Les Tueurs de mes rêves

Chapitre 19 : Histoires de comas

2600 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/08/2016 18:17

« Je vous assure que ce n'est pas une bonne idée, Monsieur Yellowspring.

— C'est quoi, le problème, bordel de merde ? m'égosillai-je, ma voix écorchée résonnant dans le couloir et faisant se tourner les têtes vers moi. Je veux la voir, et tout de suite !

— Monsieur...

— Elle est massacrée, c'est ça ? Elle l'a massacrée ? Cette foutue connasse a massacré Abby ?

— Bon, écoutez, nous all...

— Laissez-moi la voir, je vous en prie, je veux la voir ! Elle... (J'avalai laborieusement ce qui me restait de salive.) Elle va s'en sortir, hein ? »

Je me remis à chialer. J'entendis le médecin pousser un soupir qui me donna envie de le démolir sur place. Ah ouais, je t'emmerde, pauvre con ? Tu m'empêches de voir la femme avec qui je sors et c'est toi qui te plains ? Elle va crever, tu m'entends, grosse merde ? ELLE VA CREVER !

Il ne répondit pas à ma question, ce qui me rendit presque dingue. En désespoir de cause, j'en posai une autre :

« Elle... elle est dans quel état ? »

Nouvelle expiration excédée. Connard.

Au moins, cette fois, il ne resta pas muet :

« Elle porte de nombreuses lacérations, des traces de coups également...

— Des lacérations ?

— Oui, notamment des griffures...

— Non, contrai-je, croisant les bras sur ma poitrine. Non, c'est impossible. »

Ça l'était pour deux raisons : d'une, Abigail Bennett ne connaissait pas Freddy – si ç'avait été le cas, elle ne dormirait pas aussi bien. Je savais qu'il était apparu à des gens qui ignoraient son existence jusque-là, mais Springwood était désormais bien trop insouciante pour qu'il puisse le faire. Quoique... Si la théorie de Gallagher se vérifiait, la ville était pleine de dreamkillers qui pouvaient l'avoir croisé. Et Abby n'en faisait pas partie, j'en étais sûr aussi, à peu près, enfin je savais pas... Mais elle ne l'avait pas croisé, j'étais prêt à le parier. De deux, je voyais très, très mal Krueger prêter ses griffes à quelqu'un, même à son pion favori. Il y tenait trop.

« Nous avons retrouvé l'arme du crime et prévenu la police. Il s'agit d'un gant muni de cinq lames au bout des doigts, donc si, il s'agit bien de coups de griffes, insista le Docteur Murphy, désireux d'avoir le dernier mot.

— Cinq ? répétai-je. Cinq lames ? »

L'arme favorite de Krueger n'en avait jamais comporté que quatre. Quatre, ni plus, ni moins. Une lame au pouce l'aurait inutilement gêné. Alors...

« Oui, une à chaque doigt, confirma Murphy.

— De quelle taille ?

— Euh, environ dix centimètres chacune, pourquoi ? »

Seulement ? Eh ben, Kanra était une sacrée mauvaise imitatrice...

Oh putain, Abby s'est pris dix centimètres de métal dans le corps... Oh non, oh non...

« Votre amie était consciente quand nous l'avons récupérée chez elle. C'est elle qui nous a appelés. Un jeune homme a frappé à la porte pour lui dire que les fenêtres de sa voiture étaient ouvertes et que ce n'était pas prudent. Il dissimulait sa main gantée dans sa poche...

— Un jeune homme ? » l'interrompis-je, interdit.

Oh non. Oh non, putain, dites-moi que c'est pas vrai... NON !

« C'est en effet ce qu'elle nous a dit. Pour le reste, la police enquête. Elle vous interrogera certainement. »

Non. Non, ce n'était pas possible. Non.

« Monsieur Yellowspring, est-ce que ça va ? »

Oh non, ça n'allait pas. Et ça n'irait plus avant longtemps.

Tout était de ma faute. Si Stan White était vraiment le coupable, alors oui, Abby Bennett mourrait à cause de moi. Il s'en était pris à elle pour me le faire savoir.

Non, pensai-je aussitôt, non, c'est pas cohérent. Freddy l'a peut-être manipulé, ou même possédé... Stan ne voulait pas être comme ça, et... et merde, ça fait combien de temps qu'il traîne chez Freddy et qu'il... Oh mon Dieu, il regarde les gens se faire tuer...

Je m'essuyai rageusement les yeux. Abby était dans le coma. Stanley avait cédé à ses pulsions. Freddy jouait toujours avec moi – et pour l'instant, gagnait haut la main – attendant avec gourmandise le moment où il me tuerait. Et Kanra...

Eh ben, c'était pas elle, tu vois.

Non, c'était pas elle. Je l'avais attaquée sans raison. Enfin, presque.

Et désormais, j'étais seul. Seul, sans plus aucun intérêt à lutter.

 

***

 

Les policiers vinrent effectivement me voir juste après le déjeuner. Ils restèrent peut-être une demi-heure, le temps que je leur dise qu'Abby n'avait, à ma connaissance, pas d'ennemis... à part, peut-être, Stanley White. Je le leur dis après m'être aperçu que je me fichais que le cinglé qui l'avait presque tuée finisse en taule. Ce n'était pas le White que je connaissais.

J'ignorais si le coller derrière des barreaux métalliques était susceptible de changer quelque chose au danger qu'il représentait peut-être désormais. S'il se mettait un jour à tuer les gens dans leur sommeil – et j'étais convaincu de la probabilité du truc – inutile de dire que la prison ne le retiendrait pas. En revanche, la thérapie pouvait être une solution... Sans doute.

Dans l'après-midi, le téléphone sonna plusieurs fois. Je ne le décrochai pas. Mes collègues du lycée pouvaient tous aller se faire foutre, ils ne me reverraient pas. Mes élèves non plus. Terminé.

J'avais échoué, encore une fois. Une personne que j'aimais allait mourir à cause de mon égoïsme.

Eh, vieux, chuchota l'une de mes voix alors que je me roulais en boule sur le canapé.

Ouais, quoi ?

Si Stanley a craqué, c'est pas ton problème.

Ta gueule. Il a tué Abby.

Tu l'enterres trop tôt, Oliver. Elle peut s'en sortir.

C'est ça, ouais, c'est ça.

Mes yeux me brûlaient. Je posai mon bras gauche sur mon visage en serrant les dents pour retenir les sanglots qui se pressaient derrière mes dents et mes paupières.

Dis, Oliver, pourquoi n'as-tu jamais cru en ceux que tu aimais ?

Hein ?

Tu sais comment fonctionnent les rêves, non ?

Je me redressai lentement, essayant de comprendre où mon satané cerveau voulait en venir.

Ils fonctionnent avec les souvenirs. Ouais, tu crois m'apprendre quelque chose, peut-être ?

Bah, des gens ont survécu à Krueger alors qu'ils n'avaient pas tes aptitudes.

T'en sais rien. Si ça se trouve, ils étaient tous comme moi.

Tous ? Vraiment tous ?

De toute façon, ils sont morts.

Je m'allongeai de nouveau en soufflant avec bruit. OK, j'avais été dérangé pour rien, fausse alerte.

C'est tout ? grognai-je. Tu me laisses dormir ? Faut que je retrouve Kendra Morgan.

Si tu avais cru en tes proches plutôt que de te prendre pour Superman et de vouloir sauver le monde à toi tout seul, ils seraient sûrement là aujourd'hui, avec toi dans ce salon, non ?

La ferme !

Si quelqu'un a assez de force mentale, il peut échapper à Krueger. Le tuer, probablement pas ; ça, c'est ton boulot, et encore... Ouais, tu parles, tu lui as jamais fait de mal, à Freddy. Mais tu sais, si ta femme et ton fils avaient senti ta foi en eux, et non la peur que tu éprouvais en les imaginant sans défense face à ce salaud, ils s'en seraient peut-être tirés... Qu'en penses-tu, mon gars ?

Je ne suis pas responsable de ce que les autres pensent d'eux-mêmes. Surtout quand ils ont trente-huit et dix-sept ans.

Certes, sauf que chacun est sensible au regard des autres. Ce n'est pas vrai ?

Je n'avais rien à répondre à ça. Je me sentais juste encore plus mal.

Et ça aurait été pareil pour Abby.

J'aurais dû tout lui raconter ?

J'en sais rien. Mais au moins, lui faire confiance.

Elle a été attaquée dans le monde réel, je te signale ! J'aurais seulement dû aider Stanley...

Tu crois pas qu'au fond, ça l'arrangeait de croire qu'il perdait le contrôle ?

Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

J'attendis la réponse, en vain. Mon esprit m'avait laissé en plan.

White avait-il utilisé Freddy comme prétexte à ses envies meurtrières ? Mais bordel, qu'est-ce que j'en savais ? Le résultat était le même, merde !

Faut que je fasse gaffe. Il m'attend peut-être et je ne pourrai même pas le voir...

Trois ennemis, trois fois plus de risques de mourir.

Bien fait pour moi.

 

***

 

Je me laissai sombrer sans résister pour rouvrir les yeux sur la chaufferie, aussi silencieuse et morte que la nuit dernière. Kendra Morgan, seule présence visible, perchée en équilibre sur la rambarde, cinq mètres au-dessus de moi, me fit un signe du bras avant de sauter et de se réceptionner adroitement quelques pas plus loin.

Elle était de nouveau torse nu, mais cela ne semblait plus la gêner. Et, étonnamment, cela ne me dérangea pas non plus. Sa peau me paraissait collante de sueur autour des petits bourrelets qui lui ceignaient les côtes. Il y avait cependant une nouveauté...

« Hello, Oliver. Je commençais à penser que vous ne viendriez pas.

— Qu'est-il arrivé à votre œil ? »

La cataracte avait fait son apparition entre nos deux entrevues. Morgan ressemblait un peu plus à Gallagher, à présent...

« Vous êtes... vous êtes un fantôme, un souvenir, quelque chose comme ça ? Je sais qu'il y en a dans les rêves de Freddy...

— Un souvenir, ouais, acquiesça Kendra avec un sourire étrangement nostalgique. C'est ce que j'ai pigé hier. Et avant toute chose, je ne tiens pas à savoir ce que je suis maintenant, OK ? Que je sois réelle ou pas, j'ai pas envie de connaître mon avenir. M'enfin, je sais déjà que je m'appellerai Kanra... Vous m'avez appelée par ce nom, pas vrai ?

— Oui, c'est ça...

— En ce qui concerne « mon » œil, poursuivit-elle en esquissant des guillemets avec ses doigts, je sais pas trop comment vous expliquer ça.

— C'est Krueger ?

— Non. Sur ce coup, c'est pas lui. C'est... peu importe, souffla-t-elle en secouant la tête. J'ai perdu ce petit globe oculaire après une blessure pourtant superficielle parce que les cons de l'hôpital ont foiré l'opération. Je l'ai senti dans mon sommeil, je vous dis pas la douleur. Ils ont fini par l'enlever.

— Ils l'ont retiré ? Mais...

— Cet œil, c'est pas le mien.

— Ils ont salopé la greffe aussi ?

— Non, on greffe pas encore des yeux complets. La greffe, c'est moi qui l'ai faite, et ça s'est sacrément bien passé. C'est dingue ce qu'on peut faire, quand on contrôle ses rêves !

— Vous vous êtes fait une greffe toute seule dans votre coma ? Mais... mais enfin, où avez-vous trouvé l’œil ? Vous l'avez fabriqué sur place ? Ou alors, vous avez réussi à cicatriser... comme ça ?

— Je n'en suis pas encore au stade où je peux reconstituer un objet complet, surtout un organe... »

Elle leva la main pour me faire taire et, sans la moindre hésitation, posa deux doigts sur sa rétine opacifiée et la pinça. Je serrai les mâchoires par réflexe, subitement écœuré.

« J'ai pas mal, ne vous inquiétez pas. Par contre, vous devriez peut-être vous asseoir... »

Elle retira lentement la couche blanchâtre qui obstruait – possiblement – sa vision, la cataracte se détachant en filaments gluants pour venir pendouiller entre son pouce et son index. Elle acheva l'opération en moins de vingt secondes et ferma l’œil dès qu'elle eut fini, le dissimulant derrière sa main, m'empêchant de voir ce qu'elle cachait depuis si longtemps là-dessous.

« Vous êtes prêt ? demanda Kendra, le regard teinté d'appréhension.

— Prêt à quoi ? C'est si crade que ça ?

— C'est pas crade. C'est pas le problème...

— Tournez pas autour du pot, montrez-moi ça et dites-moi ce que vous avez à dire !... Ça représente un danger ?

— Je ne pense pas...

— Alors allez-y avant que Freddy ne revienne. Ouvrez. »

Et elle ouvrit les paupières sur un immense iris bleu-gris que j'aurais pu reconnaître entre mille.

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