Les Tueurs de mes rêves

Chapitre 18 : Erreurs

3794 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 09:30

1

Oliver

 

Je ne me rendormis pas.

Je passai la nuit devant la télévision, encore une fois, jouant avec la télécommande jusqu'à sept heures du matin. Quand j'eus éteint l'écran, j'allai charger mon pistolet et le planquer dans mes affaires avant de me faire à manger. Une bulle glacée, dure comme le marbre, s'était accrochée à mon cœur. Et cette fois, même mes voix intérieures les plus envahissantes s'étaient décidées à la fermer. Ma détermination avait annihilé toute pensée rationnelle, écrasé tout argument logique qui aurait pu m'arrêter. Sans doute une personne en particulier aurait-elle été capable de me faire changer d'avis, mais je ne pensai pas à elle et, de toute façon, elle ne serait pas là pour voir ça.

Si je ne me chargeais pas de Gallagher, personne ne le ferait.

Une chance pour moi, Springwood étant plongée dans les dettes jusqu'au cou, aucun dispositif ne permettait à l'heure actuelle de repérer une arme à feu aux portes du lycée. Ironie de la chose, à une époque, j'avais très lourdement insisté pour qu'on investisse dans des détecteurs de métaux ou une connerie du même genre – juste après la fusillade de Virginia Tech, en fait. Je n'y songeai pas non plus.

La tuerie de l'université m'avait fait faire des cauchemars pendant une semaine. J'avais même la trouille de me rendre au lycée, et contrôler ma crise de panique pendant la minute de silence s'était avéré faisable, mais sacrément compliqué. Je m'étais réfugié dans les toilettes tout de suite après.

Avoir connu Krueger toute sa vie ne change rien à l'horreur qu'on peut éprouver face à ce genre de situation. D'une certaine façon, c'est même encore pire. J'ignore si toutes les personnes ayant croisé Freddy au cours de leur vie ont pu ressentir les choses à ma manière, mais en ce qui me concerne, depuis, je tends à considérer le monde réel comme un endroit extrêmement sécurisant, comparé à celui des rêves. Je sais pertinemment que c'est loin d'être exact, mais pour un dreamkiller, le sommeil représente autant le seul moyen d'exprimer pleinement ses talents qu'un risque, si élevé que c'en est absurde, de mourir épluché ou éventré. Notre refuge, c'est l'état d'éveil.

Imaginez à quel point ça peut être fatiguant. Imaginez à quel point ça peut être dur, parfois. Les victimes de Freddy ont connu ça, elles aussi. Est-ce plus facile à supporter quand ça n'a rien d'une habitude ? Est-ce plus difficile ? Ce n'est pas à moi de répondre à ces questions, mais dans ces conditions, quand on se rappelle la violence du monde tangible dans lequel on passe journée après journée, on ne se sent plus en sécurité nulle part. Et on fait encore plus de cauchemars...

Ça a pas mal servi à mes tentatives de suicide, ça aussi. La mort, c'est la tranquillité assurée. Sauf peut-être avec Krueger...

Je ne pensai à rien de tout ça. Je n'avais qu'une chose en tête : la tuer.

 

***

2

Rooney

 

Kendra l'avait fait. Elle s'était payé cette fameuse baraque d'Elm Street et les services de toute une équipe pour la rénover. Je savais désormais où elle trouvait l'argent, mais toujours pas pourquoi, après tout ce temps, elle avait gardé l'allure d'une adolescente de dix-sept ans sous l'entrelacs de ses cicatrices... « Raisons médicales », m'expliquait-elle vaguement, et elle semblait y croire, contrairement à moi. Mes doutes avaient laissé entendre que je ne lui faisais pas confiance, ce que je regrettais. Peut-être croyait-elle, à tort, que je la haïssais, or pour moi, Kanra Gallagher n'était qu'une façade ; il n'y avait et n'y aurait toujours que Kendra Morgan, celle que j'admirais autrefois, alors que j'étais gamine, et aimais maintenant.

Elle était partie. Elle m'avait dit que je pouvais rester ici aussi longtemps que je le voudrais, mais qu'entre nous, c'était fini. Elle avait lâché ça le plus naturellement du monde, le regard vide et les mains dans les poches de son jean troué comme du gruyère. Elle était belle, comme elle l'avait été avant que tout cela nous arrive. Sa beauté n'avait rien à voir avec la mienne – j'étais un cliché ambulant avec mes longs cheveux bouclés, mes robes et mes très fréquents talons hauts : j'avais une certaine classe, d'accord, mais aucune originalité à mes propres yeux – et ne ressemblait d'ailleurs à aucune autre. Elle dégageait un charisme renversant sans s'en rendre compte. Elle savait qu'elle pouvait effrayer, oui, mais elle se voyait sous cet unique angle, et ça l'arrangeait peut-être un peu. Je crois que j'étais triste pour elle. Retrouver ses souvenirs ne lui avait pas fait du bien. Aurais-je dû lui mentir ? Oh, elle l'aurait vu, de toute façon. Elle aurait immédiatement distingué la fausse note dans mes paroles et m'aurait dit de ne pas me foutre de sa gueule, même si c'était pour ne pas la blesser. J'imagine que quand on a passé sept années aussi infernales, on peut encaisser pas mal de choses.

Son coma restait l'unique puzzle incomplet, et seule Kendra était capable de rassembler les pièces manquantes. Elle avait gardé les sensations de ces sept ans de rêves, mais tout était encore flou. Au moins savait-elle que Freddy n'était pas responsable de toutes ses blessures...

Combien de fois m'étais-je excusée ? Impossible à dire. Elle ne paraissait même pas m'en vouloir.

Moi, si.

Elle m'avait attrapé les épaules et hurlé que je n'étais pas responsable de ce qui s'était passé, que c'était elle la seule fautive, qu'elle était malade mais que puisqu'elle avait enfin un traitement, tout allait s'arranger. Je lui avais demandé de quel traitement elle parlait, elle m'avait répondu que je le savais déjà et avait repris son souffle, de nouveau extrêmement calme. Elle n'avait véritablement réagi qu'à ce moment-là ; c'était comme si elle se foutait royalement du reste. Elle souhaitait seulement que je ne m'en veuille pas. Mais c'était impossible. La culpabilité me bouffait chaque minute un peu plus. Après son départ, j'avais pleuré, j'avais écrit aussi, pour ne pas oublier, pour mettre des mots sur ce que j'avais fait, sur la raison pour laquelle nous serions séparées, sur l'atroce douleur que je ressentais, sur cette infinie haine que je dirigeais contre moi-même.

Je trouvais presque du soulagement en cette rupture – et elle aussi, sans doute, étant donné qu'elle n'avait jamais assumé son homosexualité, la déguisant en passade, même avant son trop long sommeil.

S'il n'y avait que ça...

Notre courte relation s'était établie sur des fondations bien trop bancales. Je lui avais égoïstement caché la vérité pour qu'elle reste. Je l'avais trahie sur toute la ligne.

J'avais détruit sa vie.

J'ignore si je cesserai un jour de penser à cette soirée avant de m'endormir. Elle m'avait rejointe à la bibliothèque comme convenu, une grosse pile de livres dans les bras et les yeux injectés de sang, ce qui était mauvais signe. Elle avait décidé de se sevrer une semaine auparavant, son psychiatre l'ayant déclarée guérie, or les effets en étaient tout à fait néfastes et Kendra refusait toujours de suivre une cure à l'hôpital. Ça irait, disait-elle, elle contrôlait la situation et retrouverait bientôt une vie normale.

Au fond, nous savions toutes les deux que le docteur faisait fausse route. Kendra avait seulement tenté sa chance. Elle savait pertinemment que le qualificatif de « normal » ne s'appliquerait jamais à son existence. Nous nous y croyions préparées – toutes proportions gardées – jusqu'à ce soir-là, lorsque le contrôle fut définitivement perdu. Lorsqu'elle m'attaqua pour la première et dernière fois.

N'importe qui me dirait que je m'étais simplement défendue, mais cela changeait-il les choses ? Kendra en était toujours au même point. Et peut-être que les gens aiment se sentir coupables...

« Le vrai responsable, soufflai-je ce soir dans la pénombre, allongée sur le lit de camp qu'elle avait déployé pour moi, c'est Krueger, c'est ce foutu salaud de Krueger. »

Je n'avais connaissance que de son nom et de sa nature de rêve. Elle avait catégoriquement refusé de me le décrire physiquement, sans me laisser en saisir les raisons.

Elle ne m'avait pas non plus dit pourquoi elle repeignait elle-même les murs à la va-vite, masquant le moindre souvenir de ce que cette maison avait été.

Je revoyais ses yeux fureter dans tous les coins, vérifiant sans doute que la rénovation se déroulait comme elle l'avait prévu. Parfois, le globe oculaire à présent laiteux que j'avais percé sept ans plus tôt s'arrêtait sur moi avant de reprendre sa course. Il semblait curieusement valide – et j'étais persuadée qu'il l'était. J'étais même surprise qu'il fût dans cet état... Je l'avais à peine effleuré, j'en étais certaine. Kendra avait eu mal et légèrement saigné, bien sûr... il me semblait cependant impossible qu'il eût aussi mal cicatrisé. J'avais même failli le rater, bordel ! Et mon Dieu, j'aurais mille fois préféré cette version.

Oui... j'étais vraisemblablement trop optimiste. N'importe quelle blessure à l’œil est susceptible de le rendre inutilisable et, dans le cas où les secours arrivent trop tard, comme pour Kendra, le risque de le perdre est élevé.

Les faits étaient là. Je lui avais volé son œil. Pourquoi ne m'étais-je pas arrêtée là ? Pourquoi ? La panique m'excusait-elle réellement ?

Kendra ne se posait pas toutes ces questions. Kendra s'en foutait, Kendra s'était résignée, Kendra désirait oublier. Kendra ne voulait plus être que Kanra.

Et Kanra n'avait plus qu'une chose en tête : se venger. À moins que ce ne fût encore plus simple et qu'elle souhaitât juste vivre.

 

Kendra, je ne pense pas que tu liras un jour ces lignes. De toute façon, je t'ai déjà tout dit. J'aimerais t'apporter mon soutien, mais à quoi bon ?

Je ne te demande pas de me pardonner. Tu m'as dit que tu ne m'en voulais pas, mais tu m'as tout de même quittée... Je sais que c'est mieux comme ça, après tout le mal qu'on s'est fait. Ce que je veux dire, c'est que j'ai du mal à croire que ce que je t'ai fait subir te laisse de marbre. Au final, tu as un peu changé, oui. Tu parais blasée, détachée d'absolument tout. Plus rien ne peut t'atteindre...

Que nous est-il arrivé ? Qui est ce Freddy qui a démoli tout ce que nous avions ? Dis-le moi, je t'en prie. Moi aussi, je veux lui faire payer ça. Moi aussi, je veux le voir souffrir. Je veux le trouver et lui infliger les pires tortures. Tout est de sa faute, SALAUD, CONNARD, SALE PUTAIN D'ENFLURE, si tu savais comme je te hais, Krueger ! Si tu savais comme j'ai envie de te TUER, de t'arracher un œil, puis l'autre, si tu savais comme j'aimerais TE DETRUIRE ESPECE D'ORDURE DE MERDE ! QU'EST-CE QUE TU LUI AS FAIT ? QU'EST-CE QUE TU AS FAIT ?!

Je veux savoir, Kendra. Je veux savoir comment il a pu nous séparer. Je veux savoir comment tout ça est arrivé. Dis-le moi. Je t'en prie, dis-le moi, j'ai besoin de savoir. Rien de tout ça ne serait arrivé sans lui, alors s'il-te-plaît, dis-le moi.

Dis-moi pourquoi tu as enduré sept ans d'horreur.

 

***

3

Oliver

 

Quelque chose me perturbait.

Kanra Gallagher était là. Elle était assise à son bureau, le coude sur la table et le regard dans le vague, dirigé vers les fenêtres. Elle faisait rouler une cigarette non entamée entre ses doigts, en silence. J'interrompis mes explications sur le clonage et la fixai avec perplexité.

« Gallagher ? l'appelai-je, feignant le calme et essayant encore d'ignorer les réminiscences de la nuit précédente. »

Elle ne s'en prendrait à personne tant que nous étions tous bien éveillés, j'en étais sûr à cent pour cent. Cela n'étouffait pas les profonds sentiments d'angoisse et de répulsion que m'inspirait sa présence. Était-elle de retour en cours pour me narguer ?

C'est ce que j'avais cru en la voyant arriver, mais tout dans son attitude clamait le contraire. Elle venait en touriste, par ennui, attendant patiemment que le temps passe. Elle n'avait même pas croisé les jambes sur son bureau.

En fait... oui, elle avait l'air déprimée. Presque.

« Ouais, quoi ?

— Y a-t-il un problème qui vous empêche de suivre le cours ? »

Je jouais la comédie, c'était aussi simple que ça. Comme si je pouvais naturellement adopter un comportement normal avec cette chose...

« Tu as des yeux pour voir, non ? Bah regarde autour de toi, tu vas comprendre. »

Elle ne me regardait toujours pas.

Et oui, bien sûr que j'avais remarqué l'absence de Rooney, mais cela expliquait-il tout ?

« Rooney est-elle malade ?

— Non. T'occupe, fais ton cours, Olly.

— Elles ont rompu », crut bon d'intervenir Sophie.

Kanra haussa les épaules, fataliste.

« Euh, d'accord... Et Stanley, au fait ? m'enquis-je. Il est parti où ?

— Avec Rooney ? suggéra malicieusement Gabriel.

— Pas du tout, soupira Gallagher. C'est sur Sophie qu'il a des vues, de toute façon. »

L'intéressée s'apprêtait à protester quand la sonnerie coupa court à notre brillante conversation. Kanra fut la première à s'éclipser, quittant la salle à grandes enjambées agressives. Je n'hésitai qu'une fraction de seconde avant de la rattraper dans le couloir, tentant de ne bousculer personne au passage.

« Kanra... ? »

Si ses yeux s'étaient révélés être deux revolvers, elle m'aurait très certainement tiré une balle dans la tête. Je repensai à mon arme, toujours cachée dans mes affaires, et fus saisi d'un tel malaise que mon petit déjeuner me remonta presque jusqu'aux dents de sagesse.

Je n'y arriverais pas. Dans les cauchemars, j'en étais capable, mais dans le monde réel, c'était tout bonnement impossible. Je ne pouvais pas faire ça, je ne pouvais pas tuer une élève, même si son seul nom me foutait la gerbe, même si elle était une menace, même si elle n'avait pas vraiment dix-sept ou dix-huit ans. L'idée me paraissait tellement absurde et aberrante, tout à coup...

Peut-être serais-je passé à l'action si elle m'avait donné cette habituelle impression de vouloir me bouffer. Depuis mon arrivée au lycée, je n'avais cessé de penser à ce que je m'étais promis de faire, de me dire que j'en étais capable, puis que j'étais cinglé de vouloir faire ça à l'école, mais qu'il fallait que je la tue le plus vite possible... Je ne savais plus quoi faire. Une fois de plus, j'étais paumé.

« Écrase, Olly.

— Gallagher...

— Va jouer ailleurs.

— Qu'est-ce qui se passe ? fis-je, soudain acide. C'est Freddy qui t'a renvoyé chier ?

— Hein ? »

Elle me dévisagea, incrédule, un sourcil légèrement haussé.

« Il ne veut plus s'amuser avec toi ? crachai-je sans plus pouvoir me retenir. Tu lui sers plus à rien, c'est ça ?

— Bon, ça suffit, décréta Kanra, campée face à moi et le poing sur la hanche, j'en ai plein le cul de toutes ces conneries. Je suis plus d'humeur, là, j'en ai marre, il est temps de... »

Mon téléphone émit subitement sa nouvelle sonnerie depuis ma poche. Je décrochai sans laisser à Gallagher le temps de poursuivre. Elle croisa les bras en tapant du pied avec impatience, les yeux au ciel.

« Allô, Oliver Yellowspring ? s'enquit mon correspondant, écorchant mon tympan de sa voix presque stridente.

— Oui, c'est moi.

— Je suis le Docteur Murphy, de l'hôpital de Springwood. Abigail Bennett m'a dit que c'est à vous que je devais m'adresser...

— Oh, Abby ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Nous venons de la plonger en coma artificiel. Elle a été agressée chez elle ce matin, vers cinq heures.

— Mais elle...

— Elle est blessée. Son pronostic vital est engagé. Vous devriez... »

Je balançai le téléphone par terre et me jetai sur Kanra, la plaquant au carrelage. J'attrapai brutalement son cou des deux mains et me mis à serrer, l'esprit parfaitement vide, littéralement hors de moi.

« Je sais que c'est toi ! Je sais que c'est toi !

Lâche-moi, connard ! hurla-t-elle en se dégageant suffisamment pour inspirer un coup, les mâchoires crispées, les traits tirés, de minces filets de salive s'accrochant à ses lèvres. Lâche-moi ! »

En temps normal, le formidable coup de genou qu'elle m'asséna dans l'estomac m'aurait plié en deux, et le coup de poing qui vint quelques secondes après éjecter une gerbe de sang de mes narines aurait suffi à m'arrêter. Je n'entendis pas tous ces gens crier tandis qu'ils s'attroupaient autour de nous, essayant tant bien que mal de nous séparer. Je ne retrouvai ma conscience que lorsqu'ils y parvinrent, Gallagher me flaquant son pied en pleine poire pour faire bonne mesure. Elle reprit son souffle en me fixant et vissant un doigt sur sa tempe. Elle se releva seule, s'essuya la bouche et secoua la tête, me contemplant avec une étrange indifférence alors que, sous les regards ahuris des deux collègues qui l'avaient libérée, je me redressais, à moitié assommé, tournais les talons, ramassais mon sac et me dirigeais d'un pas plus résolu vers la sortie, le souffle haché par la douleur. J'éclatai en sanglots dans la cour, pleurai plus fort lorsque j'eus atteint ma voiture et me dis que si Abby mourait, je me foutrais en l'air sans aucune hésitation. Ma vie n'était plus qu'une sombre blague.

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