Notre Réalité (Série Dualrivalshipping)

Chapitre 8 : Briser la glace (partie 6)

3942 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/08/2021 19:22

Pour la première fois de l'après-midi, Tcheren quitte la salle de réunion pour suivre Aloé jusqu'au balcon du premier étage. À peine la porte vitrée franchie, le jeune homme est accueilli par une brise vigoureuse, dernier témoignage de la fraîcheur des soirées du printemps qui s'éloigne doucement. Son sixième café de la journée en main, Tcheren gagne la balustrade, s'y accoude et laisse son regard dériver sur la place circulaire où de nombreux enfants s'ébattent encore en compagnie de leurs Pokémon, profitant des bavardages incessants de leurs parents et des derniers rayons de soleil pour prolonger leurs jeux un peu plus longtemps.

Le jeune homme prend une gorgée de café brûlant et consulte brièvement son Vokit tandis qu'Aloé prend place à sa droite.

- Du nouveau ? demande-t-elle.

Tcheren fixe l'écran d'accueil, dépourvu de la moindre notification et secoue la tête.

- Non. Toujours rien.

Depuis son passage au laboratoire de Renouet, Tcheren dispose d'un accès en temps réel au satellite météorologique, un instrument utilisé par les spécialistes du trio légendaire des génies et exceptionnellement mis à sa disposition par la professeure Keteleeria. Il va sans dire que les modifications effectuées sur son Vokit auraient dû considérablement lui faciliter la tâche, seulement, aucune anomalie météorologique n'avait été détectée dans la région depuis près de deux jours...

Pensive, Aloé fait lentement volte-face et s'adosse contre la barrière.

- Pour l'instant, ils doivent se cacher au large ; mieux vaudrait prévenir les Champions des villes côtières au cas où ils se décideraient à accoster.

Tcheren acquiesce.

Faisant partie du groupe qui les accompagnait au Tournoi PWT, Artie était déjà au courant pour la Frégate et la résurgence de la Team Plasma. Quant à Bardane, il avait été le premier informé des événements en sa qualité d'organisateur du tournoi et avait dépêché des patrouilles de lui-même pour monter la garde sur les quais de chargement. Il ne restait donc plus qu'à avertir Strykna et Amana pour que...

- Enfin, je les appellerai ce soir, l'interrompt Aloé. Mais assez parlé travail, puisqu'une pause est une pause, parlons d'autre chose ! 

Rapidement, les deux camarades reprennent leurs vieilles habitudes et la conversation dérive naturellement sur la vie du musée. Tcheren écoute avec intérêt son ancienne mentor lui décrire la nouvelle exposition temporaire de peintures traditionnelles de Johto qu'il avait à peine eu le temps d'entrevoir, mais aussi les anecdotes de démontage de l'exposition précédente, passablement compliquée par la quantité d'objets variés à transporter, allant du plus petit tesson de céramique à la statue antique de Wailord de deux mètres cinquante. Lorsque le sujet vient à son terme, la place du musée s'est vidée de ses occupants et le soleil a presque fini de disparaître derrière les cimes de la forêt lointaine. 

- Et sinon, demande Aloé, l'air optimiste, tu as du neuf concernant l'autre côté ?

- Quel autre côté ? fait Tcheren, confus.

Le jeune homme n'a pas la moindre idée de ce à quoi la conservatrice fait référence, mais ce qui suit ne manque pas de le déstabiliser :

- Bianca.

Le nom de son amie d'enfance fait ressurgir la colère, l'incompréhension et la culpabilité culminant en une impression de frustration générale. Bien sûr, de tels sentiments étaient loin d'avoir été enfouis profondément ; les préoccupations de Tcheren quant au comportement inexplicable de Bianca n'avaient cessé de tourner en arrière-plan, mais jusqu'à présent, le jeune homme était parvenu à les tenir à distance. Puisqu'on l'avait volontairement rendu impuissant de ce côté-là, le mieux à faire était encore de se concentrer sur les problèmes qui pouvaient bénéficier de son action.

Son silence est plus qu'évocateur et Aloé ne tarde pas à se décomposer.

- Oh, pardon je... Je pensais qu'avec ton passage au laboratoire de Renouet, tu aurais pu...

- Non... elle n'était pas là.

L'expression d'Aloé passe de la surprise à l'inquiétude.

- Ah bon ?

- Elle est avec le père de Keteleeria, rétorque rapidement Tcheren, peinant à masquer l'amertume dans sa voix. Elle l'accompagne en voyage ou un truc du genre...

Et le jeune homme ne peut s'empêcher de trouver la coïncidence un peu trop parfaite – comme si sa visite à Renouet avait quoi que ce soit d'étonnant après la crise de Port-Yoneuve, une journée de plus sans nouvelles et un appel rejeté ! -. 

- Elle... Peut-être qu'elle a besoin de temps pour régler les choses à son rythme. Elle t'en parlera quand elle sera prête, j'en suis sûre.

- Je... peut-être, enfin, je sais pas...

Bianca ? Besoin de temps ? Depuis quand ?!

Depuis toujours, Bianca avait été son parfait opposé, arborant ses émotions librement et si aisément que le fait même de les cacher paraissait contraire à sa nature. Et quand bien même, qu'y aurait-il eu à dissimuler quand la fille en question rayonnait de positivité constamment ? C'était bien simple, dès qu'une idée lui venait, Bianca plongeait la tête la première, le plus souvent au mépris des conséquences, avec une insouciance telle qu'elle frôlait l'inconscience. Peu importe que ses tentatives soient fructueuses ou non, Bianca ne se laissait jamais décourager ; elle allait de l'avant et abordait sa prochaine entreprise avec autant d'enthousiasme que la précédente.

Une telle spontanéité aurait pu passer pour de la simplicité d'esprit au premier regard- et Arceus, Tcheren ne manquait jamais de s'emporter envers quiconque osait le prétendre- mais en vérité, Bianca donnait simplement priorité à son cœur, là où d'autres prônaient la raison. 


Lorsque Tcheren lui avait gentiment fait remarquer, à l'âge vénérable de cinq ans et demi, qu'on avait tendance à bien mieux choisir en se servant de sa tête avant tout, Bianca l'avait fixé de ses grands yeux verts, véritablement perdue :


Pourquoi ?


Pourquoi ? Bianca n'allait pas tarder à l'apprendre.


Cette après-midi-là, Tcheren avait quitté le collège bien après la sonnerie de la fin des cours. Comme à son habitude, le garçon était resté lire à la bibliothèque sachant qu'à cette heure-ci, personne ne l'attendait encore à la maison. Après avoir emprunté autant de livres que pouvait raisonnablement contenir son cartable, Tcheren avait gagné la sortie, la tête encore emplie de songes d'aventures de l'Aura Gardien et de son fidèle Lucario quand une présence inhabituelle l'avait soudain interpelé. 

En effet, un peu plus loin au cœur de la place de jeux, une petite silhouette se tenait assise sur la balançoire. A son grand étonnement, Tcheren avait aussitôt reconnu Bianca. S'il n'était pas rare que la fillette reste un peu plus longtemps pour jouer avec les autres enfants, il ne l'avait encore jamais vu attendre aussi tard. D'autant que le petit chemin forestier qu'ils devaient emprunter pour rentrer était empli d'ombres effrayantes une fois la nuit tombée. L'endroit était effectivement la source de plusieurs histoires d'horreur circulant parmi ses camarades et tous écourtaient leurs jeux dès le début de l'automne pour prendre la pénombre de vitesse – Tcheren étant l'exception à la règle-. 

Mais plus étrange encore, la petite était seule.

Perplexe, le garçonnet avait rapidement fermé la porte derrière lui et l'avait rejointe. Vêtue d'une robe blanche et d'un serre-tête rose pâle, la petite Bianca se balançait doucement, ses fins cheveux blonds ondulant au gré du vent. La fillette tenait sa peluche Évoli sur ses genoux et paraissait si focalisée sur l'orée de la forêt qu'elle ne semblait même pas l'avoir remarqué.

- Qu'est-ce que tu fais encore là ? l'avait-il interpelé.

Prise par surprise, Bianca avait aussitôt tourné la tête et s'était immédiatement détendue lorsqu'elle l'avait reconnu, bien que Tcheren avait cru déceler une ombre dans le regard de la fillette. De la déception ? n'avait-il pu s'empêcher de penser. 

- Oh bah ça, c'est parce que... 

D'abord enjouée, la voix de la petite s'était éteinte alors qu'elle-même paraissait perdre ses certitudes. Mais rapidement, Bianca s'était reprise et avait affirmé avec confiance :

- Eh bah j'attends quelqu'un.

- Qui ça ? avait demandé Tcheren, dubitatif.

- Mes amies.

Finalement, Tcheren avait compris. Il avait bien vu, la façon dont les fillettes avaient volontairement ignoré Bianca la matinée durant, assisté à leurs messes basses, à la façon dont elles avaient caché ses chaussures dans un casier qui ne pouvait être autre que le leur. Et pire encore, Tcheren l'avait vue, Bianca, ce matin-là, rire de bon cœur à leurs gloussements, vue se faire disputer par la maîtresse pour avoir perdu ses chaussures et avoir retardé une fois de plus la sortie de toute la classe par son éternelle étourderie.

Enfin, il avait vu ces mêmes pestes prendre la direction de la forêt près de deux heures plus tôt en regardant par la fenêtre de la bibliothèque. 

Bianca devait savoir elle aussi, et pourtant...

- Et ça fait longtemps ? Que t'attends ?

La petite fille avait acquiescé tout en balançant ses jambes dans le vide.

- Hum, hum.

- C'est pas normal, avait-il insisté. Tu le sais, ça ?


Bianca avait haussé les épaules, le regard fuyant et Tcheren avait réalisé qu'il se trompait. Contrairement à lui, Bianca ne savait pas. La méchanceté, la mesquinerie lui étaient étrangères et la fillette n'avait tout simplement pas les armes pour y répondre. L'attitude de la petite cependant, trahissait un mal-être. Probablement était-elle consciente de l'anormalité de la situation sans pouvoir mettre le doigt sur ce qu'elle n'avait jamais défini, jamais nommé. 

C'était déloyal, dégueulasse et Tcheren, du haut de ses six ans, avait été frappé par ce qu'était l'injustice. Il l'avait éprouvée si profondément que la colère qu'il avait ressentie lui apparaissait clairement encore aujourd'hui. 

Avec un soupir agacé, Tcheren s'était assis sur la deuxième balançoire et avait fixé sa camarade avec sérieux.


- Et tu vas faire quoi maintenant ? Continuer à les attendre là, toute seule ?


Bianca s'était contenté d'acquiescer à nouveau et Tcheren avait froncé les sourcils.


- Mais tu les as vues partir, non !?


La fillette s'était tournée pour s'asseoir à califourchon et avait serré sa peluche Évoli contre elle.


- ...Oui.


- Alors pourquoi tu restes ?


- C'est parce que j'ai promis et pis que c'est mes amies...

La petite fille s'était mise à se balancer d'avant en arrière et donnait davantage l'impression de réfléchir tout haut plutôt que d'argumenter.


- C'est pas des amies ça Bianca ! s'était emporté Tcheren. Ça, c'est juste des... !


- Mais... mais si ! l'avait-elle interrompu l'air choquée. Pourquoi tu dis ça ?


- Elles sont méchantes avec toi.


- Hum hum, avait fait Bianca en secouant vivement la tête. Elles sont pas méchantes du tout, c'est pas ça, non, non.


- Elles te traitent mal.

Cette fois-ci, la petite avait attendu un peu plus longtemps avant de concéder :

- Un peu...


- Et ça te rend pas triste, ça ?


- C'est pour jouer...


- Un jeu pour elles. À toi, elles veulent juste te faire du mal ! Tu comprends ça maintenant ?


- Non, c'est toi qui comprends rien ! 

Bianca s'était levée d'un bond, était venue se planter devant lui et s'était exclamée, l'air désemparée :

- Elles...! Elles disent jamais rien de méchant ! Elles sont toujours gentilles avec moi et... et après... 

La voix tremblante de la fillette s'était estompée et elle hoquetait, tête baissée.

Doucement, Tcheren lui avait pris les poignets et tout en cherchant son regard, avait affirmé gentiment mais fermement :


- Elles te rendent malheureuse.


Derrière ses mèches blondes, la petite cachait des yeux plein de larmes. Son silence était révélateur.


- Si elles te rendent malheureuse, alors c'est pas tes amies.


- A...Arrête de dire ça ! s'était-elle écriée en chassant ses larmes d'un revers de main.


- Pourquoi ?


- Parce que quand tu dis ça eh... eh bah... c'est toi qui me fais le plus mal !

Le petit garçon avait ouvert des yeux ronds.


- M...moi ?


- Oui ! Quand tu dis ça eh bah ça... ! ça... ! Ça serre juste là, avait fait la fillette en s'agrippant l'abdomen. Ça serre tellement fort !

Désolé d'avoir poussé son amie dans une telle détresse, Tcheren avait hésité à se rétracter, mais il avait fini par conclure que c'était un mal nécessaire. Il devait aller jusqu'au bout.


- C'est moi qui te fais mal ou c'est parce que tu sais ?

Après quelques temps d'hésitation, Bianca l'avait regardé droit dans les yeux et lui avait sincèrement demandé d'une toute petite voix :


- C'est... c'est ça alors... ? C'est pas mes amies... ?


Tcheren avait secoué la tête.


Alors Bianca avait éclaté en sanglots. Pas des pleurs passagères qui suivaient une chute ou un genou écorché mais d'un chagrin bien plus profond. Sans le savoir, sa jeune amie venait d'apprendre la douloureuse leçon que Tcheren avait acquise dès le départ : avoir des attentes envers autrui ne pouvait conduire qu'à la déception et bien peu d'individus méritaient ce risque.

Et pourtant, avant de devenir le petit garçon solitaire qui prenait soin de dresser un livre entre lui et le monde, Tcheren avait attendu d'entrer à l'école plus que n'importe qui. Du haut de ses trois ans, le petit garçon rêvait d'en apprendre plus sur le monde qui l'entourait, sur les Pokémon ! Comme il avait hâte aussi, d'apprendre à lire pour de vrai au lieu de mémoriser par cœur le contenu de ses albums, de pouvoir discuter avec d'autres adultes et surtout, d'avoir des amis comme tous les héros de ses histoires préférées.


Puis le jour était venu, enfin. Le jour était venu et avait balayé tous ses espoirs. Jamais Tcheren ne s'était senti plus seul. Seul et en danger même, totalement démuni. Seul au milieu d'autres enfants de son âge dont le langage sans paroles était fait de coups, de brutalité et d'élans imprévisibles tellement peu comparables à ce qu'il avait toujours connu. Si peu humain. Et l'on attendait de lui qu'il se joigne au groupe ?! 

Et les adultes, il l'avait vite compris, n'étaient pas la solution non plus. La plupart d'entre eux était bien trop occupée à veiller au bon fonctionnement du troupeau pour lui prêter attention et lors des rares interactions qu'ils avait entretenues, tous avaient tenté de l'amener à se joindre aux autres de force. Son avis n'avait pas d'importance, on avait apparemment décidé qu'il n'avait pas d'avis, que la normalité dictait qu'à son âge il n'aurait pas dû en avoir alors on avait décidé de faire comme tel. Il était une anomalie, un problème de plus dont personne ne voulait s'embarrasser et s'il voulait échapper à la norme angoissante qui lui était imposée, Tcheren ne pouvait compter que sur lui-même. Aussi, il avait mis en place des stratégies en considérant la routine de la maternelle de sorte à éviter les grands rassemblements autant que possible. Il avait également repéré les rares endroits demeurant déserts aux heures de jeu afin de rester hors de la vue des adultes qui le sollicitaient le plus. 

À force d'expérience, le petit garçon avait appris à évoluer à sa façon dans ce milieu qui lui était hostile, bien que pour le trouver supportable, il lui fallait constamment nager à contre-courant. Pour garder le contrôle, Tcheren devait appliquer une vigilance de tous les instants, chaque journée étant différente de la précédente et emplie d'imprévus auxquels il devait s'adapter sur le vif. Un poids permanent bien trop lourd à porter pour ses petites épaules et intenable sur le long terme. Fatalement, Tcheren avait fini par craquer. Un matin, il avait tout simplement refusé de quitter la maison et avait été pris d'une violente crise de nerfs, au grand désarroi de ses parents désemparés qui ne savaient interpréter un tel comportement de la part d'un enfant si calme d'ordinaire. Ce jour-là, Tcheren n'était pas allé à l'école. On avait essayé de le convaincre à nouveau le lendemain, sans plus de succès de prime-abord, mais lorsque sa mère avait émis l'idée qu'il emporte un livre avec lui – chose qui lui avait été refusée jusque-là dans l'espoir qu'il puisse s'intégrer- le garçon avait été prêt à retenter l'expérience. 

Cette journée particulière avait tout changé. Lorsque le confort de la première activité encadrée de la matinée avait laissé place à l'effrayant chaos des heures de jeu, Tcheren avait foncé à l'entrée des cuisines, son album précieusement serré contre sa poitrine après que l'on ait essayé de le lui arracher à maintes reprises, et s'était blotti au coin de la pièce, à l'abri des regards et des petites mains saccageuses. Là, le garçonnet avait ouvert le livre et s'était perdu des heures dans les images colorées, bien à l'abri dans son petit monde personnel. Il avait enfin trouvé la solution miracle ! Non content de faire passer ses journées bien plus vite, Tcheren avait conclu une trêve implicite avec les éducateurs à travers la lecture. Toute culpabilité de négligence leur était ôtée en le voyant pris dans une activité et lui avait enfin obtenu la paix.


Heureusement, ses petits camarades avaient fini par grandir eux aussi. Pour autant, le fossé qui le séparait d'eux ne s'était jamais vraiment comblé. Il avait pris l'habitude d'être seul et était devenu intouchable au fil du temps, ni apprécié ni vraiment détesté. Tcheren et ses pairs coexistaient simplement dans deux mondes à part sans que cela ne l'ait jamais dérangé. 

Mais cet équilibre qui lui paraissait alors si naturel n'avait pas tardé à être bousculé à son tour : d'abord par une nouvelle petite voisine qui avait bien peu d'égards pour sa tranquillité puis par un petit garçon tête brûlée, passionné de combats Pokémon qui portait un rêve bien trop grand pour lui. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, Tcheren avait fini par trouver sa place auprès d'eux. Entre la spontanéité de Bianca et la passion ardente de Ludwig, un peu de pragmatisme était plus que bienvenu et naturellement, Tcheren avait endossé le rôle de voix de la raison au sein de cet improbable trio. À vrai dire, Tcheren ne savait plus quand exactement il avait cessé de considérer ses deux camarades comme des nuisances ou même combien de fois il s'était exaspéré de leur manque de clairvoyance. Toujours est-il que malgré leur naïveté et leur attitude irréfléchie, il avait fini par ressentir le besoin de veiller sur eux à sa manière, sans trop se l'expliquer. Quoi qu'ils entreprennent, Tcheren gardait toujours une longueur d'avance pour voir le danger venir et les protéger au mieux. Et, pensait-il, il en irait toujours ainsi.

Tcheren serait le meilleur, pas parce qu'il le voulait, mais parce qu'il le pouvait. Pour lui, devenir Maître Pokémon allait de soi. Les rêveurs comme Ludwig n'auraient aucune chance d'y parvenir tant qu'ils ne se seraient pas concrètement donné les moyens d'atteindre un tel rang. Lui s'y était préparé. Depuis toujours, le garçon mettait un point d'honneur à obtenir systématiquement la note maximale en cours et avait su tout ce qu'il y avait à savoir sur les combats Pokémon quand son ami n'en était encore qu'à admirer le spectacle superficiel des combats en Ligue. Avec un tel état d'esprit, Tcheren s'était cru prêt à exceller sur le terrain le moment venu et l'illusion avait perduré les premiers temps du voyage. Malgré la première défaite essuyée contre Ludwig qu'il avait attribuée à un coup de chance - après tout, leurs Pokémon étaient trop faibles pour qu'il ait été réellement question de stratégie- le jeune homme avait enchaîné les badges. Lorsqu'il avait été certain de ses progrès, Tcheren avait à nouveau affronté Ludwig dans l'espoir de livrer un vrai match au maximum de ses capacités. Et il avait perdu. Puis reperdu. Et encore la fois suivante, sans comprendre pourquoi. 

Comment Ludwig avait-il pu devenir aussi fort ?! 

Leur nombre de badges les mettait pourtant sur un pied d'égalité alors pourquoi ne parvenait-il pas à gagner rien qu'une fois ! Par quel miracle son ami s'était-il hissé au sommet sans qu'il ait eu le temps de rien voir venir ? La réponse était simple, Tcheren s'était laissé aveuglé par son égo. Il était fort certes, plus que la majorité, mais il avait suffi d'un adversaire inégalable pour réduire ses plans à néant. Alors que faire maintenant ? Dans sa quête de perfection, Tcheren ne s'était pas laissé le choix. Échouer signifiait trahir ce qu'il avait toujours été- ou du moins pensé être-. 

S'il n'atteignait pas l'excellence, alors il ne valait rien.

Là encore, le jeune homme avait manqué de s'engager dans un chemin étroit, aveugle à la réalité d'un monde bien plus ouvert et complexe qu'il ne l'avait jamais envisagé. Les mêmes doutes l'avaient accablé des jours durant et l'accompagnaient encore lorsqu'il avait pris place au pied du moulin de Flocombe en compagnie de Bianca. 

Ce soir-là, le jeune homme avait baissé sa garde et s'était laissé aller à déblatérer sans plus se soucier de rien, ni rien attendre non plus. Et en échange, son amie lui avait ouvert les yeux. Il avait réalisé qu'une partie de la réponse se trouvait à l'encontre de ce qu'il avait toujours valorisé : un peu dans ce qui lui restait à construire, un peu dans ce qu'il avait déjà accompli et dans la chaleur d'un sourire irrésistible, admirable et représentant tout ce qu'il ne serait jamais. Grâce à Ludwig, à Goyah, à son équipe Pokémon et à Bianca, il avait appris à accepter l'incertitude et s'était senti prêt à prendre un nouveau départ.

Puis Ludwig avait décidé de tout foutre en l'air. Et lui d'autant plus après ça.

Par jalousie, par dépit, il avait agi comme un lâche, préférant tout abandonner sur un coup de tête plutôt que d'avoir à affronter la déception et les sentiments contradictoires qui le rattachaient à ses amis les plus proches. Parce que c'était trop fort, trop soudain. 

Parce que ça faisait trop mal ! 

Les mains crispées sur la pierre froide de la balustrade, Tcheren revoit le visage livide de Bianca, sa main dans la sienne et pourtant hors d'atteinte. La jeune fille avait raison : Que savait-il encore ? Comment pouvait-il croire que ces deux dernières années ne l'avaient pas changée au moins autant que lui ?

Laisser un commentaire ?