My Lost Hero
La nuit était bien pratique pour rester discret. La foule aidait tout autant. Les personnes, pressées, fatiguées, ne faisaient pas attention aux autres et se contentaient de marcher. Elles songeaient peut-être à leurs enfants qui les attendaient chez elles, à leur lit ou au problème au travail qui les empêchera de dormir cette nuit.
Il se souvint, quand il était petit, il s'amusait à imaginer la vie des autres. Sa sœur l'écoutait toujours raconter ses bêtises avec un sourire bienveillant. Il se rappelait de son sourire, de sa voix douce, de ses acquiescements, alors qu'il racontait n'importe quoi la plupart du temps. Aujourd'hui, c'était pour elle qu'il se battait. Pour garder son souvenir. Pour se rappeler de sa gentillesse. Pour garder une trace.
Perdu dans ses pensées, il heurta quelqu'un. Il marmonna des excuses et se concentra sur sa destination. La foule se faisait un peu moins dense, et il pouvait respirer un peu plus. Les lumières lui agressaient les yeux, mais les conversations aux alentours lui parvenaient. Il aurait dû prendre son casque anti-bruit, mais il était déjà en retard.
Enfin, il arriva devant un grand bâtiment qui ressemblait vaguement à un bar mal famé. Il poussa la porte et un mélange d'odeur d'alcool bas de gamme et de pisse lui parvint. Il soupira et s'avança jusqu'au comptoir pour se hisser sur le tabouret le plus proche. Autour, il entendait les commérages, les anecdotes de travail, les idées du week-end, les gosses et leur nouvelles prouesses avec leur alter. Tout ça lui donnait mal au crâne. Le barman s'approcha enfin.
- Je vous sers quoi ?
Il n'eut pas le temps de répondre qu'une ombre se glissa à ses côtés.
- Il prendra la même chose que moi, un saké.
Le barman hocha la tête et se retourna. L'homme qui s'était assis à côté de l'espion contempla un point fixe devant lui.
- Ça avance, j'espère ?
- Oui. J'ai de nouvelles infos... Le tournoi...
- Doucement, voyons, ce serait dommage qu'on nous entende.
Il comprit le message et baissa la voix.
- Le tournoi se passe dans un mois.
Son correspondant eut un mauvais sourire.
- Finalement, on aurait dû prendre un alcool plus fort.
...
L'appartement que Hitomi louait avec l'argent qui lui restait se situait dans un quartier pas très rassurant, à trois kilomètres de Yuei. C'était le troisième jour qu'elle rangeait les archives et elle n'avait toujours rien trouvé. Découragée, elle se laissa glisser sur son canapé en soupirant. Elle n'avait envie de rien, pas même de prendre une douche ou de se préparer à manger. Pourtant, il le fallait bien, elle n'avait rien avalé depuis la veille. Elle se força à bouger pour se faire du yaki soba. Après quoi, elle prit une rapide douche et mangea devant sa télé. Cette dernière était si vieille que l'image était encore floue, mais la jeune femme ne s'en plaignait pas. Elle regarda les actualités, mais il n'y avait rien de bien intéressant, et elle éteignit la télévision avec une grande lassitude. Elle mit son assiette dans l'évier, se promettant de faire la vaisselle le lendemain, puis elle s'écroula dans son lit.
De là où elle se trouvait, elle voyait une petite valise dépasser de son lit. Sans même bouger, elle tendit les bras et la sortit totalement. Elle se redressa et l'ouvrit, sachant d'avance que c'était une erreur. À l'intérieur, un costume noir soigneusement plié se trouvait là, et une légère odeur de renfermé se diffusa dans la pièce. Hitomi hésita, puis passa son doigt sur le tissu soyeux avant de le sortir et de le déplier. Elle n'avait pas besoin de l'essayer pour savoir que le costume serait trop petit pour elle. Ce n'était pas comme si elle comptait le remettre, de toute façon...
Ce qui l'intéressait se trouvait au fond de sa valise. Elle quitta définitivement son lit pour replier le costume et attraper un cadre photo d'elle plus jeune, avec un sourire timide, et de ses deux parents. Son père se tenait un peu à l'écart, alors que sa mère semblait étinceler. Alors qu'elle allait tout ranger de nouveau, prise de frénésie, son portable se mit à sonner. Son cœur se mit à battre la chamade en lisant le nom du destinataire.
- Allô ?
- Hitomi ?
Ah oui. En quelques jours, elle avait pris l'habitude de parler japonais. Pas sa mère.
- Tu veux que ça soit qui ?
- Je voulais simplement prendre des nouvelles.
La jeune femme s'en voulut vaguement. Sa mère n'y était pour rien dans sa frustration. Elle se rassit sur son lit, fixant un point fixe en face d'elle, en se forçant à paraître plus aimable.
- Tout va bien. Et toi ?
- Rien de spécial, j'ai repris le boulot en télétravail. Dis-moi, tu rentres bientôt ?
Ou pas.
- Tu sais bien que non. Je suis arrivée il y a à peine une semaine.
- Mais tu n'as rien à faire là-bas... C'est dangereux, tu le sais.
- Maman, tu vois toujours la psy ?
- Bien sûr, mais je ne comprends pas pourquoi je dois continuer... J'ai fait des efforts, tu sais.
- Tu m'appelles plusieurs fois tous les jours. Hier, tu as essayé de me joindre au moins trois fois, alors que je t'avais dit que j'étais occupée.
- J'avais peur qu'il ne te soit arrivé quelque chose...
- Maman, je ne suis pas papa. Je vais bien. Je n'utilise même pas mon alter, je ne suis pas une héroïne. J'ai un appart'. Arrête de t'inquiéter. Et écoute la psy.
- Ton père aussi disait ça...
- Maman...
- Il disait ça, et il est mort...
À l'autre bout du fil, la jeune femme perçut des sanglots.
- Je ne veux pas qu'il t'arrive la même chose.
- Il ne m'arrivera rien. Je fais attention.
- Ton père aussi faisait attention... Il t'aimait, tu sais... Il disait toujours...
- Maman.
- Il me manque tellement, et tu lui ressembles tant... Le même sourire et les mêmes yeux... Excuse-moi. Je vais appeler la psy. Tu es sans doute fatiguée. Je t'aime.
- Non, attends...
Trop tard. Elle avait raccroché. Et pendant une seconde, une interminable seconde égoïste, elle songea à ne rien faire, à ne pas tenter de la rappeler, à la laisser à son agoraphobie et avancer dans sa propre vie. Seulement, Hitomi était tout ce qui lui restait, et elle ne voulait pas la faire souffrir. Pas vraiment. Retenant un soupir, elle tenta de la rappeler. Une fois. Deux fois. La troisième fois, la ligne était occupée. Elle laissa tomber le portable sur le lit, juste à côté du cadre photo. En y jetant un coup d'oeil, elle sentit la rage l'envahir, comme une puissante vague. Cette gamine timide, ce n'était pas elle. La femme à côté d'elle n'était plus sa mère. Quant à son père... Elle l'attrapa et la jeta de toutes ses forces contre un mur en hurlant. À peine heurté, le cadre vola en éclats et elle reçut même quelques bouts de verre, ce qui n'atténua en rien sa colère. Elle prit une paire de ciseaux sur son bureau, regarda son costume et le découpa en morceaux avec des gestes précipités et tremblants. Une fois que les lambeaux formaient un tas au sol, elle se jeta sur son lit, frappa de toutes ses forces dans l'oreiller. Ça ne suffisait pas, au contraire, sa colère semblait décupler. Elle enfonça sa tête dans le coussin et hurla de toutes ses forces. Elle serrait si fort ses poings que les ongles s'enfonçaient dans sa peau jusqu'au sang. Elle criait si fort qu'on aurait dit que ses cordes vocales allaient se briser. Elle avait tellement de colère en elle qu'elle pourrait tout détruire.
Non, la gamine timide avait disparu, de même que sa mère lumineuse. À cause du père.