Une annonce de paternité
Chapitre VI
Lorsque la jeune femme revint à son cabinet après une matinée passée au tribunal, elle trouva Ino installée à la réception, mordant à belles dents dans un sandwich.
- Hé, protesta-t-elle. Pas d'en-cas pour ton premier jour de travail ici. Je suis passée te prendre pour t'offrir un vrai déjeuner dans un vrai restaurant !
Imperturbable, son amie but une gorgée d'eau minérale.
- Erreur, ma chère Saku. Tu as de tout autres projets.
Etonnée, la jeune femme arqua un sourcil.
- Shizune a pris ce message avant de partir, expliqua Ino en brandissant une feuille de bloc-notes. Ecoute bien car c'est assez elliptique : "" Union Trua. Midi. Le banc coté nord près du pin. N'oubliez pas votre stylo. Sasuke. ""
Le coeur battant, Sakura se laissa tomber sur la première chaise disponible. C'étaient les mots qu'elle attendait ! Une vague d'exaltation la submergea, aussitôt suivie par une bouffée de panique. Il avait accepté ! Pour des motifs qu'elle ne parvenait à percer à jour, Sasuke Uchiwa qui avait répondu à son annonce par simple curiosité, qui désapprouvait son projet prônait obstinément le mariage, se montrait disposé à jouer le jeu à sa façon. Elle allait devenir mère...
Emergeant en sursaut de ses rêveries, la jeune femme se rendit compte qu'Ino la considérait d'un air amusé.
- Que se passe-t-il ? taquina celle-ci. Aurais-tu des doutes, tout à coup ?
- Absolument pas. Je réfléchissais, c'est tout.
- Mmm... J'ai l'impression que ce Sasuke ne te laisse pas du tout indifférente, en fait. Regarde ! Tes mains tremblent et je ne t'ai pas vu une expression aussi égarée depuis des lustres !
- Qui resterait impassible à la perspective d'avoir bientôt un enfant ? protesta faiblement Sakura.
- A ce propos, comment a réagi Maki ?
- Maki ? Quelle Maki ?
- Ta mère, ma chère Saku ! Je parie que tu ne lui as encore rien dit ! Dans quel état tu te trouves, décidément ! Si tu veux mon avis, rends-toi à pied à Union Trua. L'air frais t'aidera à te ressaisir.
- Ne dis pas de bêtises, voyons, marmonna la jeune femme.
Ce qui ne l'empêcha pas d'échanger docilement ses escarpins contre une paire de chaussures de sport. Puis elle dirigea son regard vers la fenêtre. L'épais brouillard qui avait envahi la ville ne s'était toujours pas levé. Frissonnante, elle resserra la ceinture de son imperméable.
- Te voilà seul maître à bord, Ino, s'exclama-t-elle, feignant la plus grande déconcentration. Je te laisse tous mes dossiers à compulser. Et ne t'inquiète pas pour la clientèle, je n'ai aucun rendez-vous avant seize heures.
Ino jeta son gobelet vide dans la corbeille à papier.
- Tiens, à propos de clientèle, j'allais oublier : une jeune femme blonde est passée tout à l'heure pour toi. Je lui ai dit que je t'attendais d'une seconde à l'autre, mais elle a refusé de rester. Elle n'a même pas voulu me donner son nom.
- Mmm... est-elle à peu près de notre taille avec des cheveux longs et un visage fin et crispé ?
- C'est à peu près cela, oui.
- Je crois savoir de qui il s'agit, murmura Sakura en fronçant les sourcils. Enfin... j'espère qu'elle trouvera le courage de revenir. Il faut que je file, à présent. A tout à l'heure ! Et encore toutes mes excuses pour notre déjeuner manqué !
Dehors, Sakura respira à pleins poumons l'air épais et chargé de brume. Ino avait vraiment eu une idée de génie en lui conseillant la marche à pied ! songea-t-elle en accélérant le pas. Elle se sentait moins nerveuse. Soudain le vent forcit dans son dos, envoyant dans ses yeux ses longs cheveux défaits. Riant toute seule, Sakura se retourna, laissant la bise balayer en arrière ses mèches capricieuses. Puis elle ramassa sa chevelure et la glissa sous son col. Lorsqu'elle rapartit dans le bon sens, elle se rendit compte que c'était une manie qu'elle avait eue, toute jeune fille. Il y avait des années qu'elle n'avait pas accompli ces gestes !
Les mains dans les poches de son imperméable, la jeune femme ralentit insensiblement son allure en approchant du but. Sasuke avait mal choisit son jour pour lui fixer un rendez-vous en plein air. Et pourtant, cette initiative lui semblait infiniment séduisante. Peut-être iraient-ils déjeuner ensemble pour sceller leur pacte ? Pas avant que leurs deux signatures ne soient apposées sur le contrat, en tout cas...
A l'angle de la place, Sakura s'immobilisa involontairement. Il était là, sur le banc, entouré d'une nuée de pigeons qui voletaient cà et là, se chamaillant pour venir manger du pop-corn dans sa main. Le jeune homme se tenait penché et une mèche noire tombait sur son front. Son coeur bondit dans sa poitrine. Reste calme, Sakura ! Tu es venue pour passer un marché, rien de plus. Sasuke releva la tête et sourit en notant sa présence.
- Vous êtes à l'heure, Sakura. Venez donc vous asseoir près de moi. Du moins, si ces oiseaux consentent à vous laisser un peu de place ! enchaîna-t-il en chassant les pigeons.
Timide, elle s'installa à l'extrême bord du banc. Sasuke se pencha pour nourrir un moineau et d'un même mouvement, pressa sa cuisse contre la sienne. Un frisson la parcourut. Tu es ici pour affaires, Sakura ! Et néammoins, ces affaires étaient de drôles d'affaires... Comment procéderaient-ils une fois les formalités accomplies ? Choisiraient-ils son appartement ou le sien ? Et peut-être serait-il indiqué de lui offrir un dîner au restaurant ensuite ? En pleine confusion, elle s'efforça de se ressaisir. D'abord le contrat. Le reste n'était qu'une question de détail.
- L'avez-vous apporté ? s'enquit-elle avec une feinte nonchalance.
- Apporté quoi ?
Sakura prit une profonde inspiration.
- Le contrat, bien sûr.
Sasuke prit le temps de finir le pop-corn, froissa le sachet en boule et visa avec succès la poubelle la plus proche.
- Quel contrat ?
- Sasuke voyons ! Celui qui nous lie tous les deux dans le but de... de...
- Ah ! Mais oui, ou ai-je la tête ? fit-il en sortant le papier de sa poche.
Soulagée, Sakura prit le document.
- Je suppose que vous l'avez déjà signé ?
Sasuke comprit que le moment était venu de se jeter à l'eau.
- Pas encore, comme vous pouvez le constater. Je voudrais que nous discutions d'abord d'un rajout que j'aimerais y voir figurer.
Contrariée, Sakura fronça les sourcils.
- Vous deviez m'appeler si vous aviez des modifications en vue ! Peut-être pourrons-nous les inscrire plus tard, si elles ne sont pas déterminantes.
- Je crains que celle que j'ai en tête ne soit pas vraiment mineure à vos yeux... Puisque vous désirez un bébé, Sakura, je présume que vous êtes disposée à accepter quelques concessions de votre côté.
La jeune femme le gratifia d'un regard suspicieux.
- Si vous estimez que la rémunération est insuffisante...
- Oubliez cette histoire d'argent, par pitié, la coupa-t-il avec virulence. Je ne veux pas un centime de vous.
- Alors qu'attendez-vous de moi, au juste ?
Sasuke plongea dans les siens des yeux qui ne cillaient pas.
- J'aimerais que vous m'épousiez, Sakura.
Foudroyée sur place, elle le considéra un instant d'un air incrédule avant de se relever, folle de rage.
- Est-ce que vous vous moquez de moi, Sasuke Uchiwa ?
- Certainement pas. Je pose mes conditions, c'est tout. J'ai un besoin aussi impérieux d'une épouse qu'il vous faut un père pour votre enfant. Et si vous preniez la peine de vous asseoir, je vous expliquerais pourquoi.
Le visage fermé, la jeune femme obtempéra, non sans laisser entre elle et lui la plus grande distance possible.
- Vous pourrez expliquer tout ce que vous voudrez. Jamais vous ne me ferez changer d'avis à ce sujet !
Imperturbable, Sasuke entreprit de la mettre au fait des dispositions testamentaires de son père. Sans réussir le moins du monde à calmer Sakura...
- Et vous voulez que je me marie avec vous pour cette seule raison ? C'est une exigence démesurée, ridicule même !
- Pas uniquement pour cette raison, Sakura ! Car si vous songiez un instant à l'intérêt de votre enfant, vous saisiriez aussitôt de le rendre légitime.
Un instant, Sakura demeura interdite, frappée par la pertinence de cet argument.
- Nous ne sommes plus au Moyen Age, protesta-t-elle sans grande conviction. Les moeurs ont changé et les structures familiales avec. Qui se soucie encore de mariage ?
- Votre raisonnement se tient parfaitement, Sakura. Mais il n'en reste pas moins que votre fils ou votre fille ne rencontrera pas les mêmes problèmes si il ou elle peut se targuer d'avoir un vrai père. C'est peut-être stupide, mais c'est ainsi.
Effarée, la jeune femme se boucha les oreilles. Il avait peut-être raison, mais se rendait-il compte à quel point ce qu'il lui demandait était insensé ? Elle ne pouvait franchir ce pas de sang-froid, c'était inconcevable ! Soudain furieuse contre elle-même, contre lui et contre le monde entier, Sakura se leva d'un bond.
- Je ne me marierai jamais, vous m'entendez ? Ni avec vous ni avec personne d'autre. Et à présent, adieu !
La jeune femme s'était déjà éloignée à grands pas, lorsque Sasuke trouva la présence d'esprit de lancer :
- J'ai prévu une clause résolutoire dans un délai de six mois !
Mais Sakura ne ralentit même pas. Elle ne l'avait pas entendu, comprit-il, les yeux rivés sur sa silhouette. Impavide, le jeune homme sortit de sa poche une revue de mots croisés. Il n'était pas exclu qu'il se trompe mais son instinct lui disait qu'elle reviendrait...
Entrant dans le brouillard, Sakura bouillait tellement de rage qu'elle se sentait prête à exploser. Tu aurais dû te douter qu'il y aurait une contrepartie, tête de linotte. Tout était trop simple, trop parfait. Et maintenant que tout est compromis, que faire ?
Pleine de dépit, elle se percha sur une borne à incendie, maudissant sa position inconfortable. Il lui fallait réfléchir, cependant, mettre de l'ordre dans ses pensées au lieu de trmpêter dans le vide. Qu'entreprendre, à présent ? Repasser une annonce ? Chercher un autre père ? Mais non, cela ne servirait qu'à perdre beaucoup de temps pour parvenir à une conclusion qu'elle connaissait déjà : aucun de ceux qui se présenteraient n'arriverait à la cheville de Sasuke !
Alors quelles étaient les options restantes ? Accepter de l'épouser ou renoncer complètement à son projet. Pas d'autre alternative. Autrement dit, l'impasse complète. Car elle voulait l'enfant et elle voulait Sasuke. C'était aussi simple que cela. Longtemps, la jeune femme demeura immobile, en tentant de mettre au clair les données de ce problème insoluble. Puis, lentement, délibérément, Sakura se releva. Puisqu'elle n'avait pas d'autre choix que de satisfaire ses exigences, elle allait s'y résoudre. Mais non sans poser ses propres conditions !
A grands pas, elle repartit en sens inverse sans qu'il lui vienne un instant à l'idée que Sasuke ait pu quitter son banc. Et il était là, en effet, griffonnant Dieu sait quoi dans une pose nonchalante. Elle se contraignit à sourire, bien décidée cette fois à garder le contrôle de la situation.
- Me revoilà !
- C'est ce que je constate... Etes-vous disposée à lire ma version du contrat, à présent ? s'enquit-il en rangeant ses mots croisés.
- Pas encore. J'ai réfléchi à votre proposition et je suis disons... prête à négocier.
- A la bonne heure ! Ce ne sera pas facile, néanmoins. En matière de mariage, on accepte ou on refuse. Il n'y a guère de solutions intermédiaires !
- C'est là que vous vous trompez, Sasuke. On a également la possibilité de s'y résigner de façon temporaire.
- Tout à fait d'accord avec vous... Et si c'est à une clause résolutoire que vous songez, elle a déjà été prévue par mon avocat, annonça-t-il avec désinvolture.
Vexée, Sakura le foudroya du regard.
- Vous auriez pu me le précisez tout de suite !
- J'ai bien essayé, mais vous ne m'en avez pas laissé l'occasion ! Tenez, jetez donc un coup d'oeil à ceci, proposa-t-il en posant les feuillets sur les genoux de la jeune femme. Cela facilitera la discussion, vous ne pensez pas ?
Les mains tremblantes, Sakura s'empara du contrat et prit connaissance de l'article que l'avocat de Sasuke avait rajouté. C'était simple, détaillé et sans ambiguïté possible. Une solution parfaitement acceptable pour chacune des parties... Et que Sakura était vexée de ne pas avoir trouvée... Mais cela, elle ne pouvait le dire à Sasuke !
Au bord du vertige, Sakura hésita un instant. Le plus élémentaire bon sens aurait voulu qu'elle demande quelques jours de réflexion. Comme dans un état second, cependant, elle se vit accepter le stylo que Sasuke lui tendait. D'un geste assuré, elle parapha et signa le document.
Il avait gagné... Les Etablissements Uchiwa et Cie lui appartenaient. Le problème qui l'avait hanté pendant deux ans se trouvait finalement résolu sans qu'il ait à concéder le moindre sacrifice. Et pourtant... loin d'éprouver le sentiment de triomphe attendu, Sasuke se sentit la proie d'un inexplicable regret tandis que les paroles de Shikamaru résonnaient de façon lugubre à ses oreilles. "" Le prix à payer pourrait être plus élevé que tu ne le penses, Sasu. "" Mais il était trop tard pour reculer...
- Voilà... je crois que tout est réglé, cette fois-ci, commenta la jeune femme d'une voix atone.
Sakura se leva et lui tendit la main. Sasuke l'imita et ils échangèrent une poignée de main. Quelle façon ahurissante de procéder, songea-t-il, les yeux rivés sur la feuille de papier que Sakura faisait disparaître dans la poche de son imperméable. N'auraient-ils vraiment pas pu se passer de ces formalités ? En dressant entre eux cette barrière juridique, ne venaient-ils pas de rendre à tout jamais impossible un rapport affectif normal ?
- Bien, murmura Sakura. Il est temps que je retourne à mon cabinet. La semaine qui vient sera chargée pour moi, mais ensuite je serai plus disponible. Appelez-moi lorsque vous aurez fixé la date du mariage.
Sasuke eut un sursaut de révolte lorsqu'elle tourna les talons. Il ne pouvait pas la laissé partir ! Pas ainsi, en tout cas... Il agrippa fermement son épaule.
- Vous oubliez quelque chose, Sakura.
Sans lui accorder le temps de réfléchir, il posa ses lèvres sur les siennes. Ils étaient seuls, isolés du monde par le brouillard dense qui les enserrait dans son cocon. Quel contraste sidérant contre la douceur de cette lèvre étreinte et la façon presque glaciale dont ils avaient conclu leur arrangement ! Un instant, Sakura s'abandonna contre lui et une vision fugace de ce qui aurait pu advenir entre eux transperça le coeur de Sasuke comme une dague. Qu'avaient-ils fait ? Lorsqu'il la relâcha, sa voix était rauque, voilée.
- Je vous téléphonerai, Sakura...
Avec une sensation de solitude comme elle n'en avait encore jamais éprouvé, la jeune femme demeura immobile, suivant des yeux la silhouette virile qui s'éloignait sans se retourner.