Rathlands

Ingred fixait la mèche incandescente de la bougie posée au centre de la table depuis de longues minutes, sans que l’idée ne lui vint de détourner le regard, méditant sur les futures mesures à prendre.

« La guerre … N’est-ce pas ce qui a toujours été ? Les tensions, les menaces, les affrontements ? » songeait-il.

Même bien avant le Soulèvement, les monstres se battaient. Sans conventions, sans déclarations, la guerre existait déjà. Même lorsque les frères Fatalis s’étaient éveillés à nouveau pour accomplir leur ultime vengeance, elle avait persisté. Ce ne fut que lorsque le Sage, le Noble et le Grand les eut tous unis qu’une trêve exista.

Les monstres espéraient-ils que cela cesse, une fois le Soulèvement mené à bien ? Ont-ils cru en Fatalis le Sage en pensant à une paix éternelle ? Fatalis eût-il promis cela, cependant ? Nul ne semblait pouvoir le dire … Impénétrable semblait la philosophie qui avait guidé les actions de Fatalis le Sage.

Sauvages ou civilisés, étaient-ils condamnés à une éternelle lutte ?

« Œuvrons-nous pour une paix que nous ne trouverons jamais ? »

Ingred n’en était pas sûr. Fatalis, s’il ne l’avait pas garanti, possédait ses propres raisons. Etait-ce une épreuve ? Le Dieu était pourtant dépeint comme une figure impressionnante, rayonnante de lumière, mais par-dessus tout paterne, en dépit de ses yeux rouge sang. Mais en tant que tel, souhaitait-il offrir la civilisation aux monstres, ou leur offrir la simple opportunité de l’acquérir par eux-mêmes ?

L’empereur des Skypiercers croyait fermement en cette deuxième hypothèse. Aucune malveillance, mais une ferme volonté de mériter un tel cadeau. Et pas seulement, puisqu’il s’agissait surtout de la maîtriser. Autrement, s’en suit ce qu’il se passe depuis des siècles.

« Avons-nous échoué depuis tout ce temps ? Ou nous cherchons nous encore ? »

Bien entendu, beaucoup pensaient qu’une telle perfection était inatteignable. Pas pour de simples mortels, du moins.

« Une pure perfection semble quelque chose requérant un certain éveil, sinon impossible. Mais cela signifie-t-il que nous devons cesser de la viser ? »

Là était la clé de ses agissements.

Là était la raison de son implication dans ce conflit, qui prenait une bien trop grosse ampleur pour être ignoré. Si jamais l’empereur souhaitait représenter une figure solide dans l’établissement et la stabilisation d’une société paisible, il ne pouvait reculer devant ce challenge.

Heureusement, la patrie Skypiercer attendait ce moment depuis longtemps, et s’était préparée pour de telles crises. Tous leurs moyens étaient dédiés à cette aspiration de fédération, à devenir l’exemple, à combler les attentes des Dieux qui leur avaient offert leur confiance.

Sa seule crainte, dans cette affaire, était le tempérament du nouveau souverain Rathien.

« Hériter du trône, même par obligation, si jeune, n’est pas quelque chose de recommandable, il faut bien l’avouer. L’âge aidera sans doute à calmer ses ardeurs, mais en attendant, cette instabilité me soucie. »

Zénith … Avec le temps, il pourrait néanmoins se révéler être une stature fort intéressante à posséder comme alliée. Ou demeurer une tête brûlée bornée.

« Amatsu puisse apaiser ce caractère impulsif » soupira doucement le hibou au plumage bleu nuit.

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Le soleil venait de s’éteindre à l’horizon lorsque le Yian Garuga Œil-Mort franchit le seuil de la tente, écartant soigneusement la draperie de ses serres d’ailes ébréchées. Les prunelles du Malfestio se détachèrent de la flamme vacillante.

-        Général Scarface. Bien le bonsoir, le salua chaleureusement Ingred en s’inclinant légèrement. J’ose espérer que l’esprit est toujours vaillant, même après cette journée de dur labeur.

-        Il ne faiblit point, Votre Excellence, répondit la voix grave de la wyverne corbeau. Je vous retourne la politesse. Cette journée eut-elle été bonne pour vous ?

Le Malfestio hocha lentement la tête.

-        Les nouvelles auraient pu être meilleures, mais elles sont bien loin d’être mauvaises. Ainsi, je considère qu’il s’agit d’une bonne journée, déclara-t-il, croisant les plumes. Souhaitez-vous que nous rentrions directement dans le vif du sujet ? s’enquit-il ensuite.

Le Yian Garuga émit un son pensif.

-        Si l’affaire presse, la question ne se pose pas. Mais j’en déduis qu’elle peut prendre son temps. Essayez-vous de me proposer la boisson ?

L’empereur gloussa d’un rire clair et cristallin.

-        Je vous reconnais bien là, général.

Ce fut au tour dudit général d’exprimer un rictus.

-        Comme si ce n’était guère votre intention !

-        Il est vrai, reconnut le Malfestio, faisant un geste de l’aile pour que l’un de ses scribes lui apporte le nécessaire.

Le Yian Kut Ku bleu revint aussitôt avec un plateau d’acier usé surmonté de deux verres et une bouteille entamée d’Ywsk.

-        Merci bien Apéliote. (il lui fit signe de vaquer sitôt le plateau posé sur la table) Je me permets de vous servir, mon ami, je commence à saisir votre préférence. Naturellement, vous comprendrez que je n’ai guère de glaçons à vous offrir, fit-il remarquer, servant généreusement le général.

-        Je me doute bien.

-        Voici pour vous (il lui tendit son verre, après quoi il se servit à son tour, plus modérément). Trinquons à cette journée ? suggéra le Malfestio en levant son verre.

-        Comme il vous plaira, consentit le général en trinquant avec lui.

Scarface descendit d’une traite le contenu de son verre, fixant le plafond brièvement.

Malgré l’absence d’expression sur son visage, Ingred savait qu’il appréciait sa sélection du jour.

-        Conté d’Elgia ? demanda le Yian Garuga à tout hasard.

-        Ma foi, il semblerait que votre palais soit toujours aussi fin, répondit le Malfestio en sirotant son breuvage

Il le finit à son tour sans plus de cérémonie.

-        Avez-vous bien reçu mon message ?

Scarface hocha lentement la tête.

-        Affirmatif. (il prit la bouteille et se resservit, avalant une gorgée avant de reposer son verre) Si le Front Sud peine à progresser et que vous me conviez aussitôt, j’ose en déduire que vous comptez déployer de plus grands moyens.

-        Votre perspicacité est sans égal. Il ne faut pas remettre en question le travail de nos alliés, mais nous devons garder une certaine pression, et perdre davantage de temps reste risqué. Ainsi, je souhaitais vous demander si Bételgeuse et son escouade étaient disponibles.

Le général réfléchit un instant.

-        Ils sont encore en opération dans le Col, mais c’est envisageable, au vu des conditions actuelles.

-        Cette disponibilité est-elle immédiate ? continua l’empereur.

-        Le calme rapporté ces derniers jours me permet d’affirmer cela, en effet.

Ingred émit un son de satisfaction.

-        Fort bien. Dans ce cas, vous devinerez mon intention de les dépêcher directement sur le Front Sud pour lancer une offensive dans les délais originellement prévus.

-        De ce fait, ils interviendraient en renfort les jours précédents ? (le Yian Garuga but une nouvelle gorgée de son verre, le finissant à nouveau)

-        Oui, pour éviter toute perte de contrôle sur la situation, précisa l’empereur, faisant de même par solidarité.

Scarface acquiesça.

-        Ce sera transmis dans les plus brefs délais, Votre Excellence.

-        Je n’en doute pas, déclara Ingred, dont les yeux s’attardèrent sur les deux verres nouvellement vides.

La question plana silencieusement pendant un moment.

-        Je vous ressers ?

-        On ne refuse pas une proposition impériale, répondit Scarface, imperturbable, un soupçon de sourire au coin du bec.