Le Fil Conducteur

Chapitre 8 : Quartier Serein

7948 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/04/2020 14:45

31 mars,

 

James, j’aimerais que... Non, à la réflexion, je sais que tu comprendras, quel que soit l’endroit où tu te trouves actuellement. En fait, cela fait maintenant trois jours que je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à lui. Je ne sais pas comment exactement définir mes sentiments. Il y a peu, j’ai lu quelques livres d’un certain Sigmund Freud, un médecin qui propose des analyses sur la manière dont fonctionne l’esprit humain. Je suis une déesse, certes, mais mes sentiments ne sont pas si différents.

Est-ce dont de l’attachement pur et chaste ? Est-ce plutôt un report d’une affection frustrée par le vide provoqué par ta disparition ? Est-ce le fait de l’avoir vu me tomber dans les bras, nu et faible comme un nouveau-né, ne demandant qu’un peu d’attention ? Toujours est-il que chaque fois que je pense à lui, mon cœur bat plus vite et plus fort. James, je souhaite vraiment que tu comprennes qu’il ne s’agit pas d’un rejet. Mon deuil s’arrête, ma vie continue. Après ces quelques années, je pense pouvoir maintenant tourner la page.

 

Avec un petit sourire, Horo comprit qu’elle allait vraiment tourner la page en voyant la feuille de papier du cahier entièrement noircie. Arrivée sur la nouvelle, elle reprit :

 

Cette lumière qui éclaire mon chemin s’appelle Alphonse. J’ai commencé à faire un peu mieux connaissance avec lui. Comme je le pensais, c’est un garçon un peu timide, cela en est presque attendrissant. Mais il a un cœur immense et resplendissant. Il n’a quitté le chevet de son frère Edward que lorsque celui-ci a pu se remettre debout. Ce dernier doit toutefois se reposer encore, et garder le lit encore deux ou trois jours.

Physiquement, je trouve Alphonse de plus en plus agréable à regarder. Et son âme est à l’image de son corps. Est-ce de l’amour que j’éprouverais en sa présence ? Si oui, de quel amour s’agirait-il ? Un besoin de protéger quelqu’un ? L’espoir qu’il puisse être un chevalier servant qui me protège, moi ? Je suis une déesse, que peut-il donc faire pour moi que je ne puisse ?

Me faire sourire. M’aider à oublier toutes les horreurs que j’ai pu vivre, et que je vois encore chaque jour. Le travail à l’hospice apporte son lot quotidien de moments pénibles. J’ai du mal à comprendre ce monde, qui me semble parfois tourner à l’envers. De grandes aberrations sont perpétuellement laissées à l’œuvre, parfois même ce sont les nations soi-disant « civilisées » qui les orchestrent. Le simple fait de voir tant d’enfants battus ou abandonnés par leurs parents dans une société qui crie par-dessus les toits sa « modernité », sa « tolérance » et sa « liberté » est un paradoxe. Alphonse me permet d’éprouver des émotions agréables bien réelles. Comme s’il me permettait d’accepter un peu l’absurdité des choses.

 

Horo eut un petit rire.

 

J’ai presque l’impression d’être une adolescente mortelle, en sa compagnie. Comme quand je joue la comédie face aux pervers, mais pour de bon. Il est vrai qu’Alphonse est quelqu’un qui a énormément de qualités. Je ne le crois pas capable de participer de son plein gré à un mouvement sectaire. Il est trop gentil et trop innocent pour ça. Sans pour autant se montrer naïf. Bien sûr, il n’a pas la maturité de James, mais je pourrai l’aider à développer cette maturité.

 

Elle releva la tête en entendant quelqu’un entrer dans le réfectoire.

 

 

Alphonse Elric se sentit rougir jusqu’aux oreilles à la vue de la jeune femme. Toujours cette timidité maladive qui lui serrait les entrailles quand il s’adressait aux jolies filles ! Ces années passées dans une immense armure d’acier l’avait habitué à paraître très impressionnant. Il s’était tout à fait réhabitué à son corps de chair et de sang, qu’il savait frêle, de taille inférieure à la moyenne, et pourtant il lui arrivait de manquer de confiance en lui. Mais le sourire chaleureux de l’assistante sociale lui réchauffa le cœur.

 

-         Euh… salut !

-         Bonjour, Alphonse.

-         Que… comment ça va ?

-         Bien. Très bien.

 

Alphonse avança d’un pas. En voyant Horo refermer son journal intime, il hésita.

 

-         Je… c’est peut-être pas le moment ?

-         Si, j’avais fini, de toute façon.

 

Enhardi, le jeune homme s’approcha de la jeune femme, et sortit de derrière son dos un beau bouquet de fleurs. Le visage d’Horo s’illumina.

 

-         Oh, qu’elles sont belles ! Merci !

-         De… de rien.

 

D’une main tremblante, il lui tendit les fleurs. Elle les huma avec délice.

 

-         En quel honneur ?

-         Euh… ben… c’est pour dire merci !

-         De quoi ?

-         Ben, de vous être occupé de nous, tout ça.

-         C’est notre travail, tu sais.

-         Oui, mais ça ne m’empêche pas de te remercier !

 

Ils étaient passés au tutoiement. Avec un sourire un peu malicieux, Horo voulut jouer un peu avec son jeune interlocuteur.

 

-         Et pourquoi pour moi ? J’apprécie, mais tu as pensé à Sœur Helen ?

-         Eh… ah… ben…

-         Allez, je te taquine ! Avec tout le respect que je lui dois, Sœur Helen a fait vœu de chasteté, et elle est moins séduisante que moi, pas vrai ?

-         Oui. Euh, non ! Euh… enfin…

 

Horo pencha la tête de côté.

 

-         Décidément, plus ça va et plus ton vocabulaire semble diminuer !

 

Puis, pour changer de sujet :

 

-         Je vais les mettre dans un vase.

 

Elle passa à la cuisine, trouva un vieux broc qu’elle remplit d’eau, avant d’y mettre les fleurs. Quand elle revint au réfectoire, posant le vase improvisé sur l’une des tables, Alphonse n’avait pas osé bouger. Mais il semblait avoir mis à profit son absence pour prendre un peu d’assurance.

 

-         Et si on allait se promener ?

-         Tu ne veux pas veiller sur Edward, ce soir ?

-         En fait, c’est lui qui m’a conseillé de sortir un peu. Pour me changer les idées. Il m’a dit… que ça me ferait du bien.

-         Il a sans doute raison. Mais il t’arrive de prendre des décisions sans lui ?

-         Il ne m’a pas précisé de t’inviter à sortir avec moi.

 

Horo haussa un sourcil surpris.

 

-         Ah ? Bon, très bien. Allons dans le parc central !

-         Excellente idée ! Je l’adore !

 

Et la jeune femme passa son gilet avant de suivre Alphonse jusqu’au dehors.

 

 

L’air était doux, un vent chaud faisait onduler les longs cheveux roux de la fille. Alphonse se sentait bien dans sa peau. Bien qu’encore intimidé par cette superbe jeune femme, il s’était pratiquement remis de la séance occulte survenue quelques jours plus tôt. Un quart d’heure, ils étaient arrivés au parc central. Ils n’avaient échangé que quelques mots sur le temps, les nuages, la dernière actualité…

 

Quand enfin, ils se trouvèrent dans le grand espace vert, ils ralentirent le pas. Quelques dizaines de mètres supplémentaires, et les voilà enfin hors de portée des bruits de la civilisation.

 

-         D’habitude, je ne viens pas souvent ici, commença Alphonse. On n’habite pas dans ce secteur, alors pour venir, on est obligé de faire du chemin.

-         Oui, c’est l’avantage de l’hospice de la Sainte Miséricorde. C’est bien situé.

 

Pour l’instant, elle n’a pas l’air indisposée. Bien !

 

-         Tu habites ici depuis longtemps ?

-         Ca fait quelques années, en effet. Avant, je vivais dans l’ouest du Vieux Monde. Je me suis enfuie quand il y a eu la Grande Guerre.

-         Ah, oui, la… la Grande Guerre. Beaucoup de gens ont fui. C’est ce qu’on a fait.

 

Elle a l’air attristée, maintenant, imbécile ! Change vite, un sujet plus joyeux ! Un compliment !

 

-         Je trouve ça admirable, ce que tu fais. Aider les gens dans le besoin, soigner des blessés que tu ne connais absolument pas, et qui ne font pas toujours preuve de gratitude…

-         Oh, c’est très exagéré, tu sais.

-         Non ! C’est vraiment de la générosité, du dévouement…

 

Alphonse sentit un petit pincement au cœur en voyant un étrange rictus plisser le visage délicat de son interlocutrice. Elle répondit :

 

-         Bah, c’est un gagne-pain comme un autre ! Il faut bien que je mange, et j’ai quelques connaissances dans l’assistance sociale. Autant me rendre utile, non ?

-         Oui… oui, bien sûr. Mais pour faire ça… il faut quand même un minimum de passion, non ? Si tu n’en avais rien à faire, de tes patients, ça ne se passerait pas comme ça, n’est-ce pas ?

-         Bof…

 

Horo s’assit sur un banc. Alphonse hésita un peu avant de s’installer à ses côtés. Tout en lui faisant face, il ne put s’empêcher de laisser ses yeux descendre à la hauteur de sa poitrine… avant de les rehausser rapidement, se focalisant sur ceux de la jeune fille, étrangement rouges.

 

-         J’ai l’impression de te troubler un peu, Alphonse…

-         Oh ! Ben… c’est peut-être parce que…

-         Je te rappelle quelqu’un ?

 

Pendant un instant, le jeune homme se rappela Winry Rockbell, celle qui bricolait avec amour le bras et la jambe mécaniques de son grand frère, dans sa vie antérieure. Pendant longtemps, il avait cru qu’une relation allait se créer entre ces deux-là. Quant à lui, alors prisonnier de l’armure de l’atelier de son père, cela ne lui était même pas venu à l’idée.

 

J’aurais trahi mon frère. Et puis, physiologiquement, de toute façon…

 

-         Alors ?

-         Hein ? Oh ! Euh…

-         Oh, toi, tu as vraiment un problème ! Tu es timide à ce point-là ? Es-tu au moins capable de parler à quelqu’un, en dehors de ton grand frère ?

 

Elle a raison, pauvre imbécile ! Arrête, tu vas définitivement passer pour un…

 

-         Non ! Enfin… non. Tu ne ressembles à personne que je connaisse. Tu es bien plus… bien plus…

-         Quoi ? demanda Horo sans se déparer de son sourire malicieux.

-         Intéressante ! Euh… Attirante !

 

Elle eut un petit rire.

 

-         Ce n’est pas la première fois qu’on me le dit, Alphonse Elric. Mais, venant de toi, c’est un joli compliment.

-         Ah… euh, merci.

-         Tu vois, tu n’arrives même pas à être cohérent ! C’est à moi de te remercier. Enfin, j’imagine que j’aurais les idées un peu chamboulées, moi aussi, si j’étais passée entre les mains d’une horde d’hurluberlus amateurs de peintures corporelles !

 

Alphonse sentit le rouge lui monter aux joues. Il se mordit nerveusement la lèvre inférieure.

 

-         Sérieusement, Alphonse, qui étaient ces gens ? demanda la douce voix d’Horo.

-         Je… je ne sais pas si je peux en parler.

-         D’accord. Je vais être honnête avec toi, Alphonse. Je ne crois pas que tu sois quelqu’un de mauvais, ni que tu aies été volontaire pour te livrer à des rites maléfiques. Seulement, j’aimerais savoir si je dois m’attendre à quelque chose.

-         On en a déjà parlé… j’ai déjà dit tout ce que je savais à Sœur Helen. Tu étais là, non ?

-         Oui, mais… tu dois savoir que j’ai un petit côté médium, Alphonse. Et ce petit côté médium m’a clairement laissé entendre que tu ne disais pas forcément toute la vérité, tout le temps. Pour le moment, nous savons que vous êtes deux frères, que vous venez d’Europe, et que vous avez été enlevés par des inconnus qui vous ont fait du mal.

-         Oui, je n’ai rien d’autre à ajouter.

-         Tu es sûr ? Je joue cartes sur table, Alphonse : mon petit côté médium m’a dit que tu as une petite idée sur leurs motivations.

-         Je te jure que je ne sais pas qui sont ces gens !

-         Et sur ce point-là, je te crois. Mais il y a autre chose, je le sens. Je suis sûre que tu as au moins une petite idée de ce qu’ils cherchaient.

 

Alphonse se sentit d’un seul coup très mal à l’aise. D’un côté, il ne demandait qu’à être honnête avec cette jeune fille qui avait été si gentille et serviable avec lui. Cependant, après ses multiples aventures, il avait appris à se méfier des apparences. Tant de personnes avaient l’air gentilles et bien intentionnées… avant d’essayer de le tromper !

 

-         Tu crois peut-être que je bluffe ou que je te mène en bateau ? Tu as raison, je me méfierais aussi, à ta place.

 

Cette fille est loin d’être bête !

 

-         Je… je ne sais pas quoi dire. Vraiment.

-         Écoute, je sens que tu viens de loin. De plus loin que tu ne le prétends. Toi et ton frère partagez un secret. Moi, de mon côté, je peux t’en dire un peu plus sur moi. J’ai quitté le Vieux Monde car on a failli me mettre au bûcher pour sorcellerie. À raison.

-          ???

-         Je suis ce qu’on pourrait appeler une sorcière, Alphonse. D’où mes petites capacités de divination. Je peux déterminer si quelqu’un me dit la vérité ou me ment. Quand quelqu’un me dit quelque chose qu’il sait pertinemment faux, je le perçois aussi clairement que si son nez se transformait en une grosse patate ou que si sa voix changeait de genre. Et à mon avis, ces allumés cherchaient quelque chose que vous avez. En tout cas, c’est ce que tu crois.

 

Pendant toute l’explication d’Horo, Alphonse avait senti un flot d’émotions vives se succéder à travers tout son être. De la crainte, de la compassion, de la méfiance, de la reconnaissance devant la confiance manifeste de la jeune femme…

 

-         C’est que… je ne sais même pas si tu pourras me croire. Personne n’y croirait.

-         Tant que ta bouche ne laisse sortir que la vérité, je n’ai aucune raison de ne pas y croire.

-         Mais pourquoi tant insister pour que j’en parle, Horo ? Si je te mets dans la confidence, ne crois-tu pas que tu risques d’avoir des problèmes, toi aussi ?

-         Comme si je n’avais pas déjà eu affaire à des fanatiques stupides !

 

Alphonse soupira une fois de plus. Cette fois, c’était l’échec et mat.

 

Et si c’était l’une d’entre eux ? Non, elle ne ferait pas tout ce foin, elle aurait rappelé ses complices pendant que nous n’étions pas en état de nous défendre !

 

-         Bon, bon. T’as gagné. Je sais qu’il ne faut pas toujours se fier à n’importe qui, mais… la vérité, c’est que moi et Edward… on vient d’un autre monde.

-         Un autre monde ?

-         Nous venons d’un monde qui ressemble à celui-ci, mais avec de grandes différences. D’autres continents, d’autres pays, d’autres peuples… et surtout, d’autres puissances. La technologie y est améliorée par l’utilisation de… d’une puissance mystique qui n’existe pas, ici. Cette puissance s’appelle l’Alchimie.

 

Horo écoutait attentivement, sans rien dire. Elle ne rajustait pas non plus son chapeau. Alphonse continua :

 

-         En gros, l’Alchimie consiste à pouvoir créer une certaine matière avec une quantité équivalente d’une autre matière dérivée. Quand nous étions dans ce monde, Edward et moi, nous étions… des Alchimistes. Lui, on le surnommait l’Alchimiste d’Acier, car il était spécialiste de la manipulation des métaux.

-         Et toi ?

-         Moi…

 

Alphonse hésita encore. Allait-il devoir lui raconter tout ce qui lui était arrivé, jusqu’à l’expérience interdite qui l’avait plongé dans cette armure ?

 

-         Disons que j’ai eu l’occasion de voir que l’Alchimie est une science dangereuse quand on ne sait pas s’en servir, et quand on tente de faire des choses qu’on ne doit pas faire.

 

Il craignit que la jeune fille ne lui demandât des précisions, mais elle n’en fit rien. Elle accepta l’histoire, d’un petit signe de tête silencieux, et répondit :

 

-         Je commence à comprendre ce que Sœur Helen m’a dit. D’après un pasteur de sa connaissance, les signes qu’ils vous ont gribouillé dessus servent à canaliser une énergie mystique pour l’aspirer. Je suppose qu’il s’agissait d’une incantation pour vous voler vos pouvoirs.

-         Si c’est le cas, ils ont eu tout faux. Quand nous avons franchi la porte qui nous a fait passer de notre monde à celui-là, nous avons perdu tous nos pouvoirs.

-         Ah ? C’est malin.

-         Oui, mais c’est pas fini ! Leur cérémonie a eu l’effet inverse. Ils n’ont pas volé nos pouvoirs, ils nous les ont rendus ! Depuis qu’il y a eu cette cérémonie dans leur cave, nous pouvons à nouveau utiliser l’Alchimie, même dans ce monde qui en semble pourtant dépourvu !

 

Les yeux de rubis d’Horo se plissèrent.

 

-         Intéressant.

-         Tiens, regarde !

 

Alphonse vérifia que personne n’était aux alentours, et ramassa une pierre de la taille de sa paume qui traînait par terre. Il joignit les mains, gardant sa prise entre ses doigts, et se concentra. Il y eut un petit éclat d’entre ses phalanges. Quand il desserra les mains, le caillou avait changé, il était devenu une magnifique rose des sables. Le jeune homme la tendit à Horo, qui la prit, l’examina sous tous les angles, et fit un beau sourire.

 

-         Magnifique.

-         Si tu es vraiment une sorcière, tu dois savoir que ce genre de chose attire beaucoup plus d’ennuis que cela n’en résout.

-         En effet. Tu n’as pas besoin d’en dire plus, pour l’instant.

 

Ils restèrent un petit moment sans échanger la moindre parole. Enfin, quand elle vit le soleil lentement descendre, elle s’étira, et demanda :

 

-         Et maintenant, qu’est-ce que vous allez faire ?

-         J’en sais rien. On devrait peut-être quitter cette ville. Quitter le pays, même. Partir quelque part, très loin.

 

Il était face à la jeune femme, qui semblait réfléchir. Il n’en crut pas ses oreilles quand il l’entendit dire :

 

-         Je pense que je vais vous accompagner, dans ce cas.

-         Hein ?

-         Partir avec vous deux. J’ai très envie de changer d’air, moi aussi. Vous n’avez jamais pensé à aller à l’ouest ?

-         L’ouest ?

-         Oui, la Côte Ouest. Il parait qu’il y a de grandes villes où tout le monde a sa chance, et où des arts culturels nouveaux se développent.

-         Du genre ?

-         Eh bien… tu n’as jamais entendu parler du cinéma ?

-         Si, bien sûr.

-         J’ai entendu que de l’autre côté du continent, il y a une grande ville qui serait la capitale mondiale du cinéma, si j’en crois les rumeurs ! On peut y aller !

 

Alphonse se leva, suant comme un collégien, rouge comme une pivoine. Au fond de lui, il le savait, il souhaitait plus que tout partir avec Horo, mais il ne pouvait s’empêcher d’être gêné pour elle.

 

-         Mais… et toi ? Et Sœur Helen ? Et l’hospice ?

-         Oh, tu sais, j’ai besoin d’autre chose, soupira-t-elle. Cela fait maintenant quelques années que je fais ça. Tu sais, en fait, je n’ai pas la vocation de Sœur Helen. À la longue, je finis par me lasser. D’accord, les enfants vont me manquer au début, mais je sais que j’aspire à faire autre chose de ma vie. J’ai envie de m’occuper un peu de moi. D’accord, le fait de m’occuper des autres me rend heureuse, mais j’ai besoin de voir d’autres choses, d’autres personnes, d’autres lieux. Et j’aimerais que ce soit avec vous deux… avec toi, Alphonse Elric.

 

Si seulement j’étais sûr de sa sincérité !

 

Il se gratta la tête.

 

-         Eh bien… on pourra en parler à Edward, à notre retour ? Écoute, dit-il avant qu’elle ne le reprenne, je ne peux quand même pas prendre une telle décision sans son avis ! Edward est ma seule famille, Horo, et je refuse de créer un conflit entre nous.

 

La jeune femme eut un petit soupir résigné.

 

-         D’autres mort… filles seraient sur le point de te faire choisir entre lui et moi, au risque de te briser le cœur, ou de briser le sien, mais je ne suis pas comme ça. Je suis bien au-dessus de ce genre de chantage mesquin. Je serais sincèrement heureuse de voyager avec vous deux, mais je comprendrai très bien qu’il en soit autrement, et respecterai cette décision. Et je te donne ma parole que c’est sincère.

 

Alphonse eut un vrai sourire, à la fois soulagé et chaleureux.

 

-         Je peux t’offrir un dîner quelque part ?

-         Ce serait avec plaisir, mais… avec quel argent ?

 

Une fois de plus, le jeune homme vira à la pivoine. Ces fous furieux lui avaient volé toutes ses affaires, et il n’avait pas eu l’occasion de passer chez lui, encore moins à sa banque qui était à l’autre bout de la ville !

 

-         Allez, ne fais pas cette tête-là ! On va y aller, je paierai l’addition, et tu me rembourseras. On fait comme ça ?

-         Euh… d’accord.

 

Cette fille est loin d’être comme les autres !

 

*

 

-         Tenez, voici votre dîner !

 

Le visage rond d’Edward Elric s’éclaira quand il vit entrer la brave Sœur Helen qui lui apportait un plateau sur lequel il y avait un grand bol de soupe, du pain et du fromage. Il se redressa, s’assit sur le lit, et posa le plateau sur ses genoux. Il ne portait qu’une longue chemise de nuit, et il frissonna légèrement en sentant un courant d’air siffler sur ses mollets dénudés, mais il oublia bien vite ce petit désagrément en humant le potage.

 

-         Vous m’avez l’air en meilleure forme, mon fils.

-         En effet. Je pense quitter l’hospice demain matin.

-         Je ne voudrais pas avoir l’impression de vous mettre dehors !

-         Non, ne vous en faites pas. Nous avons déjà bien assez profité de votre hospitalité.

 

Le jeune homme se mit à table de joyeux appétit.

 

-         Dieu merci, la santé vous est définitivement revenue, on dirait ! constata Sœur Helen.

-         J’aimerais quand même faire quelque chose pour vous. Vous en avez tant fait !

-         Jeune homme, j’ai choisi d’aider mon prochain. Le Seigneur me donne quotidiennement la force de venir en aide à de pauvres âmes. Et je peux vous dire qu’elles ne font pas toute preuve de la même gratitude que vous, loin s’en faut !

-         Vous voulez dire qu’il y en a pour vous manquer de respect, même après votre soutien ?

-         Hélas ! Vous n’avez pas idée. Mais ne vous formalisez pas, cela fait partie de ma vocation. Et puis je sens très bien que vous êtes deux bonnes âmes, vous et votre frère.

-         Deux bonnes âmes qui risquent d’en attirer de bien mauvaises sur vous. Faut vraiment qu’on y aille.

-         Il n’y a aucune urgence.

 

Edward eut un sourire ironique.

 

-         Vous dites ça pour ne pas avoir l’air de nous chasser, mais je suis bien conscient qu’on a vraiment usé de votre charité.

-         Je suis vraiment contente que vous le preniez ainsi, mon fils. Vous l’avez compris, vous êtes maintenant tiré d’affaire, contrairement à bien d’autres pensionnaires, et nous devons maintenant consacrer nos forces à d’autres nécessiteux.

-         Dans ce cas, on vous quitte ce soir.

-         Non, attendez demain matin. Votre quartier reste lointain, et les rues ne sont pas vraiment très sûres, la nuit, en ce moment. Vous regagnerez vos pénates, et je vous ferai un certificat comme quoi vous avez été logé ici, pour votre employeur.

-         Ce n’est pas un problème, nous avons notre propre boutique. D’accord. Demain matin, à la première heure, on s’en va.

-         Bien.

 

Le jeune homme regarda Sœur Helen droit dans les yeux.

 

-         Mais on reviendra. Et on vous dédommagera, d’une façon ou d’une autre. On fera un don conséquent. Non, mieux, on se mettra à votre service quelques jours. On demandera à la clientèle de patienter.

-         Que vendez-vous ?

-         Des livres.

-         Dans ce cas, il y a autre chose que vous pouvez faire, mon fils. Ajoutez quelques livres à notre bibliothèque, principalement des livres pour enfants. Nos chers petits n’ont pas encore la notion du soin, et les livres qui leur sont destinés partent trop rapidement en morceaux. Si vous avez des vieux livres pour nos jeunes lecteurs dont vous pouvez vous séparer, nous les accepterons bien volontiers.

-         Ma Sœur, nous vous en apporterons, vous avez ma parole.

 

Edward avait fini son repas. Il tendit délicatement le plateau à la religieuse.

 

-         Je vais vous laisser reposer, à présent.

-         Merci pour ce délicieux repas.

-         Remerciez plutôt le Seigneur, je ne suis que son humble servante.

 

Avec un sourire, la femme quitta la chambre. Edward s’allongea sur le lit, et cogita.

 

Super, petit frère, tout va s’arranger. Mais une fois notre dette remboursée, faudra vraiment disparaître d’ici.

 

Il fit le point. Ses idées étaient peu à peu redevenues claires avec le temps. Il n’avait pas osé en parler à Sœur Helen, encore moins à cette troublante jeune aspirante, Horo, mais il était évident qu’ils allaient devoir quitter la ville, tous les deux. Ces sectaires avaient mis la main sur eux dans les rues de la Grosse Pomme une première fois, ils pouvaient recommencer. En même temps, il soupçonnait les deux femmes de l’hospice d’en avoir conscience. Les explications, les bonnes ou mauvaises excuses n’allaient donc pas être nécessaires.

 

Le gros problème, c’est Al… il ne va pas apprécier.

 

Hé oui, il avait bien compris que son petit frère était tombé sous le charme de cette Horo. Quand on lui avait expliqué qu’ils étaient partis tous les deux passer la soirée ensemble, il n’avait pas pu s’empêcher de sentir une petite gêne. Il n’avait pas encore osé parler à son frère de son point de vue sur la jeune fille. Bien sûr, elle était très belle, bien sûr, elle avait l’air douce et attentionnée, bien sûr il était content de voir son frère sourire en parlant d’elle, et apprécier sa compagnie, mais lui n’avait pas confiance en elle. Trop gentille, trop prévenante, trop lisse comme un galet… cela devait dissimuler quelque chose.

 

Et ce n’est sûrement pas que sous l’impulsion de Sœur Helen.

 

La nonne n’était sans doute pas suffisamment audacieuse pour tenter de le manipuler, ou pousser Horo à le faire. Quand bien même Sœur Helen lui aurait effectivement demandé de jouer la comédie, la jeune fille le faisait avec trop de conviction pour ne pas y voir avant tout son propre intérêt. Ouais… ça cachait quelque chose.

 

Il ouvrit brutalement les yeux. Dehors, l’horloge de l’église voisine sonna dix coups. Il s’était endormi pendant quelques heures sans s’en apercevoir. Tout l’hospice était certainement en train de dormir, et Alphonse n’allait pas tarder à revenir, s’il n’était pas déjà là. Edward se positionna plus confortablement, lorsqu’il sentit quelque chose, une odeur âcre, qui dérangea ses narines. Surpris, il se redressa, huma l’air. Pas de doute, il y avait un parfum désagréable de fumée. Il entendit alors un crépitement caractéristique, et en regardant l’interstice entre la porte et le plancher, il distingua des lumières dorées qui ondulaient.

 

Il écarquilla les yeux, et se leva d’un bond. Soudain, la porte s’ouvrit, et un individu entra. C’était un homme entre deux âges, aux yeux globuleux, roulant sous des arcades sourcilières proéminentes. Son teint était pâle, sa mâchoire carrée crispée par un rictus sanguin, et de longues mèches de cheveux huileux striaient son visage. Il tenait un fusil à double canon entre les mains.

 

-         Enfin, je te retrouve, petit lapin en fuite !

 

Edward comprit en un éclair que cet homme était l’un des fanatiques à sa poursuite. Il présentait les mêmes caractéristiques physiologiques. Aucun doute non plus sur le fait qu’il avait mis le feu à l’établissement ! L’Alchimiste d’Acier réfléchit à toute vitesse, voulant trouver un moyen de détourner l’attention de l’intrus le temps d’invoquer les puissances alchimiques. Il n’eut pas à chercher bien longtemps : l’homme écarquilla les yeux de terreur, et pointa un doigt tremblant en gargouillant quelques syllabes inintelligibles. Sans chercher à comprendre, Edward joignit ses mains et les posa sur le plancher. Aussitôt, l’une des planches se décrocha et remonta spontanément jusqu’au nez de l’intrus. Il fut projeté en arrière, en lâcha son arme, et s’écroula dans le couloir. Le jeune homme pivota sur ses talons, craignant de voir derrière lui quelque chose qui avait effrayé son agresseur, mais il ne vit rien d’autre que son lit… et le dessin d’étoile tronquée que le jeune Phil avait fait pour lui. Pour une raison inconnue, le sectateur avait eu peur de ce symbole.

 

Il avait raison, c’est un sacré porte-bonheur !

 

Il était temps d’agir. Il ramassa prestement le fusil à double canon, en arracha les cartouches, et le transmuta en une longue barre de métal terminée par une lame. Il s’engagea dans le couloir. Pas de doute, sur sa gauche, non loin de la sortie vers l’extérieur, il y avait des flammes qui commençaient à lécher le parquet !

 

Il prit son inspiration et cria d’une voix puissante :

 

-         Sortez tous de l’hospice ! Abritez-vous !

 

Au-dessus de lui, il entendait le plafond craquer comme les pensionnaires logés à l’étage couraient vers l’escalier. Des cris paniqués retentirent à travers l’hospice. Mais l’Alchimiste d’Acier se doutait que les ennuis ne faisaient que commencer. Il fallait agir. Pas de témoins… il repéra la tuyauterie, et la transmuta de manière à diriger les tuyaux vers le feu. Puis il se précipita sur la porte, tenta de l’ouvrir… c’était fermé à clef. Il fit fondre la serrure en un geste, et put enfin gagner l’extérieur. Il fit quelques pas dehors, et se retourna. L’incendie s’était propagé sur toute la façade de bois de l’immeuble. Des cris effrayés filtraient à travers les craquements des braises. Avec un grognement résolu, il retourna dans l’hospice, bien décidé à venir au secours des pensionnaires.

 

En retournant dans le couloir, il vit la porte donnant sur la ruelle arrière claquer en face de lui. Il voulut s’y précipiter, lorsqu’il vit deux autres hommes à la peau blanchâtre et flasque descendre de l’escalier. L’un serrait contre lui Sœur Helen d’une main et lui avait posé un long couteau sur la gorge de l’autre, et le deuxième malfrat avait un pistolet. Le coup de feu partit, et siffla au-dessus de la tête d’Edward qui s’était jeté sur le côté.

 

L’Alchimiste d’Acier projeta son bras en avant. Sa lance fila droit vers le bandit armé, et l’atteignit en plein front, le clouant net au mur. La religieuse cria, et son ravisseur la lâcha et la poussa dans l’escalier avant de faire demi-tour. Edward courut vers la responsable, l’aida à se relever.

 

-         Sœur Helen ! Rien de cassé ?

-         Non… non, je ne crois pas, mon fils. Oh, mon Dieu, vous… vous l’avez tué !

-         Mieux vaut lui que moi, ma Sœur. Faut s’occuper des autres !

 

Sans laisser à la nonne le temps d’ajouter quoi que ce soit d’autre, Edward gravit les marches de l’escalier de bois quatre à quatre. Il manqua de se faire bousculer par un vieux pensionnaire aux membres bandés de gaze, et évita de justesse une femme rondelette entre deux âges qu’il savait clocharde. Il serra les dents en voyant qu’une poutre incandescente était tombée, bloquant la porte du dortoir des filles. Derrière, ça criait, ça tambourinait sur le bois. L’Alchimiste d’Acier devait agir vite et bien pour espérer sauver les malheureux.

 

Tant pis pour la discrétion !

 

Il joignit fermement les mains, et les colla sur le mur. Instantanément, les briques, le plâtras et le papier peint s’écartèrent, laissant une grande ouverture de trois mètres de large. Edward passa la tête. Trois fillettes étaient en train de gémir près de la porte, et le regardaient fixement avec incrédulité.

 

-         Allez, allez, allez ! Faut sortir !

 

Il attrapa la plus petite, la cala contre son torse, et redescendit l’escalier, flanqué des deux autres. La chaleur devenait de plus en plus insupportable.

 

 

Alphonse et Horo arrivaient en vue de la rue de l’hospice de la Sainte Miséricorde. La soirée avait été très agréable, pour l’un comme pour l’autre, et rien n’avait troublé leur promenade, ni leur dîner. Après avoir mangé dans un petit restaurant modeste mais bien tenu, ils s’étaient promenés le long du fleuve qui traversait la ville. Après en avoir âprement discuté, ils étaient tombés d’accord sur le fait que non, la construction de ces immenses bâtiments n’était pas une mauvaise chose en soi.

 

Alphonse avait peu à peu pris de l’assurance, et ne semblait plus tellement troublé par la jeune fille. Celle-ci s’en était bien rendu compte, mais n’avait pas voulu trop en profiter pour autant. Comme aucune pensée pessimiste ne venait déranger leur bonne humeur, ils furent très désagréablement surpris de voir tout un attroupement massé au milieu de la ruelle.

 

-         Mais… que se passe-t-il ?

-         Hé, il y a de la fumée !

 

La sirène d’un véhicule des pompiers finit d’inquiéter les deux jeunes gens. Ils coururent jusqu’à la foule. Déjà des policiers tentaient d’éloigner les curieux.

 

-         Allez, partez, il n’y a rien à voir !

-         Circulez !

 

Horo voulut franchir le cordon de sécurité avec Alphonse.

 

-         Hé, vous, ne poussez pas !

-         Mais arrêtez, c’est là que je travaille !

-         Eh bien restez dehors, il y a un incendie.

-         Grand frère ! Mon grand frère est dedans !

 

Les pompiers entraient dans le bâtiment. L’un des flics dit :

 

-         S’il n’est pas déjà parti, on va le retrouver, ne vous en faites pas. Maintenant, restez en arrière !

 

Horo tira le jeune homme par la manche, et l’entraîna plus loin.

 

-         Ils ne sont peut-être pas passés par la porte de la ruelle arrière !

-         C’est juste ! Allons-y !

 

 

Dans la petite cour, l’Alchimiste d’Acier reprit son souffle, bruyamment. Cette fois, il en était sûr, il n’y avait plus personne dans l’immeuble, ni à l’étage, ni au rez-de-chaussée. Il était maintenant seul, à l’arrière de l’hospice. Sa chemise de nuit était noircie, il était transi de sueur, mais il était en un seul morceau. Il s’éloigna, et s’appuya contre le mur d’en face.

 

-         Alors c’est toi, Edward Elric…

 

Edward pivota. Un grand homme lui faisait face. Il était habillé d’une manière plutôt banale, mais l’Alchimiste d’Acier sentait émaner de lui une puissance incommensurable.

 

Merde ! C’est leur chef !

 

Ils restèrent à se regarder, sans parler, face à face, pendant quelques instants. C’est alors que les deux autres jeunes gens déboulèrent. Alphonse, paniqué, courut vers les deux hommes. Lui aussi avait instinctivement perçu une impression étrange chez le grand inconnu qui faisait face à son aîné.

 

- Grand frère, attention !

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