Le Fil Conducteur

Chapitre 10 : Le Sonnet des Dieux

18683 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/04/2020 14:49

La brume montait de plus en plus, donnant à la nuit une atmosphère de film d’épouvante. La mer était houleuse, sans pour autant être trop agitée. Le bruit de moteur du petit bateau de pêche se perdait dans les gémissements du vent, et les roulements lointains du tonnerre. L’air était moite et glacé.

 

Angelo, posté sur la proue du petit navire, plissait les yeux, cherchant quelque chose de concret. Il ne distinguait que des remous d’écume, par-ci par-là. Jet manœuvrait l’engin, les deux poings crispés sur la barre, à l’affût du moindre récif. Spike contrôlait consciencieusement les différentes armes de tous calibres dans la soute à l’arrière. Il aurait bien aimé fumer une cigarette, mais jouer avec le feu près d’une réserve de munitions n’était pas une bonne idée.

 

Et sur le pont, appuyé contre la paroi de la cabine de pilotage se tenait le cadet des frères Elric. Les eaux étaient aussi noires que le ciel, et le claquement des vagues sur la coque maintenait Alphonse dans un état de tension tel que son esprit semblait s’être fermé. Edward, qui s’était rapproché de lui, s’inquiétait de le voir dans un tel état second.

 

-         On va la retrouver, et la ramener chez nous, et puis on partira tous ensemble sur la côte Ouest, comme elle l’a suggéré. Je te le promets.

-         Grand frère…

 

Alphonse regarda Edward droit dans les yeux.

 

-         J’ai l’impression que tu n’aimes pas beaucoup Horo, grand frère. Je comprends qu’elle puisse t’inquiéter. C’est vrai, c’est une fille étrange. Elle nous a dit qu’elle avait des facultés exceptionnelles dans ce monde. Comme nous, en fait. Et pour la première fois de ma vie, je suis prêt à tout pour m’assurer que quelqu’un d’autre que toi ou moi aille bien, soit heureux. Je suis attiré par elle. Physiquement, c’est une jeune femme superbe. Mais spirituellement, je sens aussi qu’elle vaut bien plus que la plupart des gens que nous avons pu croiser. Elle me rappelle Winry, d’une certaine façon. D’accord, elle est plus mystérieuse, mais je sens qu’elle a dans le fond une nature généreuse. Elle ne demande qu’à être heureuse, Ed, qui qu’elle soit réellement. Et non seulement je veux la rendre heureuse, mais je pense que j’en ai le pouvoir. Alors, je vais faire de mon mieux pour la sortir des griffes de Marsh, et je ne la quitterai plus, tant qu’elle ne me le demande pas. Peut-être même que je lui poserai « la » question, un jour ou l’autre.

 

Edward fut surpris. Il avait vu dans le regard d’Alphonse une telle assurance, une telle maturité… quelque chose que son frère cadet ne lui avait jamais montré. Comment y résister ?

 

-         C’est vrai, je n’ai pas forcément très confiance en Horo… Mais je ne demande qu’à ce que tu me la présentes !

 

Il conclut sa phrase avec un clin d’œil, et cela réchauffa légèrement le cœur d’Alphonse, qui esquissa un faible sourire.

 

À l’avant, le Chevalier d’Or scrutait attentivement les alentours. Par moments, il pensait distinguer un liseré plus sombre sur la ligne d’horizon, puis l’instant d’après il se rappelait que la brume ne lui permettait pas de voir si loin. Aucun signe de vie, ni de terre. Et pourtant, ils avaient calculé le trajet plusieurs fois, sans se tromper. Les coordonnées de la carte d’Emerson étaient suffisamment claires.

 

Quelque chose bougea à la périphérie de son champ de vision. Il tourna vivement la tête, et ne vit que le rouleau d’une vague. Mais quand il eut l’impression d’apercevoir quelque chose apparaître brièvement entre deux eaux, son esprit fut assailli par des pensées qui lui causèrent une sueur froide.

 

Le vieux du bar à matelots n’avait pas parlé de bestioles étranges… ? Attends, tu ne vas quand même pas croire les délires sortis des soûlographies d’un vieux poivrot de mer !

 

Les planches du pont craquèrent alors que Spike approchait.

 

-         Tu vois quelque chose ?

-         Pas encore.

-         Pas facile de voir dans cette purée de pois !

-         Mouais, mais ça ne me gêne pas plus que ça. J’ai l’habitude des endroits sombres et brumeux.

 

Il pensa à son temple en Grèce, et sentit une bouffée de nostalgie lui serrer les poumons. À moins que ce ne fût la brume qui s’épaississait, encore et encore.

 

Mais où est cette île, nom de Zeus ?!

 

Soudain, une voix juvénile venue de nulle part surprit le Chevalier d’Or qui sursauta.

 

-         Hissez hauts, matelots ! Terre, terre droit devant !

 

Spike retroussa nerveusement la manche de son costume. Angelo demanda en regardant aux alentours :

 

-         Qui a dit ça ?

-         C’est Ed !

-         Quoi ? Même pas vrai, j’ai rien dit ! répliqua Edward.

-         Non, pas toi, elle ! grogna Spike en tapotant énergiquement du doigt le cadran de sa montre pour l’éteindre.

-         Hé, c’est quoi, ça ? demanda l’Alchimiste d’Acier.

-         C’est… bon, c’est comme un téléphone, mais en plus petit et en portable. Ca vient de notre monde, et c’est tout ce que tu as besoin de savoir.

-         Dans mon temps, on a réussi à inventer de tels téléphones, mais ils ne sont pas très répandus, commenta Angelo. Ils sont encombrants et chers.

-         Sur notre monde à nous, ils coûtent à peine le prix d’une journée de travail d’un balayeur, et encore. Mais… hé, Ed m’a envoyé une image.

-         Qu’est-ce que c’est ? demanda Jet, de son poste.

 

Le chasseur de primes montra le cadran de son téléphone de poignet à Jet.

 

-         C’est une capture d’écran qu’elle a pris en temps réel pendant la conversation ! Regarde, là : il y a bel et bien quelque chose qui ne figure pas sur la carte officielle.

-         Mais bien sur la carte d’Emerson. Je vois, oui.

-         Tu repères où nous sommes ?

-         Ouais, il va falloir changer de cap de quelques degrés à tribord.

 

Jet tourna la barre, le petit bateau s’orienta peu à peu dans une nouvelle direction. Quelques minutes plus tard, Angelo leva la main.

 

-         Terre !

 

Les frères Elric et Spike approchèrent. En effet, les reliefs agressifs d’une côte rocheuse se détachaient peu à peu de la nappe de brouillard. Les pierres étaient grisâtres, certaines étaient même de couleur noire. Jet coupa le moteur, et jeta l’ancre.

 

-         Bon, sortez le canot gonflable !

 

Quelques minutes plus tard, les cinq camarades étaient à bord du canot pneumatique. Chacun avait gardé au moins une arme sur lui ; Spike avait toujours son fidèle pistolet 9 mm, et avait emporté un fusil avec une lunette de précision. Jet vérifia le barillet de son magnum 357. Angelo n’avait aucune arme, ne comptant que sur sa force physique. Edward, habitué au corps à corps, avait pris un harpon, tandis que son frère tenait dans ses mains une mitraillette Thompson à chargeur « camembert ». Spike dit au jeune alchimiste :

 

-         Tu es le plus jeune d’entre nous. Rappelle-toi que porter un flingue implique une certaine responsabilité. Tu seras sans doute amené à t’en servir, peut-être à tuer. Tu y es préparé ?

-         Ce que j’ai pu voir avant de venir dans ce monde m’a préparé, répondit Alphonse. Et je veux retrouver Horo.

 

Le canot toucha terre.

 

-         Pour l’instant, ils ne nous ont pas encore repérés, on dirait, constata Jet.

-         Il faut que ça continue, grogna Angelo. Ne parlez que si c’est nécessaire, et en chuchotant. S’ils n’ont pas accès aux technologies d’un autre temps, ils n’ont sans doute pas des moyens de surveillance très performants.

 

Pendant leur errance dans le brouillard, Alphonse avait perdu toute notion du temps.

 

-         Quelle heure est-il ?

-         Minuit moins le quart, répondit Edward en regardant sa montre à gousset.

 

Angelo jura.

 

-         Bon sang ! Alors dans quelques minutes, nous serons le 2 avril !

-         Et alors ?

-         C’est ce jour-là que la catastrophe est censée se produire ! Faut qu’on accélère !

 

Les cinq compères pressèrent le pas, en essayant de ne pas faire trop de bruit pour autant. Ils gravirent une colline très rocailleuse, et le roulement des graviers inquiétait Edward.

 

Pourvu qu’ils pensent que c’est juste un glissement de terrain !

 

Arrivé au sommet, l’Alchimiste d’Acier, qui était en tête, s’arrêta net. Les autres le rejoignirent rapidement. La brume, un peu moins compacte, permettait de voir un spectacle particulièrement étrange.

 

 

À leurs pieds s’étirait une grande plaine, totalement encerclée par une barrière de roches noires. Et au milieu de la plaine, il y avait une étrange construction. Difficile de dire si elle avait été construite par la main de l’Homme… ou une autre. Cinq murailles de parpaings noirs formaient un pentagramme dont chaque côté mesurait plusieurs centaines de mètres. Comme ils étaient en hauteur, ils pouvaient voir par-dessus les murs. Plusieurs formes variées semblaient former un cercle autour d’une zone pavée. Des statues abstraites, grotesques, sans aucune harmonie esthétique. La zone pavée était carrée, et de nombreux bancs de pierre s’alignaient sur deux colonnes. Quelques pans de mur moussus s’étiraient péniblement autour de cette zone. Cela ressemblait aux restes d’un bâtiment dont le toit se fût effondré des siècles plus tôt. Spike s’allongea, posa l’œil sur la lunette de son fusil de précision pour mieux voir.

 

De nombreux braseros, lampes-tempêtes et autres moyens d’éclairage crevaient l’obscurité çà et là pour laisser voir un spectacle peu rassurant. Plusieurs centaines d’individus étaient assis sur les bancs, en train d’attendre quelque chose. Il distingua des visages lourds, pâles, à la peau huileuse. Tant de signes qui rappelaient les agresseurs dont les frères Elric avaient fait la description. Des hommes, des femmes, avec les mêmes yeux globuleux, les arcades sourcilières relevées, les lèvres épaisses…

 

L’ogre de Gustave Doré y trouverait sans doute une fiancée !

 

La voix de Jet le ramena à la réalité.

 

-         Alors, qu’est-ce que tu vois ?

-         Des gens. Ils sont nombreux.

-         Ils ont des armes ?

-         Pas à première vue.

 

En promenant la lunette de visée, Spike distingua d’autres choses. Les statues des alentours étaient plus abstraites que concrètes, mais on pouvait parfois repérer un visage très grossièrement représenté, avec les mêmes yeux globuleux et des ouïes. Quelques mètres devant l’assemblée, une estrade de pierre sur laquelle se dressait un autel de la même matière.

 

-         Je vois un autel… pour le moment, il n’y a personne.

-         C’est quoi, Ces deux trucs sur les côtés ?

-         Attends, Jet… Deux cages suspendues à cinq-six mètres du sol. Et apparemment, elles sont occupées. Dans celle de gauche, je vois… hé, c’est le gamin de la photo qui manquait à l’appel !

-         Hein ? demanda alors Edward.

-         Et… dans l’autre ?

-         Je crois… c’est Horo !

 

Edward et Alphonse étaient tout excités. Ils ne s’étaient pas trompés sur le lieu. Angelo, lui, regardait quelque chose d’autre, plus loin, au-delà de l’estrade. Il n’y avait plus rien entre cet endroit et la muraille de pierre noire, sinon plusieurs centaines de mètres de pelouse… ainsi que deux espèces de grands obélisques érigés à quelques mètres de l’autel. Les deux tours tronquées faisaient facilement une bonne dizaine de mètres de haut, laissaient un intervalle d’une cinquantaine de mètres entre elles, et étaient constituées de pierre noire, sans doute de l’obsidienne, dans laquelle on avait taillé des glyphes.

 

En revenant à l’autel, Spike aperçut sur le côté une autre construction étrange. C’était une grande sculpture haute aussi de plusieurs mètres, constituée de dizaines de sphères de métal accrochées par de longues tiges recourbées, comme un immense mobile. Un clavier de la même matière incrusté dans un socle était relié à ce mobile par un fil électrique. À quelques pas, il y avait un grand gong suspendu à une affreuse statue représentant vaguement une sorte de créature anthropoïde à tête de poisson.

 

Une rumeur monta du haut des bancs de pierre. Un petit groupe d’individus en robes sombres – violet, bleu nuit, et autres couleurs du genre – s’avançait vers l’autel. L’un d’eux se positionna près du gong, et décrocha une grande massue dont l’une des extrémités était recouverte d’une boule de cuir. Un deuxième disciple sortit un tabouret de derrière le panneau de commande de cuivre et de métal, et s’assit devant le clavier.

 

-         On dirait que les choses se corsent, murmura Spike.

 

Les autres compères assistaient du mieux qu’ils pouvaient à la scène. Quand Alphonse vit deux des sectateurs se rapprocher de l’une des cages, et commencer à la faire descendre, il résolut d’agir.

 

-         Faut qu’on y aille !

-         Et comment tu comptes t’y prendre, gros malin ? demanda Angelo avec agressivité.

-         Pour commencer, faut qu’on franchisse cette muraille.

 

Et sans plus attendre, il courut en petites foulées vers la muraille, immédiatement suivi par son frère. Spike rattacha son fusil à sa lanière, et se joignit à Jet. Angelo hésita un instant, regarda vers le ciel. Comme les nuages couvraient entièrement le ciel, pas moyen d’y voir la constellation du Cancer.

 

Bah… tant pis !

 

Les disciples, sûrs de ne pas être dérangés au cours de leur cérémonie sur une île déserte et absente des cartes officielles, n’avaient pas posté de gardes. Edward tapa dans ses mains, les posa contre l’une des parois, et en quelques secondes, les briques remuèrent, certaines se firent plus proéminentes tandis que d’autres rentrèrent, constituant ainsi une sorte d’échelle. Très doucement, Alphonse monta. Les autres attendirent, et virent sa tête se pencher vers eux.

 

-         C’est bon, il y a des rambardes. Ils ne devraient pas nous voir trop vite.

 

Edward, Jet, Spike et Angelo grimpèrent à leur tour. Une fois tous en haut, Angelo vit que les deux disciples avaient ouvert la cage. Il devina plus qu’il ne perçut vraiment la silhouette dénudée d’une jeune fille qu’on enchaînait sur l’autel.

 

Horo ? Bizarre, j’ai l’impression que… non, laisse tomber.

 

Il s’accroupit, immédiatement imité par ses quatre camarades de fortune.

 

-         Bon, il nous faut agir, maintenant. Ils sont nombreux, et même s’ils ne sont pas entraînés au combat, ils risquent de nous écraser si nous nous laissons submerger.

-         Déjà, je peux rester ici pour vous couvrir, dit Spike en ressortant son fusil de précision de son étui.

-         Dans ce genre de cérémonie, tout tient dans le gourou, précisa Jet. Si tu arrives à l’abattre, ça va affoler tous ces gens. Je suggère que vous, les frères Elric, vous vous occupiez d’évacuer les prisonniers. Vous sortez Horo et ce gosse de là, et vous fichez le camp.

-         Attendez mon signal pour partir, surtout. Quand j’aurai abattu le grand prêtre, vous passerez à l’action, pas avant.

-         D’accord, d’accord.

-         Moi, je devrais pouvoir renvoyer ad patres la plupart de ces clowns tristes, susurra Angelo en serrant les dents. Je les attaquerai par derrière.

-         Parfait. Quant à moi, je vais m’occuper de cette machinerie, déclara Jet. M’est avis que ce n’est pas seulement un jouet ou une tentative ratée de décoration avant-gardiste. Des questions ? Non ? Alors, bonne chance à tous !

 

Les deux frères Elric partirent en avant, courant en restant baissés. Jet sauta par-dessus la barrière, se laissant tomber à l’intérieur du pentagone – il était trop loin pour être vu ou entendu par les cultistes qui lui tournaient le dos, sans parler du brouillard. Quant à Angelo, il se craqua les doigts, retira sa veste, son gilet et sa casquette, ne gardant que son maillot de corps, puis il suivit prudemment Jet. Enfin, Spike se positionna, et chercha l’autel à travers la lunette.

 

Horo était bien allongée sur le dos sur la pierre noire, attachée par les poignets et les chevilles à l’aide de lourdes chaînes rouillées. Les disciples levaient à présent les bras, balançant lentement les mains de droite à gauche. Le chasseur de primes entendit alors monter une rumeur. Un personnage qui semblait important entra dans son champ de vision. C’était un grand homme, si l’on en jugeait par la taille et la corpulence. Impossible, en effet, de voir son visage, car il portait un masque de couleur claire, qui représentait un visage grossièrement sculpté, avec une canine longue de dix centimètres.

 

Le Masque de Nacre de Palayo que voulait voler Cobra !

 

Il sortit de sa poche un petit micro directionnel, l’alluma et tendit l’oreille. Le prêtre faisait face à la foule et parlait ainsi :

 

-         Ô vous, frères et sœurs ! Ô vous, habitants des abysses ! Ô vous, progéniture sacrée du Père et de la Mère des Océans ! Ô vous, qui aspirez à une vie nouvelle dans un monde meilleur, où nous n’aurons plus à fuir la surface, où nous ne devrons plus nous réfugier dans les profondeurs, où nous serons reconnus comme étant les vrais maîtres de cette planète, servant la volonté du Grand Ancien, réjouissez-vous ! Aujourd’hui, alors que la conjonction est proche, nous avons réussi à amener deux personnes dont le sang contient la puissance nécessaire à la venue de notre Dieu ! Car la prophétie a dit, je vous le rappelle, « quand le sang du puissant sera versé, la porte de la prison volera en éclats ! » Et je vous promets que moi, Winston Marsh, saurai être le digne intermédiaire entre notre Grand Maître et vous tous, qui faites partie de l’espèce élue !

 

Les adorateurs reprirent leur litanie.

 

-         Nous allons maintenant réciter le mantra qui permettra à notre Maître de nous rejoindre, et plongera ce monde corrompu et insensé dans une purification par l’eau !

 

Nous y voilà. Ils veulent convoquer quelque chose qui va déclencher une inondation carabinée ! songea Angelo qui se rapprochait sur la pointe des pieds de l’espace de prière. Marsh leva les bras vers la foule.

 

-         Mes frères, mes sœurs, mes enfants, veuillez répéter après moi. Chaque phrase sera un pas de plus vers la félicité !

-         La félicité ! La félicité, reprirent les fidèles.

 

Jet était arrivé près du mur opposé à celui duquel il était descendu pour arriver dans la cour. Droit devant lui, il voyait le gong et l’étrange machine mécanique. Marsh se cabra, levant la tête vers les cieux, et tonna du haut de l’autel :

 

-         Zéro est le Nombre !

 

Toutes les voix répondirent avec exaltation :

 

-         Zéro est le Nombre !

 

Sur le côté, le disciple frappa le gong d’un coup de massue feutrée. Celui près de la machinerie pressa l’une des touches de pierre du socle. Le mobile se mit à vrombir, et l’une des barres métalliques soutenant les planètes bougea et se positionna différemment avant de s’arrêter dans un bruyant cliquetis.

 

-         L’infini est notre route !

-         L’infini est notre route !

-         Les puissances des cieux nous attirent dans leur spirale !

-         Les puissances des cieux nous attirent dans leur spirale !

-         Pour annoncer l’arrivée de l’Unique !

-         Pour annoncer l’arrivée de l’Unique !

-         Sept fois son nom sera prononcé !

-         Sept fois son nom sera prononcé !

-         Et ce sera alors le Néant !

-         Et ce sera alors le Néant !

-         L’infinité dans le Néant !

-         L’infinité dans le Néant !

-         Car Zéro est le Nombre !

-         Car Zéro est le Nombre !

 

Chaque fois que le gourou avait parlé, les disciples avaient répété la phrase, le gong avait sonné et l’acolyte avait tripoté le clavier, changeant ainsi la configuration du mobile. Le planétarium était maintenant positionné de manière à aligner une douzaine de sphères accrochées à des supports différents.

 

-         À présent, la dernière étape vers notre destinée : quand j’aurai répandu le fluide vital porteur de l’énergie extraordinaire, notre Dieu, le Grand Ancien, sortira de sa torpeur maintes fois millénaires, et daignera honorer de sa présence la surface de notre monde ! Tout ce qu’il demande, et que je vais lui exaucer, c’est un sacrifice au sang !

-         Le sacrifice au sang ! Le sacrifice au sang !

 

C’est le moment crucial, songea Spike.

 

Il imagina Jet, Angelo, Edward et Alphonse attendant avec anxiété son « signal », celui qui allait sans doute déclencher une sacrée pagaille. Il cala fermement le fusil contre son épaule, cerna Marsh au milieu du collimateur, engagea son doigt dans la détente. L’homme au masque de nacre était pile dans l’axe. C’était presque trop facile. Spike pressa fermement la détente. Il n’y eut qu’un sinistre claquement, celui d’une arme venant de s’enrayer.

 

Qu’est-ce que… Merde ! Allez, allez !

 

Nerveusement, il tapota le fusil, voulut décoincer la balle, sans décoller l’œil de la lunette. Son cœur impitoyable de chasseur de primes se durcit ; au vu des choses, il n’aurait pas le temps de tirer avant le sacrifice. Il pensa fugitivement aux deux frères, de la peine immense qu’ils allaient ressentir, mais n’y prit pas garde, cet aspect des choses ne le concernant pas. Il serra les dents en voyant Marsh lever le poignard sacrificiel à deux mains.

 

Mais alors que le gourou abattit sa dague droit vers le cœur de la jeune femme, celle-ci arracha d’un coup sec le bracelet qui enserrait son bras gauche, et attrapa le poignet droit du sectateur, l’arrêtant net. Celui-ci, d’abord pris au dépourvu, se rendit vraiment compte de ce qui venait de se passer, et en resta sans voix. Horo en profita pour rompre l’entrave qui retenait sa main droite. Des deux mains, elle repoussa le prêtre qui bascula sur l’arrière-train.

 

-         Sacrilège ! Sacrilège !

 

Horo se redressa, se courba en avant, retirant sans le moindre effort les attaches sur ses chevilles, puis elle se leva, et se tourna vers l’assemblée de sectateurs. Ses yeux rouges, baissés vers la foule paralysée d’indignation, n’exprimaient qu’un profond mépris.

 

-         Pour qui vous me preniez, pauvres fous ? Je suis Horo, la Sage Louve de Yoitsu, déesse millénaire dont le nom a longtemps inspiré crainte et respect, et contrairement à votre maître, je ne me suis jamais attirée les foudres des Premiers Dieux !

 

La détonation d’un coup de feu rebondit sur les parois de la cour. Spike avait tiré dans la poitrine du gourou, qui s’était relevé et avait de nouveau brandi sa dague vers la jeune femme. Le masque de nacre se brisa sur le sol.

 

-         Horo !

 

Alphonse n’en put plus. Il sauta du haut de la muraille, se précipita vers la déesse, talonné par son frère. La gêne devant la nudité de cette femme superbe l’empêcha de trop l’approcher.

 

-         Euh… ça va ?

-         Tout va bien, Alphonse.

-         J’ai eu si peur !

-         Il n’y a aucune raison ! C’est vraiment adorable d’être venus me chercher, mais j’ai toujours eu la situation bien en main !

 

Edward, lui, fut surpris en voyant ses attributs de louve.

 

-         J’en étais sûr… Tu n’es pas celle que tu prétendais être, Horo !

-         Inutile de le cacher davantage, Edward. C’est vrai, je ne suis pas humaine.

-         Es-tu un homoncule ?

-         Non, je suis une déesse.

-         Rien que ça !

-         Écoute, je ne te demande pas de me croire sur parole. Mais pour le moment, nous avons à faire avec ces vauriens.

 

Effectivement, les sectateurs avaient décidé de ne pas se laisser faire. Ils s’étaient levés, et les plus costauds d’entre eux commençaient à avancer vers l’autel, leurs visages hideux tordus par des grimaces de haine fanatique. Alphonse brandit sa mitraillette, et tira une première salve vers les nuages. Les disciples se jetèrent tous à terre plus ou moins vite.

 

-         Reculez ! Le premier qui approche, je… je le descends !

-         Ne t’en fais pas, Alphonse. Je suis bien plus puissante qu’eux, et sans leur gourou, ils sont réduits à l’impuissance. En un mot, je suis une vraie déesse, qui a toujours eu le dessus sur cette bande de dégénérés. Bon, peut-être pas au début, je te l’accorde, le coup du gaz asphyxiant, c’était bien pensé. Mais tant que je les tiens en respect, ils ne peuvent rien contre moi.

-         Contre toi, peut-être, mais t’as pensé à nous ? glapit Edward. Quelle que soit l’horreur qu’ils sont en train de convoquer, on ne doit pas les laisser faire !

 

Alphonse gémit en remarquant le visage du prêtre. Sous le masque, le visage de Winston Marsh n’était définitivement pas humain. C’était le faciès effrayant d’une lamproie, avec une énorme orifice ressemblant plus à un répugnant diaphragme de chair constellé de crocs disposés en cercle qu’à une bouche.

 

Horo regarda en l’air, puis montra du doigt à Edward l’autre cage.

 

-         Va le mettre à l’abri, je les tiendrai en respect.

-         Euh… d’accord.

 

Sans trop se poser de questions, Edward Elric courut vers le pilier métallique soutenant la cage dans laquelle était enfermé Phil.

 

-         Je vais te sortir de là !

 

 

Les sectateurs se relevaient lentement. Voir Alphonse trembler et hésiter leur redonnait de l’assurance. Quelqu’un cria « Mort aux hérétiques » ! Alphonse tira encore une rafale en l’air, mais cette fois-ci, aucun disciple ne s’allongea. Ils se contentèrent de fléchir les genoux, sans pour autant cesser d’avancer. C’est alors que deux des sectaires du dernier rang volèrent au-dessus de l’assemblée, et s’écrasèrent juste devant l’autel. Tous se retournèrent, et virent Angelo, mains sur les hanches.

 

-         Bande d’imbéciles ! Vous pensez avoir une chance contre nous ? Elle, c’est une divinité, et moi je suis Angelo, dit « Masque de Mort », le Quatrième Chevalier d’Or servant Athéna, Déesse de la Justice et de la Sagesse ! Vous êtes tous perdus !

 

Certains sectateurs râlèrent d’indignation, mais le gros d’entre eux hésita. Coup sur coup, l’énorme revolver de Jet jeta à terre le disciple au maillet, et le disciple près de la console d’acier. Horo sauta derechef sur l’autel, et fit face à l’assemblée. Ses yeux rouges émettaient presque un éclat à donner le frisson.

 

-         Ne bougez plus…

 

 

Edward vit que la chaîne qui maintenant la cage en l’air était maintenue à un anneau enchâssé dans le sol par un lourd cadenas. Il pensa d’abord à fracasser ce cadenas, mais craignit que la cage, ainsi libérée, se fracassât sur le sol avant qu’il ne pût la retenir. Il eut alors une autre idée. Il posa son harpon par terre, joignit ses mains, et empoigna la chaine. Aussitôt, elle se secoua, se tordit et s’enroula autour du pilier d’acier. D’autres atomes provenant de l’anneau, du cadenas, de la cage et du pilier se convertirent, se joignirent, et bientôt un escalier en colimaçon, entièrement constitué de métal, se déroulait de la cage dont le toit et la porte avait disparu jusqu’au sol. Edward gravit son ouvrage quatre à quatre, attrapa Phil, et redescendit.

 

 

Jet s’empara du grand maillet en saisissant le manche à deux mains, puis il frappa un grand coup la construction mécanique qui s’ébranla. Quelques sphères tombèrent sous le choc. Ce geste finit d’énerver les sectaires.

 

-         Sacrilège, sacrilège !

-         Mort aux hérétiques !

 

L’un des hommes du premier rang lança une pierre vers Horo, et la rata. Alphonse pressa la gâchette de son arme, en visant à hauteur des jambes. Il vit quatre personnes s’effondrer avec des grimaces de douleur.

 

Edward fonça dans la direction opposée à la foule sur quelques dizaines de mètres, Phil sur son épaule. Il repéra un coin où un pan de mur écroulé pouvait constituer une cache suffisante. Il déposa le petit garçon derrière la pierre moussue.

 

-         Surtout, ne bouge pas d’ici avant qu’on vienne te chercher. Sauf si tu vois ces méchants hommes, tu cours le plus vite possible, d’accord ?

 

Phil se contenta de hocher la tête, incapable de dire un mot. Edward repartit vers l’autel en galopant ventre à terre. Arrivé près de la cage transmutée, il ramassa son harpon et le planta sans hésiter dans le torse d’une femme jeune et laide qui s’était approchée de la déesse rousse. Comprenant qu’elle ne pourrait plus les impressionner du regard, Horo descendit de son piédestal et rejoignit les deux Alchimistes.

 

 

De son côté, Angelo se jeta allègrement dans la mêlée. Il flanquait coup de poing sur coup de poing, jouait des coudes, des pieds, des genoux… Chaque impact avec un visage hideux, un corps malformé, envoyait valser sa cible, sans que celui-ci n’éprouvât la moindre fatigue. C’était presque trop facile. Il repéra au premier rang un sectateur particulièrement grand et costaud. Comme les autres, il présentait les signes certains d’une dégénérescence physique : la peau blanchâtre et distendue, des yeux globuleux coincés dans des orbites sombres, un visage lippu et au nez anormalement large, un crâne de forme irrégulière garni d’un léger duvet noirâtre en guise de cheveux, d’énormes mains…

 

Celui-là, il est pour moi !

 

 

Jet continuait son entreprise de démolition. Quand il estima en avoir suffisamment fait avec le maillet feutré, il le jeta, s’assit contre le mobile géant, et poussa sur ses jambes de toutes ses forces. Peu à peu, la construction pencha vers l’arrière, de plus en plus, et s’écroula dans un grand fracas. Jet se releva, eut tout juste le temps de voir un homme maigre courir vers lui en brandissant un poignard, lorsqu’une balle du fusil de Spike lui traversa le cou.

 

Les frères Elric défendaient farouchement la Sage Louve de Yoitsu. Alphonse continuait à envoyer des rafales sur les fanatiques. Son arme se bloqua – plus de cartouches.

 

-         Grand frère, je dois recharger !

-         Vas-y, Al, je te couvre !

 

Alphonse recula pour changer le chargeur de sa Thompson. Edward vit alors s’approcher le personnage qui l’avait attaqué à l’hospice de la Sainte Miséricorde. Ce dernier avança lentement, sur ses gardes. L’Alchimiste d’Acier fit tournoyer son arme.

 

-         Plus d’étoile pour te protéger, cette fois !

-         Non, mais j’ai ça.

 

Edward abattit le harpon sur le pied de l’homme qui glapit.

 

-         La prochaine sera dans ta sale binette !

 

L’homme aux cheveux huileux tourna lentement autour du jeune homme, en traînant le pied. Mais au lieu de se jeter sur son adversaire, il empoigna le corps de Winston Marsh resté à terre, et l’écrasa sur l’autel. Devant l’air interrogateur d’Edward, il ricana.

 

-         La prophétie l’a dit, moucheron ! « Quand le sang du puissant sera versé, la porte de la prison volera en éclats ! » Ha ha ha !

 

Il ne dit rien de plus, étendu par une balle du revolver de Jet qui lui éclata le dos. Horo revint en courant.

 

-         Edward ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

-         Je ne sais… Hé, l’autel !

 

En effet, la pierre de l’autel s’était mise à fumer, alors que les flots du sang de Marsh irradiaient d’une lumière vermillon qui se faisait de plus en plus vive. Le sang coula à une vitesse irréelle, se répandant sur le sol, puis deux filets d’hémoglobine filèrent droit vers les deux obélisques. Une lumière verdâtre émana des pictogrammes taillés dans la pierre noire, et se fit de plus en plus forte. Horo se frappa le front.

 

-         C’est pas vrai… Winston Marsh avait le sang chargé d’énergie corruptrice ! Il est puissant, et donc il correspond à ce que demande la prophétie pour que ça marche !

 

Des éclairs jaillirent des cimes des deux obélisques, s’entrecroisèrent, et l’air se distendit dans l’espace entre les deux colonnes de pierre. Spike et Jet écarquillèrent les yeux en voyant une sorte de grande déchirure béer sur plusieurs dizaines de mètres de hauteur et de largeur. Une multitude de couleurs tourbillonnait au centre de cette ouverture. Les frères Elric, en revanche, savaient de quoi il s’agissait.

 

-         Al, tu vois ça ?!

-         C’est une porte interdimensionnelle ! Comme celle de Shambala !

-         Comme quoi ? demanda Horo à Alphonse, en criant pour couvrir les crépitements électriques.

-         Horo, c’est par une porte comme ça que nous sommes venus dans ce monde !

-         Donc… ce qu’ils appellent va entrer !

 

Un bruit sourd fit trembler les alentours. Puis un deuxième. Des grondements brefs et réguliers, comme les bruits de pas d’un géant. Quelque chose sortit lentement par la porte ouverte entre les obélisques. Les sectateurs étaient à genoux, face contre terre, n’osant rien dire. Les frères Elric avaient le souffle coupé. Spike n’en menait pas large, pas plus que Jet, encore moins Angelo. Bien à l’abri derrière son pan de mur, Phil se recroquevilla, et n’osa pas regarder.

 

 

En quelques instants, une créature s’était extirpée de la membrane de lumière. C’était une gigantesque masse de chair flasque, verdâtre et poisseuse. Une montagne immonde, de peau rugueuse et suintante de sécrétions claires, de plus de vingt mètres de haut, se tenait entre les deux obélisques. Cette chose avait un énorme corps enflé, maintenu maladroitement en équilibre sur deux jambes courtaudes, terminées par des pieds palmés, faisant davantage penser à des nageoires. Deux longs bras noueux terminés par des mains serties de redoutables serres s’agrippaient aux colonnes de pierre pour ne pas tomber vers l’arrière. Deux ailes de dragon se déployaient à la base de ses omoplates. Mais que dire de l’énorme globe frémissant qui surmontait le tout, dont émergeait une flopée de tentacules qui fouettaient les alentours en sifflant, projetant des déjections de vase puante, et au-dessus desquels deux sphères incandescentes d’une éclat malveillant illuminaient les rides et autres plis et bourrelets ?

 

Angelo serra les dents en réprimant un râle. Une intuition lui hurla au visage que c’était cette aberration qui lui avait parlé dans son sommeil, sur les docks. Cette fois, elle était bien face à lui. Une quantité incalculable de cosmo-énergie émanait de sa carcasse. Spike dut lâcher son fusil et se retourner, ne pouvant pas supporter plus longtemps la vue de cette chose. Edward et Alphonse, quant à eux, tournèrent les talons et se sauvèrent en hurlant. Ils se séparèrent en chemin. Edward fonça derrière un mur, et Alphonse se planqua sous un autre pan de colonne effondré.

 

Une seule personne restait insensible devant ce tableau de cauchemar. C’était Horo. Derechef, elle sauta sur l’autel, se mettant ainsi en hauteur, et fit face au nouvel arrivé. De son côté, l’immense créature avait compris que la jeune femme rousse était celle dont émanait le plus important pouvoir. Il balança sa grosse tête en avant, et écrasa son poing devant elle. Toute la plaine trembla, et le dallage éclata, laissant un profond cratère. Horo, superbe dans son stoïcisme, se contenta d’une petite moue méprisante.

 

-         Tu sens le poisson. Je n’aime pas ça. Vieille méduse anémique.

 

Le monstre répondit par un formidable rugissement. Son souffle décoiffa la déesse, qui se passa la main dans les cheveux, l’air de rien. Vexé de ne pas être pris au sérieux, le Grand Ancien barrit derechef, et secoua la tête, faisant claquer ses tentacules. Une projection glaireuse laissa une trace humide sur la queue touffue de la déesse.

 

Edward, caché dans son coin, ne perdait pas une miette de la scène. Il vit l’impassibilité du visage d’Horo se transformer en une expression de vive colère. Elle serra même les dents.

 

-         Personne, personne ne souille ma queue !

 

Elle se jeta sur le cadavre du prêtre à ses pieds, et mordit à belles dents sa gorge. Le sang gicla sur sa peau de pêche. Sans s’en soucier, elle se lécha les commissures, se releva, descendit sur l’estrade et tendit les bras vers les cieux.

 

-         Contemple le pouvoir de la Sage Louve de Yoitsu !

 

Elle projeta sa tête en arrière, poussa un long et puissant hurlement qui n’avait rien d’humain, mais était bien celui d’un loup. En un clin d’œil, la jeune fille grandit, se couvrit d’une épaisse fourrure rousse, son visage délicat s’allongea, ses dents poussèrent… Jet ouvrit des yeux surpris, Spike plissa les yeux, et les deux frères Elric en eurent le souffle coupé. Même Angelo sentit ses sourcils se relever.

 

La frêle silhouette de la jeune femme avait laissé place à une impressionnante apparition. C’était une louve géante, au pelage roux, de taille comparable à celle du Grand Ancien convoqué. Ses yeux étaient rouges et brillaient comme deux rubis jumelés, et ses crocs étaient acérés. Horo tourna lentement autour du monstrueux personnage ichthyen, qui semblait intrigué.

 

Jet brandit son revolver, et tira une balle dans l’énorme chapiteau visqueux qui servait de tête à la créature. Celle-ci se passa juste la patte sur la tempe, se tourna vers l’espace de prière, et poussa une fois de plus un barrissement à dresser les cheveux sur la tête.

 

Alors, tous les membres de la secte encore vivants se mirent à crier, hurler, se tordre de douleur, se rouler par terre, mais certains d’entre eux ricanaient entre deux hoquets. Du haut de sa position, Spike contemplait la scène, perplexe. Peu à peu, il comprit que tous ces gens, apparemment en relation directe avec l’énorme entité venue d’ailleurs, étaient en train de se transformer. Les visages s’étiraient, se recouvraient d’écailles. Les cheveux tombaient, remplacés par des ailerons, des nageoires. En moins d’une minute, tous ces gens, de physionomie auparavant désagréable, étaient devenus des hommes-poissons aussi hideux que lui était apparu le père Saunders, mais bien réels.

 

Horo n’avait pas prêté attention à cette évolution accélérée. Elle sauta sur le Grand Ancien avec un rugissement sauvage. Celui-ci tendit le bras devant sa tête, et la Sage Louve de Yoitsu planta ses crocs dans son avant-bras. La créature gronda de douleur et de colère.

 

Angelo voulut agir. Il repéra alors le grand homme qu’il avait distingué. Quand ce dernier se retourna, il ne put réprimer un frisson de dégoût. Le gredin avait désormais un faciès de murène, avec un front large et de petits yeux jaunes malveillants.

 

-         Prends ça, gueule de raie !

 

Le Chevalier d’Or colla son poing dans le ventre de l’homme-poisson, mais celui-ci encaissa le coup, bronchant à peine. La magie de l’immense créature avait transformé tous les cultistes qui étaient devenus beaucoup plus costauds, et plus musclés. La murène riposta immédiatement, et colla une violente gifle à Angelo qui dut reculer.

 

Alphonse n’hésita plus. Il orienta le canon de son arme vers la foule, et pressa fermement la gâchette en glapissant. Deux cultistes tombèrent sous ses balles, mais les autres avançaient sans ralentir. Rapidement le jeune Alchimiste fut à court de munitions. Il improvisa, changea la Thompson en masse d’armes, et la brandit, attendant l’assaut suivant. Edward, de son côté, planta le harpon dans l’œil d’une sectatrice qui le menaçait de ses grosses mains palmées.

 

Horo continuait à se battre. Elle n’attaquait pas de front, mais attendait, tournant toujours autour du Grand Ancien, puis elle bondissait brutalement, lui arrachant un petit morceau de chair au passage d’un coup de griffes, ou entre ses crocs. Chaque fois, son terrible adversaire grognait de douleur, mais sa nouvelle blessure se refermait rapidement. Le combat pouvait durer encore longtemps. Quand le monstre prenait l’initiative, il se jetait tête baissée en avant, avait des mouvements lourds, gauches. La Sage Louve de Yoitsu savait qu’une telle lourdeur était également synonyme de force abominable. Et bientôt, il la prit de court. Quand il balaya l’air de son bras grand comme le tronc d’un chêne, Horo esquiva, mais elle ne vit pas arriver l’aile du monstre, dont la membrane rigide lui fouetta le visage. Un filet de sang coula de son museau. Elle n’y prit pas garde, cette coupure commençait déjà à cicatriser, et elle reprit le combat.

 

 

Du haut de sa position, Spike se rendit compte qu’il n’avait plus ni cartouche, ni chargeur. Pour continuer à aider ses camarades, il allait devoir mettre la main à la pâte et y aller à pied. Son téléphone de poignet sonna alors. Il s’étonna d’avoir le réflexe de tout lâcher pour répondre à l’appel.

 

-         Quoi, quoi ?

-         Queue sous loup ? s’écria la voix moqueuse d’Ed, à mille lieues de la tension irrésistible de la scène qui se déroulait sur l’île de Deep Turtle.

-         Hein ?

-         Hé bé ! On a affaire au Mal Cosmique Ultime, les amis ! Tous les senseurs du Bebop sont en train de paniquer, il y a tellement de voyants allumés que j’ai l’impression d’assister à un concert de Jean-Michel Jarre ! Qu’est-ce que vous faites ?

-         Ces tarés ont provoqué une rupture dans le continuum espace/temps avec une sorte d’invocation, et ça a fait venir une espèce de chose monstrueuse dans notre réalité !

-         Ouaaaaah… murmura l’adolescente, bien plus fascinée qu’effrayée. J’aimerais vraiment être avec vous…

-         Pour l’instant, j’aimerais surtout éviter que cette saloperie fasse des dégâts !

-         Ooh… Tu tiens à sauver ce monde ? Comme c’est héroïque de ta part, messire chevalier Spike ! Si j’avais dix ans de plus, je serais volontiers ta princesse !

-         Déconne pas, sale gamine ! Je me fous de ce monde, mais je n’ai pas envie de laisser cette horreur devenir impossible à arrêter !

-         Elle n’est pas déjà immortelle ?

-         Mon instinct me dit que tant qu’elle n’a pas quitté cette île, il y a encore une chance d’arrêter les frais !

-         Je vais voir si cette créature n’a pas un point faible connu dans toutes les bases de données des nerds, des geeks et des pros du MMORPG !

-         Fais ce que tu veux, mais vite ! Moi, je fonce !

 

Il posa son fusil par terre, sortit son pistolet, et se jeta dans la grande cour. Il courut ver la mêlée générale. Au passage, il vida son chargeur sur un gros personnage à tête de thon. Puis il repéra une femme-anguille. Elle pivota vers lui, et siffla de colère. Spike se mit en garde, faisant onduler ses mains. L’échange de coup entre les deux belligérants fut particulièrement aérien. L’anguille était souple, vive et vicieuse, et Spike était entraîné au combat rapproché oriental. Il finit par se faufiler entre ses jambes, et la saisit à la nuque. Impossible cependant de briser le cou cartilagineux et glissant. Il repéra alors les ouïes de l’humanoïde ichthyen, y introduisit les doigts aussi profondément que possible. La femme-anguille coassa de douleur, et tomba à genoux. Il put lui écraser la tête sur le dallage.

 

Angelo n’avait pas la main aussi heureuse. Il privilégiait la force brute, et la murène semblait justement bâtie pour y résister.

 

Ce salaud est rempli de cosmo-énergie… il en a plus que moi, maintenant !

 

Lui-même commençait à fatiguer sérieusement. Sans son armure, il n’avait à sa disposition que le dixième des forces qu’il était normalement capable de déployer. D’autres hommes-poissons venaient d’ailleurs aider son ennemi. Il pensa que tous leurs espoirs reposaient sur la Sage Louve de Yoitsu, la seule à pouvoir vaincre leur dieu.

 

Le duel entre Horo et le Grand Ancien était toujours au point fixe. Aucune divinité ne prenait avantage sur l’autre. Chaque fois que l’un était blessé, son ecchymose disparaissait en moins d’une minute. La louve sentait la frustration de son adversaire grandir de plus en plus. Celui-ci en eut assez. Il éructa bruyamment en agitant ses tentacules. Horo sauta en avant, prête à mordre le dieu au cou. Celui-ci se protégea de son aile, et coinça la mâchoire de la louve entre ses deux énormes mains. Alors, il la retourna, la plaqua au sol, faisant trembler la terre, puis il la souleva et l’abattit tête la première sur les bancs de pierre, dans un grand fracas. Le choc fut si violent qu’il lui fendit le crâne.

 

-         Horo ! s’écria Alphonse.

-         Perds pas la tête, Al ! l’invectiva Edward en éventrant un cultiste.

 

Le Grand Ancien gronda de victoire, et se désintéressa aussitôt de la mêlée. Il pivota sur ses lourdes jambes pour se diriger vers la mer. La louve géante gisait inerte. En quelques instants, elle se dégonfla, son pelage se rétracta sous son épiderme, son museau rétrécit… Horo reprit forme humaine, toujours dans le coma, non loin d’Angelo.

 

Jet avait beau être un pro de la gâchette et causer une mort à chaque coup de feu, il avait ses limites, et se retrouva à son tour sans plus de munitions. Quand il ne lui resta plus une seule balle, il rangea son pistolet et se défendit avec ses poings. Son bras métallique fracassait les os des hommes-poissons.

 

Les frères Elric transmutaient à tour de bras tout ce qui leur tombait sous la main. Des cailloux, des morceaux de bois, des pierres, la terre… mais un exercice aussi intense de leurs talents finissait par les épuiser peu à peu.

 

Angelo comprit que la situation se faisait de moins en moins réjouissante. Même si les six camarades luttaient avec l’énergie du désespoir, ils reculaient de plus en plus face aux assauts des cultistes acharnés. Lui-même sentait ses forces s’épuiser. Devant lui, la murène ne faiblissait pas. Lui, en revanche, sentait ses blessures s’aggraver. Encore un coup de poing sur un cultiste à tête de hareng qui recula à peine d’un pas.

 

Et comme dans les jours d’une époque révolue, le chant mélancolique d’une soliste résonna à ses oreilles, alors que son corps n’était plus qu’une énorme brisure.

 

-         Mais c’est pas vrai ! Mais ça suffit ! Je pourrais écrabouiller cette horreur avec une main attachée dans le dos, si seulement cette traîtresse que je suis censé protéger ne m’avait pas confisqué injustement mes pouvoirs ! Tout est de sa faute ! Puisque c’est une déesse, alors qu’elle agisse, bon sang !

 

Comme rien de positif ne se produisait, Angelo se laissa tomber à genoux.

 

Elle m’a bel et bien abandonné, cette puttana !

 

C’est alors qu’il entendit une voix douce l’appeler faiblement.

 

-         Ang… Angel…

 

C’était Horo. La déesse avait repris connaissance. La crevasse sur sa tête se refermait peu à peu et ses multiples fractures guérissaient. Angelo se releva et courut vers elle.

 

-         Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

 

Elle lui fit signe d’approcher. Il se pencha près de son visage. Dans un souffle, elle murmura :

 

-         Tu n’es qu’un pauvre idiot.

-         Moi ? Un pauvre… ?

 

Elle ouvrit les yeux, et ses pupilles rouges scintillèrent de reproches.

 

-         Tu n’as donc vraiment rien compris ? Je suis une déesse. Et je peux te garantir que si je devais avoir un serviteur tel que toi, je le précipiterais immédiatement dans un endroit où personne ne pourrait jamais le retrouver, et dont il ne pourrait jamais sortir.

-         Mais pourquoi ? Je suis un Chevalier d’Or ! Je suis tout-puissant ! Mes ennemis mordent la poussière !

 

Horo parvint à se redresser.

 

-         C’est là où tu fais erreur ! Si ta déesse t’a accordé de tels pouvoirs, ce n’est pas pour faire le malin avec ou satisfaire ta soif de sang et de carnage en prétextant tes devoirs envers elle ! Ce n’est pas parce que tu es grand et fort que tu as reçu ces dons, mais parce que ta déesse a estimé que tu pouvais t’en servir à bon escient. Tu n’es pas le maître de cette puissance ! Tu n’es que le canal de la volonté de ta divinité ! Ce n’est pas toi qui vaincras cette saleté cosmique, mais ta déesse, par le biais de ton corps ! Tu es appelé à être son serviteur, le bras par lequel s’accomplit son jugement. Et un bras ne fait pas ce qu’il veut quand ça lui chante, il remplit son rôle en suivant les instructions de la tête, sans discuter, parce qu’il sait que c’est ce qu’il faut faire !

 

Le Chevalier d’Or sentit la surprise assombrir son jugement. Il tenta de résister au flot d’interrogations qui s’apprêtait à le submerger.

 

-         On n’est pas dans un film ! Et j’ai passé l’âge qu’on me parle comme…

-         Apparemment pas, sinon tu ne serais pas aussi misérable, Angelo !

 

Une multitude de souvenirs fluctua à travers l’esprit d’Angelo. Il réalisa avec une indicible horreur que la jeune fille rousse avait raison, en fin de compte. Comment pouvait-il en être autrement ? Elle-même était une déesse. Et cette dernière affirmation finit de balayer les derniers doutes qui subsistaient dans son esprit. Il se prit la tête à deux mains, s’arrachant les cheveux, et bascula la tête en arrière.

 

-         Athéna !

 

Les hommes-poissons avaient profité de sa confusion pour l’entourer, et étaient sur le point de passer à l’attaque. Angelo cria de toutes ses forces :

 

-         Athéna ! J’ai péché contre toi, je le comprends, à présent ! Je n’arriverai à rien en exigeant ! Je ne suis pas un grand guerrier héroïque, seulement ton servant ! Fais de moi ce que tu voudras ! Au besoin, tue-moi ! Je préfère mourir plutôt que de continuer à salir l’honneur du Sanctuaire !

 

Et la vingtaine de créatures se jeta sur lui pour l’écarteler. Il était à présent écrasé sous le nombre. Il pensa devoir écrire le mot « fin » sur sa triste existence. Tout semblait terminé quand, soudain, le Chevalier d’Or sentit une chaleur bienfaisante parcourir ses muscles endoloris, soulageant instantanément sa douleur. Mû par une nouvelle force venue de nulle part, il se releva en écartant les bras, et dans ce geste, projeta ses bourreaux aux alentours à plusieurs mètres à la ronde. Jet écarquilla les yeux en voyant un rayonnement doré émaner de toute la personne de Masque de Mort. D’une voix terriblement calme, celui-ci déclara :

 

-         Puisque telle est ta volonté, Athéna… je vais l’accomplir.

 

Et il se jeta en avant avec un cri terrible, poing levé. Il écrasa la tête de l’un des hommes-poissons en un geste, et envoya un coup de tibia dans la cage thoracique d’un deuxième, la réduisant en bouillie. Il courut vers la grande murène. Un coup de poing direct du droit dans le hideux faciès huileux, puis une gauche au foie pour le faire se plier en deux, et un uppercut du droit sous le menton. Les os de la mâchoire du monstre éclatèrent dans un sinistre craquement.

 

Debout, en position de combat, Angelo était prêt à en découdre contre une légion entière. Il se produisit alors quelque chose, quelque chose de singulier, qu’il n’espérait plus.

 

Dans un claquement métallique, une jambière en or massif terminée par une botte du même métal lui enserra le mollet gauche. Puis le droit suivit. En quelques secondes, les nombreuses pièces de l’armure du Cancer s’assemblèrent tout autour du corps de l’homme, des étriers jusqu’au diadème.

 

Enfin, il y était parvenu. Après toutes ces années de frustration, de rancœur, de regret, son armure lui avait finalement été restituée. Et elle étincelait, irradiait d’un rayonnement doré. Angelo n’en revint pas. Le moment qu’il avait si longtemps attendu était arrivé… il eut du mal à y croire, même en regardant longuement ses propres mains, examinant les gants dorés ciselés protégeant ses doigts.

 

L’urgence de la situation le ramena bien vite à la réalité. En pleine possession de ses moyens, il n’allait faire qu’une bouchée de ses adversaires. Il fit quelques mouvements, se mit en position de combat, et invectiva les créatures ichthyennes.

 

-         Hé, vous, les misérables avortons abyssaux ! Je vais vous renvoyer chez Poséidon !

 

Et il se jeta vers l’un des groupes. Cette fois, les mouvements de ses poings et de ses pieds étaient tellement rapides qu’ils laissaient une traînée dorée derrière eux. Chaque coup était d’une puissance telle qu’il renversait au moins trois de ses adversaires. En à peine quelques secondes, la situation s’était retournée, et les sectaires étaient tous morts ou hors de combat.

 

Alphonse, Edward, Jet et Spike se montrèrent tous impressionnés devant cette victoire incontestable. Mais Angelo ne voulut pas se pavaner. Il tendit un index énergique vers le Grand Ancien, et l’invectiva :

 

-         Toi ! Sale monstre !

 

La créature, qui s’apprêtait à enjamber la muraille, s’arrêta net. Lentement, elle se retourna, et darda ses yeux rouges vers le Chevalier d’Or. Celui-ci serra les dents en coin.

 

-         Oser lever la main sur une déesse aussi bénéfique… pathétique créature !

 

Le Grand Ancien sentit une énergie comparable à la sienne en examinant Angelo. Celui-ci le défia :

 

-         Crève !

 

Et il bondit en avant. Quand il se retrouva à quelques mètres de l’horreur mouvante, il fit un immense saut, et balança son poing en avant comme un bélier. Au moment où ses phalanges entrèrent en contact avec la masse spongieuse qui constituait la poitrine de la chose, il lâcha une bonne dose de cosmo-énergie. L’épaisse couche de graisse de la divinité s’enfonça sous le choc, et la chaleur du rayonnement doré la fit grésiller. Angelo voyait son bras s’enfoncer peu à peu dans l’écœurante matière gluante, bientôt son coude seulement restait visible.

 

Mais malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à percer la chair flasque de la créature. Et quand celle-ci se rétracta pour reprendre sa forme originale, le Chevalier d’Or fut catapulté en arrière. Il voltigea au-dessus de la cour, et virevolta gracieusement pour se recevoir en souplesse, un genou au sol, paume posée sur les pavés.

 

-         Et alors, preux chevalier, t’as rien de mieux à lui opposer ? glapit Spike.

-         Ce gros lard est protégé par sa viande ! Il faudrait que je puisse atteindre plus directement son cœur !

 

Le monstre avait de nouveau détourné son attention du Chevalier d’Or, et voulut repartir vers le continent. Horo était à présent suffisamment rétablie pour se lever. Elle se traîna vers les deux hommes, suivie par les frères Elric.

 

-         Ce dieu pourrait baisser ses défenses si on le prive de ses sens les plus directs.

-         Comment ça ?

-         J’ai entendu parler de ce genre de divinité extérieure. Il dispose d’autres moyens de percevoir qui ne nous viendraient pas à l’esprit. S’il n’arrive plus à voir, il peut utiliser ses tentacules buccaux pour se repérer. Or, cela l’obligera à exposer sa bouche. Ton attaque pourrait alors emprunter cette voie jusqu’à son but !

 

Angelo eut un sourire mauvais.

 

-         Bonne idée. Nous devons lui crever les yeux !

-         On y va ! s’exclama Edward. Tu viens, Al ?

 

Le cadet parut hésiter, mais en croisant le regard d’Horo, son visage se figea dans une expression déterminée.

 

-         Je te suis !

 

Ayant dit, il transmuta sa masse d’armes en épée courte bien aiguisée.

 

-         Venez, je vais vous aider ! cria Jet qui les avait rejoint.

-         Rappelez-vous qu’il se régénère, son point faible ne sera exposé que quelques instants, précisa la Sage Louve de Yoitsu. Angelo, tu n’auras pas droit à l’erreur !

-         J’ai commis bien assez d’erreurs comme ça. Il est temps d’arrêter les frais.

 

Jet courut vers le Grand Ancien, et quand il estima être suffisamment près, il lui tourna le dos, mit un genou à terre, et tendit les deux mains paumes vers le ciel.

 

-         Allez-y, les enfants ! Grimpez !

 

Les deux Alchimistes avaient compris l’idée. Chacun d’eux posa un pied sur l’une des mains ainsi présentées. Le vieux chasseur de primes se détendit comme un ressort, et poussa vers le haut de toute son énergie. De leur côté, Edward et Alphonse bondirent aussi haut qu’ils purent. Les forces combinées des trois hommes permirent aux deux plus jeunes de faire ainsi un immense saut jusqu’à la hauteur de la tête du monstre. De leurs mains libres, ils s’agrippèrent aux tentacules qui dissimulaient son faciès.

 

Spike était enthousiaste.

 

-         Bien joué, les gars !

-         Mais un peu trop cliché, dit la voix d’Ed d’un air bougon dans le communicateur. Ils font le même saut coordonné à la fin de Time Crisis 4 ! En plus, aveugler le truc rugissant pour qu’il expose son point faible, c’est ce que fait Solid Snake dans Metal Gear Solid ! Et que dire du concept de grimper sur une créature géante pour atteindre son point faible, comme dans Shadow of the Colossus ?

-         Ed, c’est pas le moment de râler sur l’originalité d’une scène ou pas ! Ça marche !

 

Le Grand Ancien sentit quelque chose grimper dans sa « barbe ». Avec des grognements sourds, il s’agita, secoua la tête dans tous les sens. Mais les frères Elric tinrent bon. Il essaya alors de les déloger en portant ses énormes mains palmées et griffues aux joues, sans réussir à atteindre les deux jeunes gens. Ses gestes étaient trop gauches, trop prévisibles. Edward et Alphonse n’eurent guère de mal à éviter les serres du dieu, parfois en se réfugiant entre deux tentacules, sans pour autant s’arrêter de grimper. Enfin, au bout d’une longue minute, ils se retrouvèrent chacun devant l’un des deux yeux.

 

-         Tu es prêt, grand frère ?

-         On y va, Al !

 

Et d’un mouvement parfaitement coordonné, les deux frères Elric bondirent en avant en brandissant leurs armes d’estoc, et les plongèrent dans les globes rougeâtres par lesquels le Grand Ancien pouvait voir.

 

Celui-ci poussa un terrible barrissement en renversant la tête en arrière. Immédiatement, des flots de sang épais et gluant jaillirent dans un immonde gargouillement. Rendu fou par la douleur, il balança sa tête dans tous les sens. Edward et Alphonse descendirent prestement, et s’éloignèrent.

 

Avec un bruit écœurant, le dieu maléfique souleva alors les grappes de tentacules plantées sur son menton, révélant un cloaque dégoulinant de matières visqueuses. Comme l’avait prédit Horo, il était à présent obligé de se servir de ses pseudopodes pour brasser l’air et sentir ses opposants. L’odeur fétide qui s’en dégagea manqua d’étouffer Alphonse, qui s’éloigna heureusement suffisamment vite, soutenu par son frère.

 

Angelo, le Chevalier d’Or du Cancer, n’hésita pas une seconde de plus. Il tendit les bras vers le ciel, et par la puissance de sa cosmo-énergie, il lévita à la verticale, se mettant juste à la hauteur de la tête du Grand Ancien. Puis il garda la main gauche en avant, et leva lentement son index droit. D’une voix puissante, il tonna :

 

-         Déguste les Cercles d’Hadès !

 

Une série d’ondes dorées concentriques jaillit du doigt du Chevalier d’Or. Angelo recula la main, puis avec un cri terrible, il balança de toutes ses forces le bras en avant, et envoya les ondes droit vers la créature. La vague d’énergie dorée fendit l’air, et entra directement dans le cratère qui constituait sa bouche grande ouverte. Elle cessa aussitôt de crier, et se mit à tousser, à piaffer, à inspirer désespérément, comme elle était en train de manquer de souffle. Puis elle se tordit, et poussa un barrissement tonitruant qui traduisait une douleur qui ne l’était pas moins. Et les compères qui luttaient tous ensemble virent le miracle s’accomplir.

 

Le Grand Ancien frappa le sol de sa tête, et resta prostré sur l’herbe. Peu à peu, une silhouette semi-transparente reproduisant son apparence s’extirpa hors de son corps, poussée par la vague d’énergie et aspirée par le vortex. Ce spectre, son âme arrachée à sa chair, essayait bien de regagner sa place, mais n’y parvint pas. Angelo, de son côté, était toujours entre ciel et terre, dans la même position, ne relâchant pas sa concentration d’un iota. L’onde dorée des Cercles d’Hadès poussait encore et encore l’ectoplasme géant jusqu’à la déchirure. Bientôt ses pattes arrière tronquées furent en contact avec la membrane colorée. Aussitôt, la force irrésistible du tourbillon secoua la créature fantomatique qui se mit à tourner, tourner, comme emportée par un tourbillon marin. Elle agitait les bras, les tentacules, les ailes, sans résultat. De plus en plus vite, de plus en plus loin des bords de la déchirure, de moins en moins à l’air libre, en cercles de plus en plus petits…en moins d’une demi-minute, elle disparut au centre du maelstrom.

 

 

Dans le ciel, les coups de tonnerre s’espacèrent. Les nuages s’écartèrent, la brume se dissipa, et les lueurs de quelques étoiles crevèrent les ténèbres du ciel nocturne. Le vent souffla moins fort, et les quelques gouttes de pluie qui s’étaient mises à tomber s’arrêtèrent.

 

Angelo s’était posé devant la créature, genou à terre, une main sur le sol. Il se releva lentement. Les deux Alchimistes applaudirent.

 

-         Bravo, tu as réussi ! s’écria Alphonse.

-         Dommage qu’il t’ait fallu autant de temps pour te décider ! observa Edward.

-         Va bene, va bene, répliqua le Chevalier du Cancer avec impatience en levant une main lasse. L’essentiel est d’avoir réduit cette vacherie en bouillie !

 

Effectivement, la gigantesque carcasse du Grand Ancien était en train de fondre, avec des bruits répugnants d’évacuation de gaz. Et autour de lui, c’était un sacré carnage. Les quelques rares disciples encore vivants eurent des comportements contraires : certains s’enfuirent avec les quelques derniers atomes d’énergie qui leur restait, d’autres restèrent simplement sur place, à contempler les restes de leur dieu d’un air incrédule.

 

-         Et surtout, je suis enfin redevenu moi-même, murmura le Chevalier d’Or avec délectation en rajustant son casque. Enfin, le Quatrième Gardien du Sanctuaire est à nouveau entier. Plus rien ne m’empêchera de servir la gloire d’Athéna !

-         Que ça ne te monte pas à la tête ! intima fermement la voix d’Horo.

 

La Sage Louve de Yoitsu était à présent complètement remise de ses blessures, l’énergie divine qui avait circulé en elle ayant accéléré le processus de guérison. Plus par chair de poule que par pudeur vis-à-vis des mortels, elle retira sa longue tunique à l’une des sectatrices parmi les moins amochées et la passa. Le tissu rêche lui fit faire une petite grimace de dégoût, qui passa bien vite.

 

-         Dis donc, comment t’as fait ça, le coup de la louve géante ? demanda Spike.

-         Normalement, je peux reprendre ma vraie forme en avalant quelques grains de blé, mais comme ces cornichons m’ont volé toutes mes affaires avant de m’attacher ici, forcément, je n’avais plus mon porte-bonheur. Je conserve toujours une poignée de grains de blé dans une petite bourse que je garde autour du cou. Mais il y a un autre moyen de réveiller la Sage Louve de Yoitsu : quelques gorgées de sang humain. Enfin… celui-ci n’avait pas un goût terrible. D’ordinaire, je n’aime pas tellement le sang humain, mais alors celui d’homme-poisson… Je vais aller chercher Phil.

 

Elle marcha à petits pas vers le pan de mur derrière lequel s’était caché l’enfant. Celui-ci avait passé la tête par-dessus la roche noire.

 

-         C’est… c’est fini !

-         Oui, Phil, on va pouvoir quitter cette île. Ces gens ne nous feront plus de mal.

 

Alphonse regardait rêveusement la Sage Louve de Yoitsu. Edward, lui, remarqua que le Chevalier d’Or semblait perplexe.

 

-         Hé, ça ne va pas ? Il y a un problème ?

-         Quelque chose cloche, en effet. Je sens… je sens de la cosmo-énergie.

-         Bah, après tout ce qui vient de se passer, j’imagine qu’il y a encore pas mal de particules en suspension dans l’air ?

-         Non, pas seulement. C’est comme si… Ça augmente !

-         Hein ?

-         Il y a une énorme vague de cosmo-énergie qui sort de cette porte !

 

Comme pour souligner les paroles du Chevalier d’Or, un craquement sourd ébranla tout le périmètre. Des éclairs zébrèrent l’espace entre les deux obélisques, où s’étirait encore la déchirure, et les tourbillons de couleur à l’intérieur se stabilisèrent, laissant paraître la silhouette floue, mais reconnaissable, du fantôme de Grand Ancien, qui ne s’avouait pas vaincu, et tentait de remonter le courant, s’extirper du maelstrom.

 

-         Cet enfoiré en demande encore ! s’exclama Jet.

 

Et les sectateurs encore en état de combattre reprirent foi en eux et en leur divinité. Ils se relevèrent péniblement, prêts à se battre à nouveau. Spike se mit en garde, et neutralisa l’un des hommes-poissons en quelques katas. Horo bondit derrière le mur, et baissa la tête de Phil. Les deux frères Elric se mirent dos à dos, lames brandies.

 

Spike glapit de frustration. Il entendit la sonnerie de son téléphone de poignet.

 

-         Je reviendrai, tra la lère ! cria la voix d’Ed. C’est ce qu’il doit être en train de dire, puisque l’énergie psychokinétique monte en flèche !

-         Ed, bon sang, je n’ai pas le temps ! Cette cochonnerie est immortelle !

-         Ben évidemment, gros malin ! Tu t’attendais à quoi, venant d’un dieu ? Cet être occupe vraisemblablement une place bien au-delà du commun des créatures mortelles en ce bas monde, et les règles du grand jeu de la vie ne s’appliquent pas de la même façon, pour lui !

-         Alors on ne peut pas l’arrêter ?

-         On ne peut pas le tuer, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire pour l’empêcher de provoquer ses secousses ! En fait, si j’en crois les capteurs du Bebop, il y a un énorme flux d’énergie qui vient non pas de la porte, mais de son encadrement !

-         Ca te dérangerait beaucoup d’être plus claire ?

-         Tant que ces deux obélisques émettront leurs ondes, ils alimenteront le portail dimensionnel, Spike ! Faut trouver le moyen de claquer la porte au nez du Grand Méchant Poulpe !

 

Spike pivota vers les autres.

 

-         Pétez les obélisques !

 

Pas besoin de le répéter, les deux frères Elric se précipitèrent vers les deux grands piliers d’obsidienne, un pour chacun. Edward joignit fermement ses paumes, et les posa contre la pierre noire. Mais à peine ses phalanges entrèrent en contact avec l’obélisque qu’une irrésistible force invisible le rejeta quelques mètres en arrière. Alphonse, qui n’avait pas vu ce qui venait de se produire, subit exactement le même sort. Comme pour répondre à toute nouvelle tentative, une gangue de sang engloutit immédiatement les obélisques.

 

-         Oh, non !

-         Al, utilisons la terre !

 

Et pour appuyer son affirmation, Edward tapa dans ses mains avant de les appuyer sur la pelouse. Aussitôt, de grandes mains de terre jaillirent du sol, et voulurent enserrer l’obélisque. Hélas, une énergie invisible les empêcha de l’atteindre.

 

-         Y a plus moyen ! Ces antennes émettent trop de puissance !

-         Oh, c’est fichu !

 

La silhouette ectoplasmique de l’énorme créature se faisait de plus en plus nette. Elle passa une patte à travers la membrane, revenant dans le monde réel.

 

-         Cette vacherie va rentrer dans son corps, et foutre un bordel monumental !

-         Spike ! appela Jet. Faut qu’on fasse quelque chose, et vite !

-         Tant pis pour le protocole ! On appelle le Bebop, on se casse, et on revient avec une batterie de missiles thermonucléaires !

 

Les deux compères échangèrent un regard lourd. Jet fit la grimace.

 

-         Le pire, c’est que je ne vois pas de meilleure idée !

-         Attendez, attendez ! s’exclama la voix aiguë de l’adolescente hacker. Il y a encore un moyen de l’empêcher de reprendre consistance !

 

Spike eut peine à y croire.

 

-         Quoi donc ? Accouche !

-         Si tu veux fermer une porte alors qu’il y a une inondation de l’amplitude d’un fleuve qui passe au travers, même si tu pousses sur le bois de toutes tes forces, tu n’arriveras jamais à la fermer à cause du courant d’eau ! Et si ce n’est pas toi qui craques, ce sera la porte elle-même ! T’es d’accord ?

-         Mais de quoi tu parles, bon sang ? Oui, bon, d’accord, et alors ?

-         Alors, alors… avant de fermer la porte, il faut fermer le robinet ! L’eau arrête de couler et de faire obstacle à la porte. En fait, tant que ce portail psychokinétique est ouvert, il pourra transférer de l’énergie à Octopoussah pour le nourrir. Mais si on ferme le portail… plus d’énergie, panne sèche !

-         On ne peut pas fermer le portail, les obélisques sont incassables !

-         Mais pourquoi vouloir tout casser, alors qu’il suffit d’un peu de bon sens ? Moi, quand je ferme une porte, je fais tout bêtement la même manœuvre que pour l’ouvrir, en sens inverse ! C’est un code qui a commandé l’ouverture de ce portail, vrai ou faux ?

-         Ed, c’est pas le moment de jouer aux devinettes, bon sang de bois ! Abrège !

-         Bon. Alors… c’est un autre code qui peut en commander la fermeture !

-         Tu l’as ?

-         Non, pas encore, et les possibilités sont très nombreuses. Mais… je peux tricher un peu. Par exemple, je peux programmer une commande d’inversion !

-         Et ça donnerait quoi ?

 

Les doigts palmés de la créature translucide, devenus légèrement plus consistants, raclaient le sol. Elle rampait vers son corps de chair flasque. Spike serrait les dents, sentant son courage faiblir lentement, mais sûrement.

 

-         Ed !! Alors, ça donnerait quoi, bon sang ?

-         Je vais l’obliger à inverser le processus d’ouverture en introduisant une commande opposée à l’initiale ! Il faut que tu tapes le code qu’ils ont entré dans l’autre sens !

 

Le chasseur de primes jeta un bref coup d’œil en direction du Grand Ancien. Puis il considéra le mobile que Jet avait brisé.

 

-         La machine est cassée !

-         Oublie ce jouet, c’est du toc ! Tant que le panneau de commande marche, on va pouvoir entrer le code. Dirige-toi vite vers le clavier, et quand tu seras prêt, je te donnerai les chiffres !

 

Le chasseur de primes jeta un regard aux alentours. Le panneau de commande métallique se situait de l’autre côté de l’espace de prière. Il allait devoir traverser tous les rangs adverses.

 

-         Retardez cette seiche moisie, je vais lui claquer la porte aux ventouses !

 

Résolu à donner le meilleur de lui-même, il s’élança en avant. Il sentit son cerveau se bloquer, se focaliser uniquement sur une ligne imaginaire entre lui et son objectif, une ligne brisée par la présence des nombreux hommes-poissons, ligne qu’il allait devoir suivre. Au fur et à mesure de sa progression, il anticipa chaque mouvement de chaque personne, esquivant un coup, parant un autre, sautant par-dessus un agresseur en prenant appui sur ses épaules, et sans jamais ralentir. La voix d’Ed continuait son explication.

 

-         J’ai écouté leur prière, tout à l’heure, et je l’ai notée. Alors, voyons voir… « Zéro est le nombre… » Je suppose que le code commence et se termine par 0, puisque cette phrase est dite au début et à la fin. Ensuite, on parle de l’ « infini » et de l’ « infinité », à mon avis, il s’agit du chiffre 8, qui est la présentation verticale du symbole « infini ». La spirale des cieux, je pense que c’est le 9, ça fait penser à un bras venu du ciel qui descend pour te prendre et t’attirer dans son cœur. Après, bien sûr, il y a « sept fois », donc 7, et le néant, ça reste 0.

 

Spike était arrivé à proximité du panneau de commande. Jet et les frères Elric se rapprochèrent de lui, mettant à mal les derniers adorateurs.

 

-         Attends un peu… Oui ! J’y suis arrivée ! J’ai réussi à trouver le bon algorithme ! J’avais raison, Spike ! J’ai les huit chiffres qui représentent la fréquence exacte de l’énergie psychokinétique libérée !

-         C’est passionnant, mais il faut que tu me dises sur quelles touches je dois appuyer !

 

Le clavier comportait une quarantaine de touches. Les vingt-six lettres de l’alphabet latin, les dix chiffres arabes et quelques autres dessins ressemblant à des runes.

 

-         On y va, Spike ! Tu repères le zéro ?

-         Oui, je l’ai !

-         Appuie dessus !

 

Le chasseur de primes pressa la touche. Tous les caractères du clavier s’illuminèrent, éclairés de l’intérieur. La machine commença de nouveau à vrombir.

 

-         Bon, et maintenant ?

-         Le deuxième chiffre, celui qui représente l’infini ! Le huit !

 

 

La créature fantomatique était à présent debout devant son enveloppe charnelle. Mais Masque de Mort redoubla ses assauts.

 

-         Oh non, infame creatura ! Tu vas crever ici et maintenant !

 

Il tendit les poings vers l’arrière, se concentra encore, et les projeta avec force en avant. Cette fois, ce furent deux ondes de choc circulaires qui partirent de ses bras pour frapper de plein fouet l’énorme monstre. L’ectoplasme eut un cri muet de douleur, résista du mieux qu’elle put. Il ne recula pas, mais n’avança pas davantage.

 

 

-         Et pour finir, tu appuies une troisième fois sur le zéro !

-         Okay !

 

Et Spike pressa la touche. Une longue plainte résonna au-dessus des têtes. Les crépitements d’énergie se firent de moins en moins forts, diminuèrent rapidement. Les deux obélisques cessèrent de luire. Les gangues de sang se durcirent, et éclatèrent en des millions de petites particules rouges. La déchirure entre les deux obélisques se rétracta, se comprima, se referma complètement. Le fantôme du Grand Ancien poussa un dernier barrissement muet, avant de s’estomper, et de disparaître. Son immense carcasse fondit en un clin d’œil, tous les fluides furent absorbés par la terre. Plus aucun des cultistes ne vivait, les derniers à avoir résisté aux furieux assauts, privés de l’énergie de leur dieu, étouffèrent et moururent comme des poissons exposés trop longtemps à l’air libre.

 

 

Enfin, le calme était revenu sur l’île de Deep Turtle. Spike, Jet, Edward, Alphonse et Angelo se regardèrent les uns les autres. Ils avaient tous été plus ou moins molestés, mais étaient vivants, et à peu près entiers. Horo revint alors, tenant Phil par la main.

 

-         Bien joué les gars ! Vous avez réussi.

-         Ouais ! Cette horreur n’avait vraiment aucune chance contre vous tous.

 

C’est à ce moment-là que Spike remarqua quelque chose qui le surprit, et pas qu’un peu. Phil avait l’air d’un enfant qui venait juste de sortir d’une salle de cinéma après avoir vu le dernier dessin animé à la mode. Il avait été capturé par des fanatiques, enfermé dans une cage, avait assisté à un rite sacrificiel près d’aboutir, un Grand Ancien était apparu devant lui, et toute la plaine était devenue un vrai champ de bataille… et ça ne l’avait pas affecté plus que ça.

 

N’importe quel gosse de cet âge aurait été traumatisé à vie, après tout ça !

 

-         Dis donc, toi… tu m’as l’air bien calme, pour un gamin qui vient de voir un concentré d’épouvante hard.

-         C’est normal, Spike Spiegel. En fait, je n’avais pas peur, parce que je savais exactement comment ça allait se passer. J’ai juste fait semblant pour que ce soit cohérent, pour ne pas éveiller vos soupçons. C’est vrai, si j’étais tranquillement resté assis dans ma cage avec un paquet de pop-corn, vous vous seriez posé des questions.

-         « Semblant » ? répéta Jet. Attends un peu, bonhomme… Qu’est-ce que tu racontes ?

-         Je savais que vous démoliriez ce monstre, tout comme je savais que vous vous retrouveriez ici, à Deep Turtle. Je savais aussi que l’hospice se ferait attaquer, que je me ferais enlever tout comme Horo, et qu’on serait sauvés à la fin, et par qui. Depuis le début, tout ce que j’ai imaginé s’est concrétisé, et vous avez tous été parfaits !

 

Spike Spiegel n’osa pas comprendre.

 

-         Tu… attends, tu es en train de dire qu’en fait… nous n’avons fait que ce que tu voulais qu’on fasse ?

-         Hé oui !

-         Nous n’avons été que des pions dans ton jeu ? gronda Angelo.

-         Pas seulement des pions, Angelo ! Des rois, des tours, des fous, et même une dame !

-         Mais enfin, tu n’es qu’un gamin ! Comment aurais-tu pu ?

-         Dans cette réalité, je suis un gamin, c’est vrai, mais dans une autre, j’ai une trentaine d’années, et je suis derrière le clavier d’un ordinateur sur lequel je suis en train d’écrire ce dialogue, Jet. C’est moi qui ai décidé que les sectateurs allaient vous poursuivre, vous et pas d’autres. Ils ont alors « lu » dans leurs prophéties qu’il fallait sacrifier une demi-douzaine d’individus exceptionnels, alors que c’est moi qui leur ai chuchoté cette prophétie. J’ai envoyé à Winston Marsh vos photos pour que ses hommes vous poursuivent. J’ai imaginé toutes les situations, à la fois celles que vous avez vécu durant les cent trente pages de ce récit, ainsi qu’une partie de votre vécu précédent. Ainsi, il m’a paru nécessaire de faire connaître à Angelo une telle déchéance, pour qu’il puisse mieux remonter la pente !

-         Hé, les enfants, ce ne serait pas la première fois, ma foi, qu’on a affaire à un enfant qui fait l’enfant mais qui n’est pas du tout un enfant ! rappela la voix juvénile de la préadolescente à travers le communicateur. Pas vrai, Jet ? Pas vrai, Spike ?

 

Masque de Mort sentit un violent accès de colère enserrer ses tripes.

 

-         Sale petite vermine !

 

Il avança d’un pas vers Phil, levant un poing menaçant, lorsque les deux frères Elric et Horo firent barrage.

 

-         N’y pense même pas.

-         Cet avorton a joué avec nos vies comme de vulgaires marionnettes, et vous trouvez ça normal ?

-         Si ce que dit cet enfant est vrai, Angelo, qu’est-ce que nous y pouvons ? Il peut faire de nous ce qu’il veut s’il en a le pouvoir.

-         J’ai eu le pouvoir de vous rendre tous plus héroïques encore ! Vous avez empêché la mort de milliers d’innocents ! Il allait provoquer une terrible inondation qui a noyé toute la côte du continent le 2 avril 1925 !

 

Il y eut un petit silence que Spike rompit.

 

-         Je ne suis pas historien, mais s’il y avait vraiment eu une catastrophe de ce genre, ça serait dans tous les livres d’histoire, non ?

-         Et c’est justement grâce à vous tous qu’elle n’aura pas lieu, et que personne ne s’en souviendra ! Le Grand Ancien a raté son entrée, et comme la conjonction des étoiles a déjà changé en quelques minutes, plus question de retenter le coup avant des siècles !

-         Et puis, de toute façon, on est tous en vie, non ? observa Edward. Cette expérience aura apporté quelque chose à tous !

-         Être une véritable épave méprisée par mes frères d’armes est un sort bien peu enviable ! cracha le Chevalier d’Or.

-         Oui, mais souviens-toi que l’auteur de Saint Seiya t’a tué, Angelo ! Normalement, tu n’as pas survécu à ton combat contre Shiryu ! Et avoue que devenir un simple mortel, évoluer parmi eux, t’a remis un peu les idées en place, non ?

 

Angelo desserra le poing, et les mâchoires. Peu à peu, il réfléchit à tout ce qu’il avait vécu. Phil continuait :

 

-         Tu as profité pleinement de la vie le temps d’une soirée, au Heaven Blues, puis dans les bras de Perséphone ! Bon, d’accord, c’était une tueuse. Mais il y aura d’autres femmes ! Et puis, tu as reconnu que tu étais dans l’erreur, ce qui t’a permis de recevoir le pardon d’Athéna, non ? Est-ce que tout ça n’en valait la peine ? Et pense aux autres : Horo a retrouvé le goût de vivre, et les frères Elric vont vivre de nouvelles aventures, ils vont tenter leur chance ailleurs. Quant aux deux chasseurs de primes, ils en auront pour leur argent !

-         Qu’est-ce que tu veux dire ? maugréa Spike.

-         Regardez donc dans les poches de Winston Marsh. Il a la clef du coffre-fort du sous-sol du C.r.a.b.e. qui contient toute sa fortune. Personne d’autre que vous ne pourra aller la récupérer !

 

Pendant qu’il parlait, Spike avait fouillé le corps de Marsh. Il sortit effectivement d’une des poches une grosse clef de fonte. Les deux chasseurs de primes se regardèrent, puis Jet haussa les épaules. Phil insista :

 

-         Allez, ne faites pas la mauvaise tête ! On a bien rigolé, non ? Vous avez tous été super ! De vrais héros, comme au bon vieux temps !

-         Ouais… ça, c’était une sacrée affaire ! déclara Jet en riant.

-         J’avoue, je me suis tout de même bien amusée, susurra Horo.

-         C’était géant ! s’écria Alphonse. Hé, grand frère, désormais, on nous appellera « les tueurs de Grands Anciens » !

-         D’ailleurs, ça me fait penser, Phil… D’où venait ce Grand Ancien ?

 

Le petit garçon fit un petit rond de jambe gêné.

 

-         Eh bien… je n’ai pas inventé ça, non plus. Je l’ai emprunté.

-         À qui ?

-         Au monsieur triste, Howie. Dans ses cauchemars, il a imaginé que Dieu et le Diable n’existent pas, que seuls les Anciens Dieux dirigent l’univers.

-         Alors, si je comprends bien, tu as réuni des héros venant de plusieurs univers différents…

-         Mais issus des mêmes sources, précisa Phil.

-         Oui, bon, d’accord… et donc, tu les as – enfin, tu nous as opposés à des forces venant d’une autre source ?

-         Oui, c’est ça ! J’ai mélangé quelques shônen avec de la littérature d’épouvante américaine !

-         Un sacré cocktail, pas forcément très facile à digérer, murmura Angelo, songeur.

 

Un petit silence plana. Comme personne ne disait mot, Phil reprit :

 

-         Un mélange des genres, ça fait pas de mal, non ? Quant à la raison précise pour laquelle vous êtes tous réunis ici, c’est simple : vous partagez tous un point commun.

-         Lequel ? Je ne me sens aucun lien avec cette brute bornée ! rétorqua Horo d’une voix pincée, en regardant en travers Angelo.

-         Comme si j’avais envie de partager quelque chose avec cette grue ! cracha le guerrier.

 

Les deux frères Elric voulurent rendre le sourire à la déesse.

 

-         Nous, on t’aime bien, Horo.

-         Ouais, j’aimerais savoir ce qu’on a en commun avec une fille aussi jolie et aussi forte !

 

Enfin, la jeune femme releva la commissure gauche.

 

-         Tu peux nous dire à quoi tu penses, Phil ?

-         Eh bien, je vous connais tous aujourd’hui grâce à un élément extérieur en particulier ! Un seul lien, mais quel lien ! Un seul fil conducteur, celui qui m’a fait découvrir les œuvres dont vous êtes tous issus. Je ne sais pas s’il connaissait déjà les livres d’Howie avant que je ne les lui présente, mais qu’importe ! Grâce à lui, j’ai découvert des tas de jolies choses, de vrais trésors artistiques qui m’avaient été interdits dans mes jeunes années. Et je me rattrape comme je peux ! Bon, d’accord, je tâche de ne pas devenir complètement maniaque de ça, mais je fais ce que je peux pour doser !

-         D’accord, dit Spike. Et pourquoi ? Pourquoi avoir fait tout ça ? Si c’avait été un film, je te raconte pas le budget qu’il aurait fallu !

-         L’avantage de l’écriture, c’est qu’en dehors du temps, ça ne coûte pas grand-chose. Et pour répondre à ta question…

 

Phil s’était approché d’une des sculptures grotesques. Il sauta et s’accrocha sur un des bras qui dépassaient, et tira aussi fort qu’il put. Le bras de la statue s’abaissa, et une série de cliquetis résonna à travers tout l’espace de prière. Phil continua son explication.

 

-         Je voudrais d’abord clairement nommer ce fil conducteur. Ce n’est ni un lieu, ni un programme informatique, mais une personne. Une personne qui mérite toute mon attention et ma reconnaissance aujourd’hui.

 

La tête ronde de la statue grossière se fendit en deux et s’ouvrit, révélant un gramophone. Un rai de lumière sortit du nombril de l’être minéral, et se déploya sur un mur, un peu plus loin. Devant les yeux surpris des six adultes, une toile blanche se déroula juste sur le pan de mur où était concentré le rai du projecteur. Le claquement caractéristique d’une diapositive se mettant en place retentit. Le bras du gramophone se positionna sur le disque, et une petite musique douce se fit entendre. Spike plissa les yeux.

 

-         Hum… ça me dit quelque chose. J’ai déjà entendu ça quelque part !

-         Affirmativement affirmatif, c’est affirmé ! s’exclama Ed à travers le communicateur de bracelet. C’est Still Alive, la chanson qu’on entend à la fin du jeu vidéo Portal !

-         Portal ? Quel « portal » ? s’enquit Alphonse. Et c’est quoi, un jeu vidéo ?

-         J’en sais rien, mais entendre ça alors qu’on vient juste de fermer un portail, c’est malin ! pesta Edward.

-         En plus, les paroles sont appropriées, vous ne trouvez pas ? ajouta Phil en riant. Maintenant, je vais avoir le mot de la fin. Regardez le message ! Et merci au Fil Conducteur !

 

Horo, Edward, Alphonse, Jet, Angelo et Spike se tournèrent vers la toile. En un instant, tout devint clair. Tous rirent, applaudirent et acclamèrent en direction de la toile blanche, sur laquelle on pouvait lire :

 

 

 

08 07 1980

 

 

JOYEUX ANNIVERSAIRE

 

 

BENOÎT !

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