Le Fil Conducteur

Chapitre 6 : Silent Will

5934 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/04/2020 14:43

29 mars,

 

Aujourd’hui, de grand matin, il s’est passé quelque chose de plutôt inhabituel. La police est venue, avec deux personnes inconnues, deux frères, plus précisément. Bien sûr, ceci est notre pain quotidien, notre hospice accueille précisément les gens dont personne ne veut, pas même les hôpitaux. Quelque chose de déjà plus étonnant, la manière dont les gens d’armes les ont trouvés. Alors qu’ils revenaient d’une tournée entre ici et le petit bourg d’à côté, l’un de ces deux inconnus, le plus âgé, a déboulé sur la route, et en raison de la chaussée mouillée, le conducteur n’a pas pu freiner à temps pour l’éviter.

 

Sœur Helen l’a examiné. Il a été bien secoué, mais il devrait heureusement s’en remettre. Aux alentours de midi, il a repris connaissance, et même s’il n’a pu qu’articuler quelques monosyllabes, il semblait lucide, et avait la force de remuer un peu les orteils et le pouce. Son frère cadet m’a dit qu’il avait vingt ans. Il est donc au mieux de sa forme, et devrait s’en remettre sans trop de difficultés.

 

J’en viens maintenant à la partie vraiment « inhabituelle » du récit : les circonstances exactes de leur apparition dans l’hospice. Si j’en crois ce que m’a dit le policier – et je suis certaine qu’il n’a pas menti – ils ont trouvé ces deux oiseaux-là en rase campagne, la nuit dernière, alors que l’orage battait son plein. Ils étaient en cavale, en train de craindre des poursuivants, et complètement nus par-dessus le marché. On a pu leur trouver des vêtements convenables. Encore qu’il a fallu au cadet une bonne heure pour se laver, et il en a été de même pour Sœur Helen quand elle a pris soin du blessé. Ils étaient tous deux recouverts de signes cabalistiques tracés à l’encre sur tout le corps !

 

Horo reposa sa plume, et réfléchit à la scène qu’elle avait vécu le matin même, afin de se remémorer tous les détails. Pensivement, elle recopia de mémoire quelques-uns des dessins les plus faciles à se souvenir.

 

Ces symboles me sont inconnus, et pourtant j’ai l’impression d’y lire quelque chose de familier. Je ne suis sûre de rien, mais je pense qu’il s’agissait d’une suite de formules reliées à une divinité. Probablement un dieu ou une déesse. Sans doute pas apparenté à moi, mais bien un être divin. Après tout, j’ai beau être la Sage Louve de Yoitsu, je ne connais pas chaque dieu de cet univers par son petit nom. Et j’ai l’impression que le frère encore conscient, le plus jeune des deux, ne se confiera pas facilement.

 

La déesse voulut alors penser à quelque chose qui lui était plus agréable.

 

Son explication a été ponctuée de nombreux petits mensonges, mais je suppose qu’il n’a pas voulu tout déballer à la première inconnue, ce que je comprends très bien. D’abord, il m’a dit son nom, Alphonse Elric. C’est un petit jeune homme de dix-neuf ans, à peine aussi grand que moi, qui ne suis déjà pas bien haute par rapport à la moyenne des mortelles. Pour le moment, il est encore en état de choc, mais je suppose qu’en temps normal, c’est quelqu’un de timide, un peu maladroit, mais au grand cœur. Et puis, il a un beau visage qui peut être très souriant, de grands yeux bleus sous une belle chevelure de blé. Il me plaît. Il est en admiration permanente devant Edward, son frère aîné. Si j’en crois ses dires – qui sont authentiques – celui-ci a traversé des épreuves inimaginables pour lui venir en aide. Là, il n’a pas précisé les circonstances exactes, mais je n’ai pas insisté. J’aurais pu profiter de sa faiblesse pour le pousser à parler, par la séduction ou la menace, mais c’eût été indigne de moi.

Edward est un peu plus grand. Son visage a des traits plus durcis. Bien sûr, il est encore en convalescence, j’imagine qu’il n’est pas d’humeur à rire. Il a de grands yeux aussi dorés que ses longs cheveux noués. Légèrement plus grand qu’Alphonse, il a manifestement un vécu plus pénible encore. D’après Alphonse, étant l’aîné, Edward a une pression deux fois plus importante. Il se sent responsable – les deux jeunes gens se sont retrouvés orphelins de mère et abandonnés par leur père il y a déjà des années. Même s’ils sont aux portes de la majorité, ils ont gardé la même relation de complicité un peu enfantine qu’ils ont toujours eue.

J’aimerais quand même parler à nouveau à Alphonse. Déjà, j’aimerais en savoir plus sur ces deux-là, et pourquoi ils ont fini ici recouverts de pictogrammes des Anciens Dieux. Et puis… je dois avouer qu’il ne me déplaît pas. Autant le dire tout de suite, il ne va pas supplanter immédiatement le souvenir de James.

 

Horo releva la tête en entendant quelqu’un entrer dans la salle commune. C’était un petit garçon brun, vêtu d’un pull rouge rapiécé un peu grand par-dessus son pantalon bleu. La jeune femme lui sourit.

 

-         Salut, Phil !

-         Salut, Horo !

 

Si la jeune fille cachait sa divinité sous ses habits et son couvre-chef, elle n’estimait avoir aucune raison d’en faire autant pour son nom. Et si elle n’avait qu’un intérêt mitigé pour les mortels à l’âge adulte à quelques exceptions près, elle aimait beaucoup les enfants. Celui-ci était arrivé à l’hospice trois semaines plus tôt, et avait maintenant pris ses marques.

 

-         T’écris encore dans ton journal ?

-         Mais oui.

-         Pourquoi ?

-         Parce que ça me permet de me souvenir de certaines choses. Tu sais, beaucoup de gens tiennent un journal intime, comme ça. C’est un moyen de ne pas perdre des souvenirs.

-         Ah oui ! C’est comme quand on dessine ! J’adore dessiner !

-         Je sais, et j’aime bien tes dessins. Quand tu as fait l’hospice, je l’ai tout de suite reconnu.

 

Bien sûr, elle ne le pensait pas sincèrement, mais comme le petit garçon n’avait pas encore acquis la faculté de déceler les petits mensonges bien dissimulés, tout allait bien.

 

-         Je peux dessiner près de toi ?

-         Oui, à condition que tu n’essaies pas de lire dans mon journal ! répondit-elle avec un sourire malicieux.

-         Oh, mais non ! C’est un secret, et les secrets, faut pas les dire ou les voler !

 

Et Phil s’installa sur un coin de la grande table où était assise Horo. La déesse reprit la rédaction.

 

Ce qui me préoccupe le plus, c’est les signes cabalistiques eux-mêmes dont les deux frères étaient recouverts. Plus j’y pense, et plus je me dis qu’ils cachent quelque chose de particulièrement retors. Je ne sais pas encore quoi, mais j’ai un pressentiment plutôt prononcé. Déjà, j’ai remarqué que les mortels deviennent de plus en plus nerveux, d’une manière générale. La Grande Guerre a marqué profondément les esprits, même de ce côté-ci de l’océan, où rien n’est arrivé. Bien sûr, pour la plupart des habitants de ce continent, en particulier ceux de la Cité des Anges de l’ouest, ça n’a aucune importance, mais dans cette ville, de nombreux habitants du Vieux Monde ont fui la guerre pour s’installer ici. Et la fin des combats n’a pas empêché l’arrivée de nouvelles familles pour autant. En fait, j’ai l’impression que la Grande Guerre n’est pas ce qui pourrait arriver de pire. Quelque chose de bien plus marquant est en train de se préparer de l’autre côté de l’océan, je le sens.

 

La jeune fille posa sa plume, voulut souffler un peu, et penser à autre chose de moins désespérant. Pour une fois qu’elle avait enfin de quoi se remonter un peu le moral, avec l’apparition de ces deux curieux frères… C’est alors que son regard tomba sur la feuille de papier blanc sur laquelle Phil était en train de dessiner, et sur l’étrange symbole qui y figurait. L’enfant s’appliquer à tracer une étoile à cinq branches, inégales et légèrement courbées, au centre de laquelle il y avait un œil à la pupille traversée par une flamme verticale. Horo n’y voyait pas une signification malsaine, mais voulait savoir.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ce signe, Phil ?

-         Je ne sais pas. Je sais juste qu’il me protège. Je me sens bien quand je dessine cette étoile. C’est un signe magique qui repousse les forces du Mal.

 

Horo ne sentit pas ses oreilles bouger sous son bonnet. Le petit garçon disait la vérité, ou du moins il en était persuadé.

 

-         Comment le sais-tu ?

-         C’est Howie qui me l’a appris.

-         Howie ? Qui est Howie ?

-         C’est le monsieur triste.

-         Le monsieur triste ?

 

Phil parut hésiter.

 

-         Tu ne me croiras pas.

-         Dis toujours.

-         Tu… tu ne te moqueras pas de moi ?

-         Je te promets que non.

 

Après une courte inspiration, l’enfant raconta :

 

-         Une nuit, j’ai fait un drôle de rêve. J’étais dans un bureau, en train de jouer sur la moquette avec des petites voitures. Je sais que c’était un bureau parce qu’il y avait des tas de livres dans les armoires. Il y avait un monsieur assis à la table.

-         Le monsieur triste ?

-         Oui. Il était grand, mince, et avait l’air triste. Il m’a dit « Bonjour, je m’appelle Howie ». Je lui ai dit « Bonjour, Howie ! ». Il m’a ensuite dit « Phil, il va se passer quelque chose d’horrible ». J’ai fait « Quoi ? Qu’est-ce qui est horrible ? ». Alors… il m’a parlé d’un… un truc… un machin… Il a prononcé un nom, mais c’était un mot difficile, je l’ai oublié.

-         Ce n’est pas grave. Il avait vraiment l’air triste en en parlant ?

-         Oui, et il avait peur, aussi. Il disait que c’était très grand, et très ancien, je crois. Plus grave que toutes les guerres, toutes les tempêtes. Et alors, il m’a dit de venir voir près de lui. Il m’a montré un livre, et dans ce livre, il y avait ce signe. Il m’a expliqué que si je me sentais en danger, il fallait que je fasse ce dessin et que je le brandisse bien haut. Il a dit que ça veut dire « dehors, les monstres ! »

-         Et donc, ça les fait fuir, comprit la déesse, songeuse. Mais pourquoi tu dessines ça, maintenant ? Tu as peur des monstres ?

-         Ben… John, et Michael, et Carrie, ils disent que les deux grands blonds qui sont arrivés ce matin ont été capturés par le Diable, et que le Diable va venir les chercher !

-         Et tu as peur du Diable, Phil ?

-         Non ! Je ne crois pas au Diable ! Et puis, d’ailleurs, le Diable, il est en Enfer, et il ne peut pas en sortir ! Mais le vieux Tom, le pêcheur… il m’a dit que, quand il était enfant, il habitait dans une ville où il y avait des poissons géants qui pouvaient quitter l’eau pour aller sur la terre, se déguiser en gens normaux, et enlever les enfants !

-         Alors, tu ne crois pas au Diable, mais tu crois en ces hommes-poissons ?

-         J’ai peur, Horo… les deux grands frères, ils ont l’air gentils. Je n’ai pas envie qu’il leur arrive quelque chose. Alors, je dessine une étoile magique pour protéger celui qui est blessé.

 

Horo sourit, s’installa près de Phil.

 

-         Ne t’en fais pas. Tu sais, je n’ai jamais vu le Diable, et je n’ai jamais vu de ces hommes-poissons, et pourtant j’ai beaucoup voyagé. Non, en fait, les deux blessés ont été juste piégés par des gens fous, mais complètement normaux. Tu sais, ce n’est pas la peine d’être un monstre pour faire du mal aux autres. Les monstres n’existent pas. Et ceux qui sont dans les livres, c’est seulement pour rire. Bien sûr, il existe des gens méchants, et c’est pour l’expliquer aux enfants qu’il y a des histoires avec des monstres qui n’existent pas.

-         Tu veux dire que… le Grand Méchant Loup du Petit Chaperon Rouge n’existe pas ?

 

Devant l’ironie de la situation, la Sage Louve de Yoitsu dut prendre sur elle pour ne pas éclater de rire. Elle répondit juste :

 

-         Les loups ne quittent jamais leurs forêts, ils n’osent pas se rendre en ville, ils ont bien trop peur. Et celui qui a écrit cette histoire voulait juste dire aux enfants qu’il ne faut jamais se promener tout seul dans les lieux inconnus, et ne jamais, jamais parler aux étrangers. Même s’ils ne ressemblent pas à des loups, ils peuvent être aussi dangereux, tu comprends ? Ici, je te garantis que tu ne risques rien.

 

Le jeune Phil avait l’air un peu moins inquiet, mais semblait toujours triste.

 

-         J’ai de la peine pour le moins blessé. Je n’ai pas envie qu’il perde son frère !

-         Détends-toi, Phil. Je suis allé encore les voir, il y a une heure. Il va s’en sortir. Dans quelques jours, il sera rétabli, et pourra s’en aller. D’ailleurs, je vais aller vérifier que tout va bien. En attendant, toi, tu devrais aller dormir, maintenant.

 

Sans un mot, l’enfant se leva et prit son dessin tandis qu’elle rangea son journal dans la poche de son gilet. Ils firent quelques pas ensemble, main dans la main, jusqu’au dortoir des petits. Les autres enfants dormaient profondément. Horo fouilla dans un placard, et en sortit un pyjama grenouillère.

 

-         Tiens, change-toi pendant que je vais à l’infirmerie. Je reviens dans quelques minutes pour te dire bonne nuit, d’accord ?

-         D’accord. Hé, tu pourras lui donner ça ?

 

Phil tendit à la jeune femme la feuille de papier avec le dessin d’étoile.

 

-         Je voudrais pouvoir le protéger ! Dis, tu pourras l’accrocher au-dessus de son lit ?

-         Tu ne préfères pas le garder pour toi ?

-         J’en ferai un autre pour moi !

 

Horo eut un sourire attendri.

 

-         D’accord, je le donnerai à Alphonse.

 

Pendant que Phil commençait à se déshabiller, la jeune femme se rendit à un autre étage de l’hospice. L’infirmerie n’était pas très grande, mais bien tenue par Sœur Helen, une femme mûre à la peau noire, et aux grands yeux sombres et bienveillants.

 

-         Alors, comment ça se déroule ?

-         Vous voulez les voir ? Allez-y.

 

Horo entra dans la pièce où quatre lits étaient disposés le long des murs. Alphonse Elric était assis sur un tabouret, l’air très anxieux, ne quittant pas des yeux son grand frère Edward. L’Alchimiste d’Acier avait le crâne entouré de bandages, ainsi que l’épaule droite. Il respirait faiblement, mais régulièrement. Horo prit une chaise et se plaça aux côtés du cadet.

 

-         Il a l’air plutôt solide, il va s’en sortir.

-         Je crois, oui, mademoiselle.

-         « Horo ». Appelez-moi donc Horo.

 

Le jeune Alphonse eut une moue gênée.

 

-         Made… enfin, Horo, je ne vous ai pas remercié pour tout ce que vous faites pour nous.

-         C’est notre travail.

-         Nous devrions… nous devrions peut-être rentrer chez nous ? Nous habitons cette ville, mais dans un quartier un peu éloigné.

-         Vous êtes si pressé de partir ?

-         Je n’ai pas envie de vous attirer des ennuis.

-         Avec la police ? Ne me faites pas rire, ils sont trop occupés pour venir nous embêter ! S’ils vous ont amenés ici, c’est parce que vous n’êtes pas fichés chez eux comme bandits dans ce pays, et dans ce cas, cela ne les regarde pas.

 

Un petit temps de silence, que la déesse rompit.

 

-         Vous l’aimez vraiment beaucoup, n’est-ce pas ?

-         Après tout ce que nous avons traversé ensemble, c’est tout juste si nous ne formons pas une seule et même personne.

 

Edward remua un peu dans son lit, mais ne se réveilla pas pour autant. Horo se releva.

 

-         Avant de partir, je voudrais juste faire quelque chose.

 

Et elle accrocha au-dessus du lit du jeune homme à l’aide de punaises le dessin de Phil.

 

-         C’est un petit pensionnaire qui a fait ça pour lui. Ce sera sa bonne étoile.

-         Oh, c’est gentil.

-         Vous ne voulez pas sortir un peu, vous aérer ?

 

Peut-être qu’il allait se confier au cours d’une petite promenade ? Les espoirs de la déesse furent vite réduits à néant lorsqu’il répondit avec un sourire gêné :

 

-         Non, je préfère rester ici tant qu’il n’est pas clairement tiré d’affaire. Ma place est auprès de lui.

-         Comme vous voudrez. Bon, je vous laisse, je vais aller me coucher.

-         On se revoit demain, alors. Bonne nuit !

-         Bonne nuit.

 

La Sage Louve de Yoitsu quitta la pièce. Sœur Helen l’aborda dans le couloir.

 

-         Horo ?

-         Oui, ma sœur ?

-         Puis-je vous parler dans un lieu plus discret ?

 

La jeune fille acquiesça, et les deux femmes se retirèrent dans la petite chapelle du bâtiment. Sœur Helen regarda Horo avec gravité.

 

-         Je vous avouerai, et puisse le Seigneur me pardonner, que je n’ai pas la conscience entièrement tranquille.

-         Vous avez peur ? De l’un ou de l’autre ?

-         Ma parole, je ne sais pas.

-         Ma sœur, je vous ai déjà dit que j’étais très douée pour percer à jour les sentiments des gens, et chaque fois que vous m’avez demandé mon avis, ça s’est bien vérifié, non ?

-         Il est vrai. Je ne sais pas si c’est Dieu ou quelqu’un d’autre qui a eu son influence sur vous, mais il m’est clairement apparu que vous avez un don pour voir la vérité.

-         Si vous avez toujours confiance en mon jugement, je vous prie de me croire quand je dis que vous n’avez rien à craindre d’eux. Aucun vil sentiment ne m’est apparu vis-à-vis d’Alphonse, le plus jeune.

-         Je le crois honnête, moi aussi. Il est dévoué à son grand frère. Mais ce dernier… j’avoue que je ne sais pas quoi penser de lui.

-         Moi non plus. Peut-être qu’il mène son frère par le bout du nez, et peut-être pas. Dans le fond, je ne pense pas qu’il soit très différent.

-         Je suis d’accord, Horo, mais il y a quelque chose d’autre. Ces signes blasphématoires qu’on leur a dessiné sur tout le corps ne me disent rien qui vaille. En fait, quand j’ai administré les premiers soins sur Edward, j’en ai profité pour en recopier quelques-uns sur une feuille de papier. Le Seigneur puisse excuser mon indiscrétion, mais cela me paraissait nécessaire.

-         J’imagine que votre Seigneur ne verra pas d’inconvénient à vous intéresser à des choses concrètes.

 

Le ton de cette remarque fit tiquer la religieuse.

 

-         C’est la seule chose que je puisse vous reprocher, ma fille. Votre manque de foi conjugué à ce petit mépris envers les croyances des autres.

 

Si seulement tu savais à qui tu parles, cocotte ! Tu oublierais bien vite ton Dieu…

 

-         Enfin, reprenons. En début d’après-midi, je suis allée voir le pasteur Dwayne, pour qu’il consulte un peu les ouvrages de la bibliothèque de la cathédrale du district – elles sont très complètes. Un coursier m’a apporté sa réponse juste avant le dîner. Je vous lis les passages qui concernent Edward :

 

La femme sortit un pli de sa poche et toussota.

 

-         « Après consultation de nos livres concernant les savoirs occultes et les rituels impies, il apparaît que la personne que vous avez recueillie a été victime des agissements d’une secte. Ils ont organisé une cérémonie occulte au cours de laquelle ils espéraient effectuer un transfert : selon leurs croyances, les signes qu’ils ont tracé sur la peau de leur victime ont pour fonction de capturer une énergie surnaturelle très élevée pour la canaliser et la transférer dans une autre personne. L’origine de cette catégorie-là de symboles serait haïtienne. Beaucoup de courants spirituels païens ont la vie dure dans cette partie du monde. »

 

Sœur Helen rangea la lettre.

 

-         Vous comprenez ce qui me préoccupe, à présent ? Des fanatiques sont probablement à la poursuite de ces deux jeunes gens.

-         Qu’est-ce que vous comptez faire ? demanda la déesse avec une petite moue irritée.

-         Je devine que vous ne serez pas d’accord avec moi, ma fille, et cela me dérange au moins autant que vous, mais avant de protester, réfléchissez un peu : vaut-il mieux risquer la vie de deux parfaits inconnus, ou la sécurité de tout l’hospice ?

 

Intérieurement, Horo donna rapidement raison à la nonne. Elle reprit rapidement sa position d’objectivité divine et son instinct animal confirma : le danger était plus grand pour tous les infirmes et les enfants tant que les frères Elric étaient parmi eux.

 

-         Alphonse a suggéré qu’ils rentrent chez eux une fois Edward tiré d’affaire. Ils vivent dans cette grande ville. Une fois remis, je suis certaine qu’ils sauront prendre leurs dispositions pour ne pas se faire prendre une deuxième fois. Cette ville est très peuplée, je doute que leurs ravisseurs puissent les retrouver. Et dans le cas contraire… autant qu’ils n’amènent pas le malheur ici, en effet.

-         Je suis sincèrement heureuse de vous voir de mon avis, ma fille. Cependant, j’imagine qu’ils peuvent rester ici encore un jour ou deux, leurs bourreaux ne les retrouveront pas de sitôt. La Grosse Pomme porte bien son nom, et tant qu’ils ne s’aventurent pas trop loin, il y a peu de chance qu’ils se fassent repérer.

-         Sauf si ces fanatiques ont des hommes dans toute la ville, mais bon, avec des « si »…

-         Que Dieu m’absolve de vous demander à recourir à de tels procédés, mais pensez-vous pouvoir interroger discrètement Alphonse ? Que nous en sachions un peu plus sur ces fanatiques ? S’il s’agit d’une insidieuse menace, notre devoir est d’avertir le pasteur Dwayne et ses confrères afin qu’ils tuent le démon dans l’œuf.

-         Vous voulez que je joue la carte de la séduction ? Je comptais justement la mettre sur table, ma sœur. Cependant, je commence à le trouver sympathique, sincèrement, et je ne voudrais pas le mettre dans une situation embarrassante trop rapidement.

-         Faites comme bon vous semblera, tant que lui ne se sente pas agressé ou trompé. Et rappelez-vous que c’est pour une noble cause ; même si vous ne croyez pas en Dieu, tant que vous êtes parmi nous, votre devoir est de protéger les faibles des pécheurs.

 

Sur ces paroles, Horo quitta la chapelle et retourna au dortoir. Phil était dans son lit en train de lire un livre d’images.

 

-         Tiens, je ne le connais pas, celui-là. Comment il s’appelle ?

-         C’est « Le Voyageur ». C’est l’histoire d’un explorateur à moto qui voyage à travers des mondes qu’il ne connaît pas pour retrouver son amoureuse ! J’aimerais être comme lui, il a fière allure !

 

Sur la couverture, on pouvait voir un grand gaillard blond avec une immense épée enroulée de bandelettes sur l’épaule, le visage masqué par une écharpe rouge, debout devant une motocyclette futuriste.

 

-         Là, il vient de sortir d’un carnaval de fous, et il a rencontré une fille qui veut aussi rentrer chez elle.

 

Quand elle jeta un œil dans le livre, la déesse pouvait effectivement voir la scène : l’image sur la page entière montrait l’explorateur sur sa monture d’acier en train d’inviter une jeune fille à le suivre. Cette dernière était vêtue d’un kimono rose des pays cathaysiens. La légende disait « Monte ! »

 

-         J’espère qu’il retrouvera sa femme, se dit Phil à haute voix, l’air songeur.

-         Oh, un chevalier balaise comme lui, j’en suis certaine ! Mais tu le sauras demain.

 

Horo prit délicatement le livre, le referma et le rangea dans une armoire.

 

-         Il est temps de dormir. J’ai accroché ton dessin sur le mur au-dessus du lit d’Edward. Comme ça, s’il y a vraiment un monstre qui vient le chercher, il s’enfuira à toute allure !

-         Super ! Merci ! Dis, tu peux chanter quelque chose ?

-         Bien sûr.

-         J’aime quand tu chantes.

 

Elle s’assit sur une chaise qu’elle amena près du lit.

 

-         Maintenant, allonge-toi, et ferme les yeux.

 

Phil obéit docilement, et la Sage Louve de Yoitsu chanta d’une voix douce :

 

Une lumière orange brûle et fond haut dans les cieux,

Des éclats brillent dans tes yeux.

Les murs froids et ternes et les longs soupirs sans fin.

Me laissent quand tu tiens ma main.

 

Je n’aurais jamais su si tu ne m’avais montré

Que j’avais des ailes pour voler.

Mais ce n’est qu’un rêve, ces bras vont se briser,

Donc je pars

Ne me regarde pas tomber.

 

Je revois les jours enchantés

Ton sourire chasse les nuages

Nos souvenirs constituent un assemblage

Brillant de mille feux dans la nuitée.

 

La vie, éphémère, passe plus vite qu’un éclair

Mais la joie reste au milieu.

Tu es dans mon cœur même s’il n’est pas à moi,

Souviens-toi…

Ce n’est pas un adieu.

 

Horo se détourna de la fenêtre, et sourit en voyant que Phil était déjà profondément endormi. Elle lui fit une petite bise sur le front, et s’éclipsa sans bruit de la chambre.

 

Revenant au réfectoire, elle reprit sa rédaction quotidienne.

 

Je viens d’apprendre que Sœur Helen s’interroge également sur les agissements des rigolos qui ont pu infliger un tel traitement aux deux frères Elric. Elle m’a demandé d’investiguer discrètement auprès d’Alphonse. Va-t-elle faire de même auprès d’Edward ? Ou bien ce sera à moi de le faire ? Qu’importe, elle a raison, autant qu’on en sache le plus possible. Si c’est effectivement un autre dieu qui décide de faire une promenade sur cette planète, ce sera une bonne occasion de développer un peu ma culture théologique. Et comme je ne connais aucun dieu bienveillant dont les adeptes se livrent à des rituels violents, je suppose que c’est une divinité malfaisante du point de vue des mortels.

Le défi va être de taille. Et plus il sera grand, plus il sera intéressant à relever.

Pour en revenir aux frères Elric, et plus particulièrement au plus jeune encore conscient, j’ignore quels sont mes sentiments, exactement. Même si sans tenir compte de ce que Sœur Helen vient de me demander, il serait peut-être temps que j’en sache davantage sur ces deux frères. Il me semble qu’ils ne sont pas non plus les premières innocentes victimes venues.

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