’il eut fini sa note de conclusion, il la glissa dans le dossier prévu à cet effet, puis apposa le sceau impérial pour sceller à nouveau le dossier confidentiel. Il le rangea ensuite à sa place, sur l’étagère droite.

-        Affaire suivante : le mouvement indépendantiste Ecumien. Oh, je vois à votre regard que cela vous surprend, vénérable Scarface. Ce mouvement existe pourtant bel et bien … Permettez que je fasse le choix cette fois-ci, je préfère garder le meilleur pour la fin, sourit l’empereur.

Le Yian Garuga Œil-Mort gardait une expression neutre, mais le Malfestio savait depuis longtemps lire ses émotions.

-        Son Excellence a tous les droits de faire comme bon lui semble, sembla réciter le vieux général.

-        Vous êtes trop aimable, répondit avec une pointe de sarcasme le hibou bleu nuit. Mais voyez plutôt : au-delà du fleuve Mouyé, dans la Queue de Garuga -n’en déplaise à votre peuple-, nos ambassadeurs nous ont fait parvenir des nouvelles fort intéressantes. Il se trouve qu’un groupuscule indépendantiste se développe à ce même endroit, et que les membres de celui-ci commencent à revendiquer leur intérêt sérieusement. En effet, nous avons reçu, pas plus tard qu’il y a une semaine, une lettre de ces indépendantistes, qui sollicite notre aide. Mais une illustration valant mieux qu’un long discours, je vous la lis :

« A l’intention de Son Excellence Ingred Etrapanob, empereur des                                     Skypiercers.

Monsieur,

           Nous nous adressons à votre hautement respectable personne dans la finalité de solliciter votre soutien impérial. Nous pensons que vous n’êtes pas sans savoir que notre peuple Ecumien est profondément divisé. En effet, une minorité de citoyens Ecumiens souhaite donner aux Terres Ecumiennes le rayonnement économique et politique qu’elles méritent et n’ont pourtant jamais eu. Nous croyons fermement que la cause de cette injustice est la faiblesse de notre dirigeant politique, le roi Tidal III, qui préfère se réfugier dans un confort paresseux.  Depuis que la dynastie des Tidal règne sur notre royaume, les Terres Ecumiennes ont basculé dans un chaos, que nous seuls sommes en mesure de percevoir. Nous croyons par conséquent que le remède au mal qui nous affecte est la destitution de Tidal III, l’abolition de la monarchie et l’établissement d’une démocratie, qui saura user de bonne volonté pour panser notre fierté.

Mais nous savons également que cela ne peut se faire sans une aide extérieure, car nos moyens et nos effectifs sont limités et insignifiants en comparaison de ceux du reste du royaume. Notre mouvement ne se veut pas pacifiste, mais nous souhaitons ardemment éviter l’alternative du terrorisme si possible. C’est pourquoi nous requérons votre collaboration. Nous sommes conscients que votre empire défend avec ferveur l’émergence de nouvelles cultures et que notre proposition saura vous intéresser. Nous nous engageons aussi à nous plier à vos décisions, quelles qu’elles soient. Notre idéal concerne le royaume entier, mais s’il vous est préférable qu’une seule enclave indépendante soit créée, nous ne protesterons pas.

Veuillez agréer, Monsieur, nos sentiments les plus respectueux.

Signé : les représentants de la Ligue de l’Est Libre. »

-        Ce qui ressort de cette lettre, c’est un certain sérieux, et je vous avouerai avoir été tenté de ne pas ouvrir cette lettre tant j’ai cru à une plaisanterie. Voilà qui m’apprendra à juger le livre par sa couverture … Le fait est, reprit-il, que leur projet me plait. Il est vrai que ce qui me séduit chez les Ecumiens, c’est leur pacifisme, mais qui peut reprocher à ces gens de vouloir mener leur barque eux-mêmes ? En revanche, je ne veux pas me mêler de cela dans l’immédiat, et je compte patienter jusqu’à que ce mouvement fasse le premier pas. Prudence est mère de sûreté. Non pas que je craigne Tidal, mais par principe, je me vois mal marcher sur ses plates-bandes avec pour seul argument la défense des cultures. Nous attendrons donc l’officialisation de cette révolution … Un mot là-dessus ? s’enquit-il auprès du Yian Garuga qui écoutait son monologue avec attention.

-        Sage décision, se contenta-t-il d’opiner.

« Digne d’un bon Skypiercer, allait-il dire » songea brièvement Ingred.

Il fallait bien avouer qu’avec des individus comme Scarface, la réputation des Skypiercers se trouvait plutôt bien fondée. Le vieux Yian Garuga borgne était l’incarnation même de ce qui caractérisait le peuple des cieux. Erudit, tacticien, prudent. Trois adjectifs reprochés par les autres peuples. En résumé, aux yeux du monde, ils étaient froids et calculateurs. Peu comprenaient leur insatiable soif de savoir et leur amour des cultures. Bien entendu, il n’en restait pas moins la plus grande puissance de tout Solhatar. Ils étaient les premiers exportateurs d’ouvrages de toutes sortes, d’œuvres d’arts, et de matériaux ornementaux comme le marbre et l’argile. Economiquement, ils rayonnaient de manière continentale grâce de nombreux accords. Culturellement, ils étaient un symbole de sagesse incontestable et une plaque tournante du métissage des cultures. Enfin, militairement, ils possédaient tout simplement la plus puissante armée du monde. Leur hégémonie dans leur domaine aérien était reconnue de tous. Les Skypiercers étaient passés maîtres dans l’art des techniques de vol et d’affrontements aériens. Bien entendu, un tel pouvoir impliquait une grande responsabilité. L’empereur des Skypiercers jouait donc presque au souverain omnipotent. Il devait employer cette force de frappe qu’en cas d’extrême nécessité et avec parcimonie.

Ingred chérissait ces valeurs emblématiques de la nation des Skypiercers. Il se revendiquait défenseur de la pluralité des cultures et des peuples, et tuteur des mouvements indépendantistes qui souhaitaient affirmer leur propre culture. Il avait juré que sous son règne, ces principes seraient respectés. Et il tenait son serment, la preuve étant cette lettre qu’il tenait entre ses serres alaires.

Tout comme pour le dossier précédent, il rédigea une note de synthèse sur cette concertation, qu’il glissa dedans, puis scella le tout, et le replaça aux côtés du dossier Burutien sur l’étagère.

-        Affaire à suivre … déclara le Malfestio. Nous y voilà ! L’épineux débat du sujet Rathien ! s’exclama-t-il alors en saisissant le dossier qu’il parcourut vivement. Encore une fois, il nous faut une remise en contexte, vous n’y voyez pas d’inconvénient, général Scarface ?

-        Pas le moins du monde, Votre Excellence.

-        Parfait. Voici donc dix ans que la guerre Sanglante fait rage entre l’Empire Rakuraï et le Royaume des Rathlands. Le roi Khryselios a tenté quelques démarches pour conclure un accord, mais nous ne pouvons constater à l’heure actuelle qu’un cuisant échec. En plus de la perte de sa fille aînée. Qui est bien regrettable, d’ailleurs. Mais là n’est pas le sujet. Les hostilités ont donc continué, et deux batailles ont déjà eu lieu. Or, lors de la deuxième, on nous a rapporté l’intervention d’un individu étrange … raconta l’empereur en cherchant un livre dans son étagère. Après analyse de ce témoignage, nous avons pu déterminer qu’il s’agissait de ce fameux héros Rathien. (Il trouva ce qu’il cherchait, un énorme ouvrage encyclopédique de légendes Rathiennes) « Gamala, le Répandeur de Misère ». Ce serait lui, la cause de l’apparition de cette brume, qui se trouve être le virus de la Furie. Grâce à Gamala, les Rathiens sont parvenus à remporter la bataille et à repousser les Rakuriens. D’après nos rapports d’observation, les Rathiens étaient clairement en situation d’infériorité. Il ne fait aucun doute qu’ils ont frôlés la catastrophe. Aussi, je préconise d’envisager là aussi une opération de renfort. Mais il y a un risque : celui que les Rakuriens se retournent contre nous. Or, il est apparu clairement que la Burutie a pactisé avec les Rakuriens. Nous nous retrouverions donc avec deux Etats à dos, expliqua la wyverne aviaire, en illustrant ses dires en pointant sur sa carte géante la Burutie et la Rakuria. Tout aussi puissants que nous sommes, je ne tiens pas vraiment à expérimenter cette situation. Je pense que vous êtes tout aussi d’accord, vénérable Scarface ? l’interrogea-t-il ensuite en relevant les yeux.

-        Evidemment.

-        Excellent. Bien, je conçois parfaitement, en revanche, que si nous n’agissons pas dans le but de préserver les Rathlands, nous serions tout aussi coincés par la suite : Rakuraï s’emparera du territoire Rathien, et pourra directement nous menacer grâce à leur frontière fraîchement acquise, continua l’empereur en faisant glisser sa serre de la Rakuria vers les Rathlands. Permettez-moi l’expression, mais finir en sandwich n’est pas non plus envisageable. Voilà donc la conclusion que j’en tire, et ce qu’il nous faut faire : suggérer notre alliance au roi Khryselios, mais ne surtout pas faire la démarche par nous-mêmes en premier, pour éviter toutes représailles immédiates de la part de la Rakuria et de la Burutie. Il nous faudra aussi fournir une aide conséquente pour permettre aux Rathlands de s’en sortir le plus indemnement possible, et par conséquent ne pas faire les choses à moitié. J’imposerai aux Rathlands les conditions suivantes : l’intervention de 3000 hommes, qui seront placés sous votre commandement. Celui-ci sera, bien entendu, totalement indépendant de Khryselios. Non pas que je ne fasse pas confiance au monarque, mais je pense pouvoir penser qu’il agit en partie par pulsions émotionnelles. Nous souhaitons ainsi éviter que nos soldats finissent en chair à canon pour le compte d’un caprice de Khryselios. S’il accepte, je lui fournirai mon aide selon ces mêmes conditions. Une objection, général Scarface ?

-        Aucune, Votre Excellence.

L’empereur des Skypiercers se frotta les ailes.

-        Voilà une bonne chose de faite. Quelque chose me chiffonne toujours, en revanche … Ne trouvez-vous pas étrange que presque deux semaines après cet assassinat, aucune piste n’ai été fructueuse pour retrouver le coupable ? Rien ! Pas même une suspicion fondée ! Les deux camps persistent à s’accuser l’un l’autre, mais tous deux sont dépassés par l’évènement. De ce qu’il ressort de nos contacts ambassadeurs, ils auraient tous abandonnés les recherches. Mon sens de la justice s’en trouve fortement chagriné. Ne ressentez-vous pas la même chose ?

Le Yian Garuga Œil-Mort semblait lui aussi particulièrement dubitatif.

-        A mon sens, cela ne fait aucun doute : ce n’est ni l’un, ni l’autre. C’est une accusation beaucoup trop évidente. Certes, les rebelles Rathiens sont largement soupçonnés, et ils restent des suspects crédibles. Mais je crois que la source est extérieure aux deux antagonistes.

Ingred exprima un léger sourire.

-        J’y ai pensé aussi, figurez-vous. Il est vrai que cette possibilité de cause intérieure semble stérile, et que le responsable soit étranger aux deux Etats. Mais je me suis vite retrouvé face à un problème : qui ? Qui donc pourrait avoir eu un tel motif ? Et dans quel but ? Quelle Nation voulait-il viser ? Car en effet, rien n’exclue la possibilité que les Rakuriens aient été visés par cet acte. Enfin, autre possibilité que j’entrevois, celle d’un coupable appartenant effectivement à l’une de ses Nations, mais étant expatrié.

-        Un Rathien rebelle en fuite ?

-        Les hypothèses sont nombreuses, répondit le Malfestio. Mais quelque chose ne colle toujours pas. Parmi le peu d’informations que nous avons à notre disposition, nous savons notamment que le suspect suggéré par les deux autorités possède une description similaire. « Un individu de corpulence plutôt légère, sachant certainement manier les lames ». Et là, je vous avoue que mon sang ne fait qu’un tour. Nous savons tous les deux que les meilleurs, voire seuls épéistes de tout Solhatar sont de chez nous, n’est-ce pas ?

-        Vous soupçonneriez un expatrié Skypiercer ?

-        Exactement.

-        Par Amatsu ! Excusez mon emportement, mais pour quelle diablerie de raison un des nôtres ferait une chose pareille ? protesta Scarface.

L’empereur lui adressa un énième sourire en coin.

-        Ça, c’est quelque chose qui me tarde de savoir.