Chat noir
Le soleil était haut dans le ciel de Konoha et la grande place, encombrée par les carrioles des marchands de légumes. Un peu plus au nord, les apprentis ninjas échangeaient leur bento à l'ombre du vieux chêne.
Kiku Hojo s'arrêtait souvent devant l'académie. D'abord parce qu'elle voulait garder un œil à distance sur le dernier Uchiwa puis, lorsqu'il avait été promu genin et par la même occasion avait quitté l'établissement, parce que les vieux jours lui manquaient.
Méconnaissable dans le tablier tâché de son père.
Le vieux Hojo lui avait finalement laissé la relève, trop usé pour voir clair dans l'arrière-boutique. Kiku Hojo avait gagné en rondeurs et entretenait une superbe crinière blonde. Elle ressemblait finalement bien à sa mère.
Elle avait en revanche toujours eu ces yeux rieurs et ce sourire serein qui mettaient d'emblée à l'aise. Elle s'amusait de tout, même de sa propre misère : on racontait que depuis le massacre des Uchiwa, elle ne dormait plus sur ses deux oreilles et qu'on la voyait plus souvent au terrain d'entraînement abandonné. Certains allaient même jusqu'à dire qu'elle fomentait une vengeance. Puis, parce qu'elle n'avait jamais abandonné l'affaire familiale pour une quête légendaire, on avait cessé de spéculer à son sujet pour suivre de près l'évolution du jeune Sasuke.
Petit prodige renfrogné du village.
A l'image de son traître frère aîné.
Kiku verrouilla la porte de l'atelier et longea à grands pas les rues animées.
Pause déjeuner.
Elle enroula sa serviette autour de son bras droit : elle sacrifiait volontiers les repas de midi pour un plongeon dans l'eau claire de la rivière. Les journées de travail étaient tellement accablantes en été...
Elle salua au passage de vieilles connaissances et franchit l'immense portail vert.
Kiku lâcha enfin sa serviette en apercevant l'étendue azurée et traversa la berge en courant.
Elle disparut en faisant des remous avant d'émerger en clignant des yeux, hilare : l'eau était incroyablement fraîche !
Elle plaça une main en visière pour scruter la berge et plissa les yeux en apercevant une petite silhouette informe au loin.
Son rire s'étrangla.
Elle ne l'avait pas vu depuis longtemps celui-là...
L'ombre du chat la regarda tranquillement nager dans sa direction et ne broncha pas lorsqu'elle se hissa à côté de lui.
« Tu sais que tu es mort, toi ? » Lâcha Kiku en ramenant ses jambes sous son menton.
Le chat secoua mollement la queue.
Kiku tenta de le chasser à grands gestes de la main avant de renoncer : il ne bougerait pas d'un poil.
« Quelle catastrophe viens-tu m'annoncer, cette fois-ci ? » Murmura-t-elle en essorant ses cheveux mouillés sur le côté.
Elle poussa un soupir et se laissa tomber sur l'herbe, bras ouverts :
« Tu me fatigues. »
Tout allait pour le mieux : Konoha avait dû perdre son hokage pour faire la paix avec Suna, Akisada-sensei s'était remis des blessures de sa dernière mission, Sasuke s'était fait de bons amis à l'académie et les affaires marchaient plutôt bien à l'atelier.
Elle ferma les yeux.
Les rayons de soleil étaient aveuglants derrière ses paupières closes, une libellule se posa sur une tige en frétillant des ailes. Elle pouvait entendre au loin la rumeur des villageois qui traversaient le pont en tenue de voyage. La plupart allait à Suna et scellait ainsi symboliquement l'alliance entre les deux nations.
En y repensant, elle n'avait pour sa part jamais quitté le village.
La rumeur des passants se dissipa derrière le son à peine perceptible de petites clochettes.
Kiku ouvrit les yeux et tourna la tête : deux voyageurs en robe noire et chapeau de paille avançaient à pas lents dans sa direction.
Elle attendit qu'ils fussent suffisamment proches pour les interpeller :
« Il vous faut passer le portail principal si vous cherchez à rejoindre le village. »
Mais ils la devancèrent sans lui prêter attention. Kiku se redressa, interloquée.
« Qu'est-ce qu'ils font ? »
Elle détourna les yeux : l'ombre du chat avait disparu.
Kiku reporta son attention sur les étrangers qui s'éloignaient, hésita avant de ramasser sa serviette et se résoudre à les rattraper :
« Attendez ! »
Ils s'arrêtèrent en chemin. Elle s'imposa devant eux et désigna du doigt le pont :
« Vous ne pouvez pas accéder au village en longeant la rive, tous les voyageurs doivent entrer par là-bas. »
Le plus grand des deux ricana sous son chapeau :
« Passes-ton chemin, petite. »
Kiku fronça les sourcils, secouée : ils n'avaient l'air manifestement pas perdu. Celui qui venait de lui répondre portait aussi un fourreau impressionnant sur son dos d'où surgissait le pommeau d'une épée. Des motifs en forme de nuages rouges qu'elle ne reconnut pas ornaient par ailleurs leur uniforme. Elle se sentit très vite menacée mais ne céda cependant pas le passage :
« Qui êtes-vous ? »
Un long silence lui succéda avant d'être brisé par le second voyageur :
« Kiku Hojo, je me trompe ? »
Kiku se pétrifia.
Elle aurait reconnu cette voix entre mille.
Basse et traînante.
« Une de tes anciennes concubines, Itachi ? Ironisa l'épéiste, je savais les filles de Konoha hardies mais pas sottes. »
Kiku ne reprit pas tout de suite contenance : elle cherchait les yeux du déserteur sous son chapeau de paille.
C'était bien lui.
Ou presque : le regard était plus sanglant, plus incisif et son arcade sourcilière ombrageuse. Le sharingan n'était enfin pas le sien mais celui de Shisui.
Si rien ne mettait en doute son implication dans le massacre du clan fondateur, elle avait toujours cru qu'Itachi n'avait jamais tué Shisui.
Et elle n'y croyait toujours pas.
« Qu'est-ce qu'on fait d'elle, Itachi ? Reprit l’épéiste avec agacement, je sais que tu peux avoir des scrupules à te débarrasser d'une civile mais elle risque d'annoncer notre arrivée. »
Itachi laissa tomber son couvre-chef :
« Non, fais-ce que tu veux. »
Kiku se ressaisit en apercevant la lame titanesque de Kisame s'abattre sur elle. Elle glissa sur le côté pour éviter un premier coup avant de se replier en courant.
Kisame s'esclaffa :
« Je vois : la petite cache bien son jeu. »
Kiku fléchit les jambes, le souffle court. Elle eut à peine le temps de réfléchir à une parade que Kisame chargea de nouveau. L'épée pourfendit le tronc d'un arbre environnant en la ratant de peu. Elle s'opposa fébrilement à ses attaques suivantes. Plus loin, Itachi n'avait pas quitté son emplacement initial et suivait, l'air indifférent, leurs mouvements.
Oui, c'était peut-être bien un meurtrier.
Kiku plongea en avant et tira sur la pelouse. Kisame chancela un bref instant. Elle roula sur le côté, les mains illuminées par un chakra bleu, sembla se diriger vers l'épéiste avant de bifurquer au dernier moment vers Itachi.
Kisame ne chercha pas à la poursuivre : Itachi saurait parfaitement se débrouiller seul.
Kiku ralentit avant de s'arrêter à mi-chemin. Itachi leva des yeux éteints sur elle :
« Tu ferais mieux de te battre de toutes tes forces. »
Elle voulut répondre mais fut soudain prise pour cible. Itachi n'avait pas attendu qu'elle se décidât pour lancer ses kunais.
Et il ne manqua pas sa cible.
Kiku dérapa sur le côté, la mine déformée par la douleur. Tira la lame d'un coup sec de son bras tout en encaissant en dernier recours les coups que lui infligea le mercenaire. Sentit son torse prendre feu avant de profiter d'un instant de répit pour riposter.
Itachi évita chacun de ses assauts. Kiku posa en plein élan une main sur son bras ensanglanté et y dessina du bout des doigts un kanji.
Pivota sur elle-même et tendit le bras.
Itachi recula sensiblement devant la lumière bleue qui jaillit dans sa direction.
Du chakra dans son état initial ?
Elle pouvait donc donner une matérialité et se délester de son propre chakra pour le laisser évoluer en entité autonome.
Et difficile de se déplacer aussi vite que les rayons incandescents. Itachi se débarrassa de son manteau rongé par l'énergie agressive et plissa les yeux.
Kisame accourait en renfort mais il avait déjà activé son genjustsu.
Le chakra regagna aussitôt sa propriétaire et le sceau fut absorbé dans le sang. Kiku vit Kisame disparaître et Itachi se matérialiser dans une nuée de corbeaux sous un ciel écarlate.
Elle s'aperçut dans un battement de cœur qu'elle était incapable de faire le moindre mouvement et écarquilla les yeux en apercevant l'ombre de Kyubi derrière Itachi.
« De quoi as-tu peur, Kiku ? »
La voix d'Itachi lui parut très lointaine. Elle essaya de fermer les yeux mais la vision s'effaça pour une autre, atrocement palpable.
« Je brûles. » Constata-t-elle avec effroi.
Ses jambes prenaient feu sur le bûcher alors que le grondement de Kyubi se faisait incessant. Elle leva la tête péniblement, accablée. Dans ce monde, elle avait perdu tous ses repères.
Les pas d'Itachi résonnaient entre chaque rugissement. Il s'arrêta plus près d'elle :
« Et qu'en est-il de tes aspirations à la paix ? Tu me parais plutôt prompte au combat. »
Elle lui adressa un sourire torturé.
« J'y ai peut-être renoncé depuis longtemps. » Articula-t-elle dans un hoquet de douleur.
Il ne cilla pas.
« Mais tu sais, reprit-elle alors que les flammes la dévoraient, je peux encore les entendre... »
Itachi l'interrogea du regard. Son sourire s'apaisa.
« … les colombes. » Acheva-t-elle.
Elles roucoulaient, perchées sur une branche à proximité. Kiku entendit ensuite de nouveau couler l'eau calme de la rivière, le pont grincer et la libellule quitter son perchoir dans un faible bourdonnement.
L'illusion se dissipa progressivement : les flammes s'éteignirent et la silhouette de Kyubi céda la place à une lune rouge puis un soleil lumineux.
Kiku émergea. Kisame avait rejoint Itachi et la scrutait avec circonspection.
Elle était totalement lucide.
Et indemne.
Il se tourna vers Itachi mais ne lut ni surprise ni colère. Il le savait du moins affaibli : le mangekyo sharingan mobilisait une quantité de chakra non négligeable et il n'était pas particulièrement endurant.
« Je vais m'occuper de cette petite salope une bonne fois pour toute. » Marmonna-t-il en brandissant son épée.
Kiku serra les poings, prête à riposter. Kisame s'apprêta à charger mais Itachi lui opposa son bras :
« Inutile, nous perdons notre temps. »
Kiku se détendit.
« Passez par l'entrée principale si vous cherchez à rejoindre le village. On vous arrêtera là en bonne et due forme. » Répéta-t-elle dans un souffle.
Itachi lui jeta un dernier regard :
« Nous nous reverrons. »
Et ils se replièrent dans un nuage poussiéreux.
[...]
Kiku apprit quelques heures plus tard que deux membres de l'Akatsuki, une organisation criminelle tenue jusque-là secrète, avaient forcé l'entrée du village et s'étaient opposés aux jônins Hatake Kakashi, Gaï Maito, Sarutobi Asuma et Kurenai Yûhi.