Le Fil Conducteur

Chapitre 2 : Slice & Folk

4685 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/04/2020 14:38

27 mars

 

En cette année 1925 après la naissance de leur Christ, je suis toujours solitaire. Mon précédent compagnon de voyage – j’ai décidé d’arrêter de les compter il y a plus de quatre cents ans – est mort il y a tout juste neuf ans. Sans douleur, sans regret, sans rien du tout. La guerre a eu raison de lui. Moi, je suis toujours telle que je suis. Je ne change pas d’un iota.

Cela fait quelque temps que je parcours cette immense ville de long en large, sans pour autant y trouver quelque chose de vraiment attractif. J’ai beau me trouver au milieu de dizaines de milliers de gens, sinon davantage, la solitude me pèse. Je me sens seule. Je ne comprendrai jamais les Humains. Ils sont si aveuglés par des détails, et ne font guère attention aux choses vraiment essentielles.

Le plus préoccupant est qu’ils ont vraisemblablement et définitivement perdu tout respect pour le merveilleux, la vraie magie concrète, et le rêve. Tout au plus s’attachent-ils à des préceptes donnés par cette maudite Église Chrétienne qui a survécu aux siècles, et n’a de cesse de pourchasser les gens comme moi. « Démons », disent-ils. La vérité est qu’ils sont morts de peur de voir des êtres réels dont la simple existence remet en question leurs préceptes, basés sur la culpabilisation, édictés par une bande d’hypocrites en robe assoiffés de domination. L’Église a pris un pouvoir purement intéressé, s’abreuve de la crédulité des masses pour emplir ses poches, mais détourne les yeux quand certains Humains massacrent des quantités d’autres dont le seul crime est d’être différents.

Il y a cinquante années, on m’a parlé d’une terre où les opportunités sont légion, un pays flambant neuf où tout est à construire. Les anecdotes les plus folles certifient qu’il suffit de se baisser pour ramasser de l’or. Il est exact que c’est un très grand continent. Un grand continent qui n’était pas désert. Une fois encore, les chrétiens ont imposé leurs croyances aux autochtones, les exterminant par milliers, les parquant dans des réserves. Ces Humains, et leur manie de montrer aussi peu de respect envers les leurs ! Même les chacals, même les vautours n’empoisonnent pas délibérément la nourriture de leurs rivaux, ne détruisent pas sciemment les choses les plus importantes à leurs yeux pour mieux les affaiblir moralement et les soumettre. Et que dire de ce qui s’est passé il y a maintenant près d’une décennie ? La « Grande Guerre », comme ils l’appellent. Ils construisent des armes de plus en plus destructrices. La science a été mise à profit pour répandre la mort. Je n’ai jamais aimé la science, qui cherche à tout expliquer, à tout contrôler, de manière rationnelle, mais aller jusqu’à salir l’air pour étouffer ceux d’en face… il n’y a plus de mots pour désigner une telle infamie.

Heureusement, il y a toujours quelques Humains avec qui j’arrive à m’entendre, et à échanger quelque chose. James… James avait quelque chose que beaucoup n’ont pas, ne pourront jamais avoir, ni même concevoir l’existence.

 

La lumière diminua d’intensité pendant une petite seconde, puis revint. Une main fine, blanche, aux doigts graciles, posa délicatement le stylo plume sur le bois verni du bureau. Dehors, on entendait les crissements de pneus des voitures sur l’asphalte, et les avertisseurs résonnaient en chœur. La nuit était magnifique, et la lune surplombait les tours de la ville. Le plancher de la chambre de bonne craqua alors que l’occupante se levait pour s’étirer. Elle vit alors son reflet dans le miroir fendu.

 

Impossible pour quelqu’un de sensible aux charmes féminins de résister à ceux de la jeune personne qui se tenait devant la glace. Enfin… « jeune » était un mot seulement à moitié approprié, si l’on considérait son âge véritable.

 

Horo était vieille de plus d’un millier d’années. Horo avait assisté à l’aube des grandes civilisations. Horo avait accompagné l’Homme pendant ses premiers pas vers le commerce et l’expansion, enseigné l’agriculture à celui-ci, et tissé des liens avec des fidèles de plus en plus nombreux. Horo se fut sentie trahie quand ses adorateurs se détournèrent d’elle au profit de l’Église chrétienne. Horo s’était alors discrètement mêlée aux hommes, en adoptant leur apparence. Et depuis près de six cents ans, elle parcourait le monde de long en large, apprenant à s’adapter à leurs mœurs au fil de leur évolution.

 

Le long de son chemin, elle avait accompagné des dizaines de mortels, individuellement ou pas. Curiosité, attachement, intérêt… certains l’avaient écoeurée, d’autres l’avaient attendrie. Tous étaient passés de vie à trépas. Vieillesse, maladie, accident, et même meurtre. James Chesterfield avait été le dernier. Un brave homme, loyal, fidèle à ses principes, plutôt intelligent et accessoirement beau garçon. Horo avait éprouvé à ses côtés une joie de vivre, un enthousiasme qu’elle n’avait que rarement connu. Elle avait espéré vivre des années près de lui, mais une balle perdue de fusil pendant un assaut sur le sol français avait brutalement rompu cette histoire. Neuf ans, déjà, et elle sentait encore un vide dans son coeur.

 

Horo bâilla. Il faisait nuit depuis déjà plusieurs heures. Elle se résigna à laisser de côté l’écriture pour prendre du repos. En quelques gestes, elle se déshabilla, ne gardant sur elle que son porte-bonheur, une petite bourse de tissu attachée autour de son cou, dans laquelle elle gardait une poignée de grains de blé, et dévoila au miroir une beauté véritablement divine. Pour autant qu’elle pouvait se le rappeler, après tant de temps, elle n’avait pas pris une ride. Pouvait-il en être autrement ? Elle resterait à jamais cette petite jeune fille au teint clair, à la poitrine menue mais irréprochable, aux hanches délicieusement arrondies. Son visage était fin, et pouvait alterner en un clin d’œil de la joie à l’indifférence, de la colère à la réflexion, de la malice à la douceur. Douceur était aussi le meilleur mot pour désigner la texture de sa peau qui faisait paraître urticantes les pêches les plus juteuses. Une abondante cascade rousse ondulait le long de son dos. Seuls ses yeux pouvaient paraître inhabituels quand elle portait des vêtements, ses iris étaient de couleur rouge. À la rigueur, ses canines légèrement plus longues qu’à l’ordinaire avaient suscité une petite interrogation chez quelques rares personnes.

 

Mais ce n’était rien par rapport aux attributs liés à sa divinité, ces attributs qu’elle avait appris à dissimuler aux yeux des mortels. Ses longs cheveux occultaient complètement ses tempes, interdisant ainsi de voir au premier coup d’œil le fait qu’elle n’avait point d’oreilles. En tout cas, pas à cet endroit. Ses oreilles surmontaient le sommet de son crâne, étaient triangulaires et recouvertes de fourrure rousse. Elles étaient à l’affût du moindre son, et tiquaient lorsqu’elles entendaient un mensonge. Et surtout, il y avait sa plus grande fierté : sa colonne vertébrale se prolongeait, donnant naissance à une superbe queue de louve, dont le pelage roux était d’un lustre fascinant. Elle pouvait passer des heures à l’entretenir amoureusement.

 

La chambre était mal chauffée. Elle se frictionna doucement, puis passa une chemise de nuit délavée. Elle s’assit sur le lit qui prenait près du tiers de la surface de la chambre à lui tout seul, et réfléchit. Finalement elle ne put s’empêcher de se réinstaller à son pupitre, et de continuer un peu sa rédaction.

 

James était sans doute le meilleur mortel qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je dois même avouer que je me suis sentie troublée par sa force, sa détermination, et la contradiction entre la puissance de ses muscles et la tendresse de son regard. Surtout, il est, pour autant que je me rappelle, le premier à m’avoir immédiatement acceptée telle que je suis, du premier coup, sans la moindre hésitation. Comme si, au fond de lui, il avait su dès notre première rencontre.

 

Pincement au cœur, dû à une petite montée de nostalgie. Autrefois, quand elle apparaissait aux hommes, c’était sous sa véritable apparence, celle de la Sage Louve de Yoitsu, qui amenait bonnes récoltes et blé à foison à quiconque la vénérait. En célébrant les moissons, les mortels organisaient de grands défilés en son honneur, avec des costumes, des danses, des chants, et même des parades de chars. Un jour, elle s’était spontanément manifestée sous les traits d’une jeune mortelle. Le premier humain à l’avoir « acceptée » comme compagne de voyage était un marchand itinérant. Elle était apparue dans son chariot, nue comme au premier jour. Il n’avait donc pas eu le moindre doute sur sa condition divine.

 

Depuis, les temps avaient changé. Sous un couvert de vernis prônant l’ouverture et la tolérance, les hommes étaient plus que jamais imbus de leur personne, âpres au gain et ne croyaient plus qu’au pouvoir et à l’argent. Même les religieux les plus zélés agissaient plus sous l’influence de la peur de la perdition de leur âme, plutôt que par volonté de rendre le monde meilleur. Quant aux dirigeants, quelle que soit leur position, ils étaient les pires. Usant et abusant d’une rhétorique condescendante, ils manipulaient non plus les petits villages, mais des communautés internationales toutes entières.

 

Conséquence, il n’était plus question pour elle de se montrer d’entrée sans détour ni atour. Elle avait pris l’habitude d’aller d’un point à un autre du monde en prenant bien soin de systématiquement se vêtir à la mode locale, suffisamment pour dissimuler ses oreilles et sa queue. Étant une déesse, elle était capable de parler sans le moindre effort toutes les langues – une particularité bien pratique. James Chesterfield était anglais. C’était un marchand installé en France, dont le petit commerce avait prospéré jusqu’à cette maudite année 1914, au cours de laquelle l’Europe s’embourba dans un conflit long, harassant et immonde.

 

Horo n’aimait pas la guerre. En tant que déesse, elle ne craignait absolument rien. Quand elle se trouvait potentiellement menacée, si elle n’avait pas la possibilité de fuir, elle n’hésitait pas à reprendre sa vraie forme, semant ainsi la panique autour d’elle, pour se défendre et filer. Elle avait aussi survécu, tout au long de cette vie, à des chutes du haut de falaises, à des incendies, des maladies graves, une fois elle avait même reçu une balle en plein cœur. Toujours elle s’en était tirée, parfois mettant quelques mois pour s’en remettre complètement. Mais si la violence ne pouvait pas l’affecter plus que cela, elle détruisait la nature, ravageait les champs, mettait à mal les forêts, et pouvait emporter les personnes auxquelles elle finissait par s’attacher.

 

Ce « Nouveau Monde » ne m’attirait pas, mais c’est toi qui m’as poussée à m’y intéresser un peu. Et aujourd’hui, j’y suis installée depuis quelques années, et j’avoue que je m’y plais relativement. Mais contrairement à ce que nous avions prévu, j’y vis seule… sans toi. James, tu me manques. Comment as-tu su, James Chesterfield ?

 

James avait dû fuir la ville où il s’était établi, et errait sur les routes de France, sans véhicule ni moyen de voyager plus vite. Leurs regards s’étaient alors croisés sur le bord d’une route de campagne. Et ils ne s’étaient quittés que quand l’aile sombre de la mort avait emporté l’homme. Horo ne put empêcher une larme de scintiller sur sa joue.

 

Ainsi la Sage Louve de Yoitsu a été à ce point ébranlée par un simple mortel. Quelle dérision !

 

Elle avait voyagé aux côtés de James pendant trois semaines sans se compromettre à ses yeux. Et plus le temps avait passé, plus elle avait dû se rendre à l’évidence : elle se sentait bien, mieux qu’elle ne l’avait jamais éprouvé. Leurs cœurs battaient à l’unisson en toutes circonstances. Jamais elle n’avait eu quoi que ce soit à lui reprocher. Toujours souriant, doux et attentionné. Toujours sincère, fidèle et volontaire. Et puis, un matin de la quatrième semaine, n’en pouvant plus de mentir à un homme qui ne l’avait jamais dupée une seule fois, elle lui avait dit la vérité en se découvrant. Il n’avait pas manifesté le moindre étonnement, ni de l’indignation, encore moins du dégoût. Il avait immédiatement admis cette incroyable situation. Cela était allé de soi pour lui.

 

Et puis, ce jour maudit était arrivé. Une bataille au petit matin qui les avait surpris, un coup de fusil de l’un des deux camps, et James s’était écroulé. Quelques minutes plus tard, il avait définitivement cessé de souffrir. Mais avait-il seulement souffert ? Son expression de sérénité parfaite ne le laissait pas supposer. Ses derniers mots revinrent à l’esprit de la déesse.

 

« Merci d’avoir tant illuminé ma vie… »

 

Deux coups sonnèrent à la pendule de l’église située deux rues plus bas. Horo résolut à se coucher. Elle éteignit la lampe, se glissa sous les draps, et s’endormit bien vite d’un sommeil sans rêve.

 

*

 

Déesse ou pas, Horo avait besoin de se nourrir, et pour mieux se fondre dans la masse des hommes, le logement était une autre nécessité. C’est pourquoi, chaque fois qu’elle s’aventurait dans une grande ville, elle faisait de son mieux pour s’y intégrer. Trouver un petit boulot suffisant pour payer une chambre de bonne et s’acheter de quoi manger. Depuis six mois, elle occupait régulièrement ses journées en travaillant dans un hospice accueillant les plus défavorisés. Seulement, elle avait envie de s’adonner à une activité artistique. Les comédies musicales, notamment, florissaient par dizaines, et la jeune fille avait envie d’y travailler, par curiosité. Rangeant dans la poche de son gilet la lettre de convocation du petit théâtre situé à une bonne heure et demie de marche de son pied-à-terre, elle traversa les rues ensoleillées.

 

Les nombreuses voitures rugissaient sur les routes goudronnées, comme autant d’outrages à la nature. Les humains, atteints d’une caractéristique folie des grandeurs, construisaient d’immenses tours d’acier et de granit, comme s’ils cherchaient à surmonter les nuages. Un passage par un grand square soulagea un peu le cœur de la déesse. L’attrait pour les espaces verts chez les hommes n’était tout de même pas définitivement perdu. Elle jeta quelques piécettes dans le chapeau d’un clochard qui jouait du saxophone, et apprécia la chaleur des rayons du soleil. Elle s’arrêta à un stand de confiseries, acheta une pomme d’amour qu’elle croqua à belles dents. Horo adorait les pommes. Et habiter dans une ville surnommée « la Grosse Pomme » lui allait très bien.

 

Elle passa près d’un petit marchand de journaux. Celui-ci annonçait à haute voix les gros titres :

 

-         Sensationnel ! Un cambriolage au musée ! La collection Miskatonic pillée de l’intérieur ! La momie du mystérieux sarcophage romain a disparu ! Édition spéciale !

 

Plus elle s’approchait du lieu indiqué sur l’en-tête du courrier tapé à la machine, plus son appréhension montait. Une audition privée dans un quartier plutôt bizarrement fréquenté, pour une maison de production inconnue des grandes compagnies… ça sentait de plus en plus le fait divers. La vue du théâtre défraîchi, à l’enseigne délabrée et dont quelques lettres formant le mot « Dionysos Legend » menaçaient de tomber, la conforta dans son opinion.

 

Mais il en fallait plus pour déstabiliser Horo. Elle releva la tête, bien décidée à s’amuser un peu, aux dépens d’un mortel si besoin.

 

Elle frappa à la porte du théâtre. Personne ne répondit. Elle poussa la porte, l’ouvrit, et entra dans le hall. Les battants vers la salle de spectacle étaient ouverts, laissant voir une salle sombre et mal entretenue, aux lampes cassées, aux sièges poussiéreux et aux murs fissurés.

 

-         Entrez, mademoiselle, entrez !

 

Une voix de ténor, un peu nasillarde, avait parlé. Immédiatement, la déesse se mit dans la condition d’une jeune fille paralysée par la timidité. Elle entra avec hésitation.

 

-         Ohé ? Il y a quelqu’un ?

-         Oui, mon enfant ! répondit la voix, qui venait du centre de l’orchestre.

 

Horo pénétra dans la salle, le bruit de ses pas étouffé par un tapis rouge sombre. Quelques lampes éclairaient par intermittence la grande pièce ronde, haute de plafond et obscure. La jeune femme vit bouger quelque chose au premier rang des sièges.

 

-         Oh, quelle beauté sublime ! Je sens que cette audition va être un régal pour les yeux et les oreilles !

-         Bonjour… monsieur.

 

L’homme se leva, se mit en pleine lumière. Horo ne put s’empêcher de faire une petite moue de dégoût qu’elle travestit en appréhension. Le producteur était un quinquagénaire qui devait facilement peser plus de cent vingt kilos. Ses bourrelets étaient comprimés dans un costume jaunâtre à carreaux. Son visage rasé, à l’étroit dans le col de sa chemise, était rouge et luisant de sueur, comme si sa cravate était en train de l’étrangler. Il retira son chapeau melon.

 

-         Je suis monsieur Marvin Leroy, directeur de production de Fairytale Studios.

-         C’est un grand honneur, monsieur Leroy.

 

Le personnage s’avança gauchement, attrapa la main de la déesse et lui fit un baisemain. Horo eut l’impression de se faire laper les phalanges par un gros chien.

 

-         Alors, qu’est-ce que vous êtes venue me présenter ?

-         Vous… présenter ?

-         Hé oui ! Vous êtes venue pour l’audition, n’est-ce pas ? Vous avez bien quelque chose à me proposer ?

-         Ou… oui, monsieur Leroy.

-         Allez, ne soyez pas timide ! Grimpez sur la scène !

 

Leroy se vautra sur un strapontin, le faisant craquer et grincer. Horo monta avec hésitation sur les planches, et avança vers le micro éclairé par une douche. Elle se planta devant, et attendit. Leroy l’encouragea.

 

-         Allez-y, ma petite dame ! Chantez !

 

Horo poussa un petit soupir anxieux, prit son inspiration, et susurra sa complainte :

 

Je m’étais perdue, était restée seule,

Au cours de mon voyage.

 

Mon cœur seulement gambadait gaiement,

Je restais immobile.

 

Mais ce nouveau jour, j’ai enfin acquis

La force d’aller plus loin.

 

Depuis ce moment, où je t’ai croisé

Le long de ce chemin.

 

Cette chanson dont nul ne se souvient

Que chantent les voyageurs

Emplit sans cesse mon cœur de nostalgie

Dès lors que je suis avec toi.

 

Si le monde

Dont j’ai rêvé

Existe en vrai

Sur cette terre

N’attendons pas,

Et cherchons-le

Par-delà les monts et les vents.

 

Dans les fraîcheurs

De l’aurore

Sous le brûlant

Soleil de midi

Ou dans le froid

De la nuit noire

Allons voir ce qu’il y a plus loin.

 

Quand elle eut terminé, elle reprit son souffle et baissa les yeux, attendant la réaction du producteur. Bien qu’elle fît tout pour paraître ingénue et donc facilement influençable, il n’en était rien. Elle attendait de voir avec un amusement en demi-teinte si le gros personnage pensait sincèrement l’aider ou ne voulait que la mettre dans son lit. Elle fut rapidement fixée.

 

-         Mon petit, c’est intéressant. Vraiment, très intéressant !

-         Oh, vous êtes sûr, monsieur Leroy ? répondit-elle avec l’accent gêné de la joie mal contenue d’une jeune naïve refusant de croire quelque chose de trop beau pour elle.

-         Absolument certain ! Je suis certain que vous aurez un immense succès.

 

Horo sentit alors ses oreilles tressaillir sous son bonnet. Leroy ne pensait pas un mot de ce qu’il disait.

 

-         Mais… mais alors… ma carrière commence ?

-         Ne nous emballons pas, mon petit ! Ne nous emballons pas.

 

Leroy se leva, mains tendues en avant, dans un geste invitant au calme. Il s’approcha avec un petit sourire crispé.

 

-         Voyez-vous, ce n’est pas si simple. Moi-même, je ne suis qu’un intermédiaire. Vous avez effectivement une grande carrière qui vous attend, mais elle doit démarrer de la bonne façon. Je vous en prie, asseyez-vous donc.

 

La jeune fille obéit en feignant l’hésitation. Elle vit la grosse masse adipeuse de Leroy gravir péniblement l’un des escaliers.

 

Comment ce tas peut-il espérer procurer du plaisir à une femme normale ? L’optimisme des humains m’étonnera toujours.

 

-         En fait, pour bien commencer un bon parcours, il est important de bien connaître les bonnes personnes. Savoir à quelles portes frapper, à qui s’adresser. En un mot, avoir des « relations ».

-         Oh… des… ?

 

Leroy, maintenant sur la scène, s’approchait plus lentement. Il suait, et sa figure bouffie était devenue rouge comme une tomate.

 

-         Oui, ma petite. Des relations… c’est le mot. Quel mot approprié, vous ne trouvez pas ?

 

Nous y voilà, il veut abuser de moi… pourquoi est-ce que plus rien ne m’étonne ?

 

Leroy s’assit lourdement sur le canapé, et se colla à la jeune femme. Il la regarda droit dans les yeux.

 

-         Je peux t’ouvrir la voie vers les plus grandes scènes du pays. Ici, celles de la Côte Ouest, et même sur d’autres continents. Tu seras une véritable star, tout le monde t’enviera et d’admirera. Et tout cela implique seulement un tout petit effort de ta part. Tout ce que tu as à faire, c’est te montrer un peu compréhensive… et gentille. Très gentille. T’ouvrir aussi, à ta façon, pour m’encourager à t’élever sur un piédestal.

-         Euh… que voulez-vous dire ?

 

Les yeux porcins du producteur devinrent fous d’excitation.

 

-         Ne me dis pas que t’es aussi ignorante !

-         Ignorante ?

-         Oh, toi, ma toute belle, je sens qu’il va falloir s’occuper de ton éducation !

 

Ayant dit, il glissa sa main sous la jupe d’Horo. Celle-ci estima que la comédie avait assez duré. Son délicat visage se figea dans une froide colère. Elle lui agrippa le poignet, et le regarda droit dans les yeux.

 

-         Terminé, sale pervers. Tu fais erreur sur la personne.

-         Ah, on joue moins les biches effarouchées, hein ? Tu vas voir ce que tu vas prendre !

-         Tu vas au devant de très gros ennuis.

-         Ah ouais ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Prévenir la police ? Je suis un producteur connu et apprécié, ils ne croiront jamais une fille perdue comme toi !

 

Il mentait. Cet homme n’était peut-être même pas un producteur. Mais Horo n’était pas du genre à régler ses problèmes avec la magistrature.

 

-         Je pourrais te faire passer l’envie de mettre tes pattes n’importe où !

-         Ha ha ha ! Comme c’est mignon ! Tu vas me griffer ?

 

La jeune fille eut alors un petit sourire très inquiétant.

 

-         Je n’y avais pas pensé, mais maintenant que tu en parles…

 

Leroy éclata de rire. L’instant d’après il se retrouva allongé sur les planches, hébété. Une terrible douleur lui lacéra le torse et le visage. En baissant les yeux, il vit avec horreur quatre sillons rouges zébrant sa poitrine, et sentit du sang épais dégouliner sur sa joue. Il hurla. Juste avant de tomber dans l’inconscience, il distingua la délicate jeune cantatrice se lécher les doigts.

 

Horo regarda le gros homme se vider de son sang. Il n’allait sûrement pas survivre si personne n’intervenait, ce n’était qu’une question de minutes. Cela ne l’émut pas davantage.

 

-         Que cela te serve de leçon. Personne ne lève la main sur la Sage Louve de Yoitsu !

 

Elle quitta tranquillement le théâtre. Heureusement, il faisait toujours aussi beau.

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