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Chapitre 22 : Jour 2 : Les responsabilités

11431 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/08/2020 21:01

Jour 2: Les responsabilités


Quarante-huit heures plus tôt


Depuis qu’il avait décidé de se placer sous l’égide de Zane, et de devenir un combattant en obéissant aux mouvements particulièrement vivaces de son fichu caractère, Tekris avait voyagé davantage que bien des gens ne le feraient dans leur vie toute entière. À commencer par quitter, deux fois consécutives, la planète sur laquelle il habitait, fort momentanément. Et depuis son arrivée sur Terre, il avait traversé des rivières montant jusqu’à sa taille en pleine nuit, avec Zair sur les épaules, trop petite sinon pour ne pas finir emportée par le courant, sans savoir seulement nager. Parcouru des jungles aussi humides et poisseuses que des marécages (dans lesquels il avait failli finir plus d’une fois), les branches basses et lianes dix fois plus longues que son corps était grand lui fouetter le visage. Couru à perdre haleine dans les rues bondées et écrasées par une chaleur insupportable interdisant tout mouvement dans les villes ouvertes aux extraterrestres pour fuir les services sociaux ou la police. Grelotté en croyant crever de froid au milieu des glaciers en suivant un Zane pas tout à fait certain de la localisation exacte de la forteresse d’un certain type nommé Lokar, et capable de les aider à développer le don naturel du trio pour le kaïru.

Sans parler des paysages divers et variés au sein desquels ils atterrissaient, à la recherche d’une relique kaïru tout juste détecté, bien que l’acquisition de tentes leur ait permit de souffler un peu en ne se déplaçant plus continuellement en quête d’un abri pour la nuit, ou pour quelques jours.

Et n’oublions pas les combats dans les arènes de rues, qu’il devait absolument gagner pour obtenir l’argent nécessaire à la survie de son équipe, qui lui avaient amené leur lot de blessures et autres coups mal placés incroyablement douloureux. Enfin, pour cela, Zane se chargeait de temps en temps de combattre à sa place. Quand il ne jugeait pas qu’il n’avait certainement pas à accomplir les basses besognes, Tekris l’admettait volontiers. Le problème, c’était que en-dehors de ces moments, le jeune homme assouvissait une colère et une frustration trop intense pour être déversée seulement sur ses deux coéquipiers. Et le résultat, pour l’autre homme en face de lui, n’était jamais très beau à voir.

Et si le type, ou la femme (même si étrangement le chef des Radikors, avec son orgueil, ne faisait jamais de différence), réussissait à prendre le dessus (ce qui n’arrivait que très rarement), il ou elle se trouvait plus brutal encore que l’irascible extraterrestre. Et ce dernier ne finissait jamais en très bon état. La dernière fois, Zair et lui l’avaient récupéré l’épaule déboîtée et le nez dangereusement dévié sur le côté. Autant la première blessure ne posait aucun problème, autant la seconde nécessita, contre l’avis de l’intéressé peu disposé à payer ce qui serait un charlatan d’après lui, un médecin le plus rapidement possible.

Même récemment, en échappant inlassablement aux Stax tout en suivant les ordres parfois bizarrement absurde de Lokar (quel intérêt de se rendre dans une usine de métallurgie pour voler quantité de laques de métal ??? Sauf si le Maître voulait réparer sa toiture ?), le colosse avait eu l’occasion de subir quelques situations cocasses et, pour certaines, mettant à rude épreuve son corps et son kaïru.

Aussi, sauter dans un gouffre dont il ignorait totalement la profondeur, ni même si Lokar ne l’avait pas piégé pour punir les impudents osant tenter la descente de sa création personnelle, aurait du lui apparaître comme une épreuve de plus, nécessitant de bander les muscles en s’agrippant à la première anfractuosité venue, et s’en servir pour remonter à la surface. Ignorant volontairement les parois absolument lisses et exemptes de toutes prises. Au pire, aurait-il fallu en rire intérieurement de bon cœur.

Tout comme l’étincelle narquoise illuminant brièvement le regard de Zair, alors qu’elle lui intimait de fermer les yeux au moment du grand saut, aurait du l’interpeller sur les véritables pensées dissimulées derrière l’apparente folie suicidaire de l’adolescente. Oui, avec tout cela, l’évidence sautait au visage.

En réalité, ni le colosse, ni la frêle et pourtant costaude extraterrestre, n’eurent besoin d’utiliser la moindre parcelle de leurs muscles, du moins pas comme le prévoyait Tekris. Se rapprocher de la paroi, afin de se dissimuler dans les ombres figées précédant la lueur masquant la fin du vide, fut amplement suffisant.

À mi-chemin de leur chute (enfin, quelque chose comme ça, difficile d’être précis), l’adolescent, médusé, avait vu sa coéquipière arquer les reins, pousser sur ses jambes, passant de parallèle au sol à totalement droite. Puis, s’arrêter pile là où elle se trouvait, alors que lui continuait à tomber, implacablement.

Enfin, ses pensées se rassemblèrent suffisamment sous le regard absolument incrédule de Zair, se demandant visiblement pourquoi son gros bêta de coéquipier ne venait pas la rejoindre. Rouge de honte devant son affolement finalement pas tellement justifié, Tekris s’empressa de l’imiter.

Utilisant sa capacité à voler pour se stabiliser, prenant quelques secondes pour passer une main gênée dans sa chevelure, calmant tant bien que mal les battements affolés de son cœur. S’élevant ensuite prestement à hauteur de sa coéquipière qui continuait de l’attendre, un sourcil levé tandis qu’elle comprenait, au grand dam de Tekris, la raison d’un envol si tardif. Mordant sa lèvre, l’adolescente tut difficilement un rire narquois, risquant très fortement de révéler leur localisation exacte aux Stax.

Quand enfin elle se trouva enfin sûre de pouvoir parler sans risquer d’éclater de rire, elle lui murmura :

– Alors, tu te remets de tes émotions ? Rien de cassé ?

En guise de réponse, le solide garçon poussa un grognement tout aussi peu intelligible. Pas sûr que Zane apprécie de le voir perdre aussi facilement son sang-froid, à cause d’une toute petite chute ! Il pourrait même regretter d’avoir partagé une nuit si intime avec un coéquipier finalement bien moins courageux que prévu.

Dépité, Tekris secoua brutalement son crâne. Ce n’était franchement pas le moment de s’attarder sur des considérations aussi futiles ! Que l’incertitude totale quant à la signification de ces moments, absolument agréables, passés avec son chef d’équipe manque le rendre fou d’incompréhension n’entrait certainement pas en ligne de compte. Et puis, aucune chance que le jeune homme apprenne son petit moment d’égarement.

– Au lieu de te moquer, tu pourrais plutôt me dire comment tu comptes nous faire sortir d’ici maintenant ? rétorqua-t-il, passablement vexé. Nous sommes tout juste capable de voler, et avec toute l’énergie que nous avons dépensée, dans quelques minutes nous allons nous écraser au sol si nous ne trouvons pas une solution !

Aussitôt, toute trace d’amusement disparut du visage de l’adolescente, tandis qu’elle ajustait son sac pour se donner une contenance, un doigt posé sur ses lèvres.

Au-dessus de leur tête, sur la plateforme témoin du combat perdu d’avance les ayant opposé aux Stax et aux hommes de Koz, un brouhaha étouffé courait, le son des semelles heurtant le métal résonnant contre les parois les entourant, enfermant les deux adolescents dans une gaine d’angoisse et d’urgence. Sans se concerter, ils se rapprochèrent encore de l’obscurité, évitant à tout prix la transparence ambrée qui révélerait obligatoirement leur présence au cas où il s’en trouveraient trop proches.

Un cri jaillit brutalement dans l’atmosphère ouatée, pesante, si puissant, si plein de souffrance, de rage incapable de se contenir, qu’ils tressaillirent sans pouvoir l’éviter, Zair posant une main sur le matériau sans chaleur, ni froideur, près de son flanc, relevant le nez vers les hauteurs. De minces silhouettes se découpaient sur la clarté fournies par les baies vitrées parcourant la pièce, sans qu’aucun détail ne les renseigne sur l’identité de ces protagonistes. Mentalement, Tekris paria pour les Stax, ou quelque chose comme ça. Ou encore, Koz ? S’il arrivait à voir les tailles de chacun, cela l’aiderait peut-être à les identifier clairement…

Grimaçant nerveusement, il cessa ses réflexions hors de propos, ne visant qu’à le distraire de la précarité de la situation. Et, bien qu’il refusât de l’admettre tout d’abord, d’ignorer la pointe douloureuse grattant contre sa chair, à l’intérieur de sa poitrine, en entendant cet ode au désespoir déchirant.

Tournant le regard vers sa coéquipière, lui demandant si elle venait de trouver une idée géniale pour les sortir de là, il vit ce qu’il savait être un reflet particulièrement proche de ses propres émotions. Mais également autre chose, de bien plus insidieux, tandis que les lignes fines de son visage ne quittaient pas un instant la direction d’où avait surgi le cri, comme hypnotisée.

Le doute. Si présent, totalement inconscient, que Tekris ne sut pas, l’espace d’un instant, comment allait réagir sa compagne. Jamais elle ne se rendrait aux Stax, ça, sa fierté l’en empêcherait à coup sûr. Seulement, il avait déjà vu, une seule fois, cette expression se peindre sur le visage de l’adolescente, presque six mois plus tôt. Un moment absolument tabou entre eux désormais. Et ce jour-là les avaient changés, eux, les Radikors, d’une manière ou d’une autre. Et peut-être, réalisait-il aujourd’hui, devant ce doute ébranlant sa coéquipière, jusqu’à sa détermination, plus profondément qu’il ne le croyait d’abord.

Sa main se posa sur l’épaule de l’adolescente, si large qu’elle débordait sur sa clavicule, atteignant presque son cou. Il se voulait rassurant, sans mot dire. Sûrement réussit-il par la suite ; mais sur le moment, elle sursauta violemment, comme brusquement extirpée d’un rêve, foudroyant par réflexe son camarade d’un regard accusateur. Parfois, sa filiation avec Zane ressortait aux moments les plus incongrus, songea le colosse, s’éloignant presque imperceptiblement au cas où elle se montrerait… véhémente.

Par chance, Zair se reprit rapidement, inspirant profondément, chassant tout doute de son visage pour ne laisser qu’une réflexion intense, précipitée, alors qu’elle balayait furtivement les environs.

Ce fut au tour du colosse de s’interroger, sa coéquipière restant absolument muette, enroulant une mèche autour de son doigt. Il tenta de se rassurer ; impossible que Zair, habituée à réfléchir rapidement, ait choisi…

– Par pitié, ne me dit pas que tu as sauté dans ce trou sans prévoir la manière dont nous allons nous échapper ?! lâcha Tekris, incapable de retenir plus longtemps ses mots.

– Comme tu veux, rétorqua sèchement l’adolescente, délaissant sa mèche pour se pencher légèrement en avant, tentant d’évaluer le plus précisément possible la profondeur de ce qui s’apparentait à une prison.

Sans barreaux, ni même de plafond, mais une prison quand même qu’ils peineraient à laisser derrière eux.

– En règle générale, on ne saute pas dans le vide sans savoir ce qu’on fait ensuite, marmonna le colosse.

Une expression agacée passa fugitivement sur les traits de l’adolescente. Juste avant qu’elle ne se tourne face à lui, un sourire lumineux étirant ses lèvres.

– N’est-ce pas que je suis originale ? railla-t-elle, trop enthousiaste pour que ce soit honnête.

– Complètement maboule oui ! Comment on va faire pour se sortir de là ? Les Stax ne vont pas mettre longtemps à nous courir après, si ce n’est pas déjà fait !

– Je réfléchis, Tekris, je réfléchis aussi vite que je le peux ! rétorqua la combattante.

Résonnant sur la gauche des adolescents, le claquement caractéristique d’une corde lancée promptement dans le vide arrivant brutalement à son terme coupa court à leur petite querelle.

– Tenez-vous prêts à descendre, lança la voix rauque de Koz, empreinte de tension et d’une note d’assurance trop exagérée. Dépêchez-vous, nous n’avons pas beaucoup de temps ! Ambrosios, si tu as fini de t’occuper des blessés, tu viens avec nous, vite ! Il faut le remonter le plus vite possible.

Ni Zair ni Tekris ne prirent la peine de se demander qui était l’objet d’un tel empressement. Ils retenaient seulement qu’au moins Koz serait occupé ailleurs, leur laissant un peu plus de latitude pour établir…

– Nous, on commence par fouiller de ce côté ! cria la voix de Boomer, juste un petit peu décalé sur la droite.

– Compris, reprit Koz. (un chuchotement retentit suite à sa déclaration, probablement Illian attirant l’attention de son seigneur sur un point particulier, comme presque à chaque fois. Quoique, cela signifierait que le capitaine avait déjà reprit connaissance, une nouvelle n’enchantant par Tekris). Une fois Killian trouvé, je viendrai vers vous, comme ça nous prendrons les Radikors en tenaille.

Définitivement, un miracle subit et inattendu leur ferait le plus grand bien !

– Vous entendez ça, les Radikors ?! cria le prince, l’écho de sa voix se propageant jusqu’au fond du trou. Nous allons vous retrouvez, et comme ça votre chef d’équipe n’aura pas d’autre choix que de se rendre !

Tekris leva les yeux, capturant l’image des Stax, câble issu de leur vaisseau en main, nouer le fin treuil autour de leur taille, en prévision de leur descente prochaine. À l’exception de Boomer, apparemment trop épuisé pour se lancer dans de pareils crapahutages. Baissant le nez, le colosse ne put constater que ce qu’il savait déjà, excepté, songea-t-il, que le plancher des vaches ne se situait pas si loin de leur position ; il se souvenait parfaitement du bruit sec, écœurant, qui avait suivi la chute du soldat de Koz. Une chute infinie n’aurait guère eut cet effet. Pour autant, rien ne garantissait que Lokar n’avait pas placé des pièges à cet endroit aussi. Leur Maître s’abstenant toujours de leur révéler son petit passage évident à la forteresse entre deux rondes effectuées par le Redakaï, rien ne se trouvait moins sûr.

Le même aspect lisse partout, le même métal exempt de toute aspérité recouvrant la totalité des parois, aucune irrégularité laissant supposer la présence d’une issue de secours. Un piège, presque, qui pourtant n’était pas destiné à cet usage. Fugitivement, Tekris se demanda si leur échappée allait réellement finir ainsi.

– Je suis certaine qu’il existe un moyen d’échapper aux Stax, marmonna Zair, cessant de palper en tout sens comme son coéquipier pour prendre un peu de recul, réfléchissant promptement.

Sentant son corps vaciller faiblement, le colosse dut se taire un instant, reprenant le contrôle sur sa stabilité. Ignorer que ses reproches empressés contenaient une grande part d’injustice ne le soulagea pas pour autant de la situation désagréable dans laquelle ils venaient de s’empêtrer. Sans le coup de bluff de Zair, sûrement serait-il encore en haut de la passerelle, à attendre que les Stax lui passent les menottes aux poignets. Ou les cordes de plasma, puisque personne dans les combattants les surplombant ne détenaient une puissance nécessaire pour utiliser leur kaïru intérieur afin de les neutraliser plus efficacement que toutes les entraves.

L’idée explosa sous son crâne accompagnée de tant d’incertitudes que le colosse faillit garder le silence. Cependant, le choc discret des semelles frappant leur point d’appui pendant une descente en rappel le poussa à exposer son plan., alors que Zair, sur le qui-vive, dégainait déjà son X-Reader presque inutile.

– On a qu’à utiliser notre kaïru intérieur, souffla-t-il à l’adolescente. Pour se téléporter à l’écart, crut-il bon de préciser devant l’incompréhension qui suivit sa déclaration.

La combattante plissa les lèvres, peu convaincue par sa proposition.

– Lokar nous a interdit d’utiliser le kaïru intérieur à l’intérieur de la forteresse, avant-hier.

– Franchement, est-ce que maintenant, là, tout de suite, on en a quelque chose à faire ?! rétorqua-t-il.

– Pas vraiment, admit-elle. Mais notre Maître ne nous a pas entraînés à utiliser notre énergie personnelle de cette manière. Et qui nous dit que nous serons assez puissants pour réussir à quitter cette fosse ?

Un appel pressé retentit, là où Koz et quelques autres (ou peut-être seulement ces derniers, Tekris ne voyait pas le prince se risquer à effectuer de telles besognes) hommes étaient descendus. Bien trop proche du goût du colosse, mais pourtant bien éloignés. Il ne prêta qu’une oreille fort distraite à ces manifestations véloces, préoccupé par l’assurance que cela allait encore grandement leur compliquer la tache.

– Tu as d’autres protestations en stock ? railla-t-il, pressé de prendre la poudre d’escampette.

– Une fois invoqué, notre kaïru intérieur a une chance sur deux de nous entourer d’une aura bleutée, comme nous ne sommes pas des plus expérimentés. Ce sera encore plus efficace qu’une pancarte « capturez-nous, nous sommes juste ici »,surtout dans cette pénombre !

– Tu as une autre solution peut-être ? demanda le colosse, de plus en plus nerveux.

S’ils n’agissaient pas maintenant, les deux adolescents n’avaient aucune chance de fuir, cette fois. Zair le sentit également, serrant les poings restés le long de son corps, tandis qu’elle vérifiait la progression des Stax. Soupirant lourdement, elle n’hésita guère longtemps avant de donner muettement son assentiment.

Tendant les mains vers lui, le colosse s’en saisit, serrant sa poigne puissante contre les doigts si fins contre les siens. Atteignant un certain degré d’intuitivité et de réflexe, les Maîtres kaïru, ou Redakaï, n’usaient plus de cette technique, parfaitement capables de mettre leurs énergies en commun sans contact physique. Mais à leur niveau, les deux adolescents ne possédaient pas le niveau nécessaire pour s’en dispenser.

– Essaie de nous t’imaginer nous emmener juste à l’extérieur de la porte principale, recommanda Zair. Au vu de nos réserves d’énergie, viser plus loin ne nous mènera qu’à un désastre. Et j’en ai soupé aujourd’hui !

La seule véritable leçon qu’ils avaient reçu portant sur la mobilisation de leur kaïru intérieur exigeait de faire le vide à l’intérieur de soi-même, se concentrant sur l’énergie présente en chacun. Difficile combinaison à exécuter, quand ses ennemis jurés approchaient bien trop rapidement de leur duo. Sans oublier de s’efforcer de rester suspendus en l’air. Sûrement cela ferait une excellente blague, songea le colosse, s’il en oubliait de voler, et finissait par s’écraser vingt mètres plus bas ! Ou moins. Ou plus.

Puis, il chassa sans ménagement ses pensées parasites de son esprit. Se laisser emporter en lui-même, à la recherche de l’étincelle si particulière lui permettant de suivre la formation de combattant kaïru. Tentant de se placer dans cet état particulier au sein duquel le kaïru intérieur se mettait à la portée de son possesseur, le colosse échoua par trois fois, sentant sa force pulser en lui une fraction, puis brusquement disparaître, ne le laissant qu’avec l’angoisse de ne pas réussir, alors qu’il s’agissait de sa propre. La deuxième fois, au regard nerveux mais bien moins concentré de Zair, il devina qu’elle était parvenu à son but avant lui, la jeune femme l’encourageant silencieusement, une faible aura lumineuse parcourant leurs mains liées.

Enfin, la quatrième tentative fut enfin la bonne, l’adolescent éprouvant une impression ressentit une seule fois auparavant, sensation de se trouver complet, la puissance scintillante de la formidable luisant comme une promesse à de nouvelles merveilles. Oui, face à la force du kaïru intérieur, Tekris pouvait sans peine comprendre le désir inassouvi de Zane de gagner toujours plus de puissance, bien que leurs approches soient, en réalité, opposées. Ressentir plus profondément encore l’énergie, cela devait être merveilleux…

Soudain, alors que, ignorant la procédure exacte, le combattant imaginait se retrouver au niveau de la porte principale, sur les glaciers, ajoutant autant de détails que possible à sa vision, le flux tremblant de son pouvoir s’approcha de celui de Zair. Un peu trop près. Au point qu’ils s’effleurèrent, attirant un regard médusée de l’adolescente, l’interrogeant muettement pour savoir s’il était à l’origine de cette manifestation totalement inédite. Une fraction de seconde, Tekris crut même qu’ils allaient se mêler l’un à l’autre.

Mais tout s’évanouit avant qu’ils n’aient eu le temps de s’appesantir sur le sujet. Décidant d’ignorer, tout bonnement, l’étrangeté à laquelle il venait d’assister, le colosse revint à sa tache.

Les contours sombres se brouillèrent tout autour de lui, alors qu’il sentait la pression des mains de sa coéquipière s’accentuer, comme si elle craignait de le lâcher. Peut-être entendit-il un cri, un appel au rassemblement, juste avant de disparaître sans explosion lumineuse, comme ils l’avaient d’abord craint.

Les pieds du duo rencontrant soudainement le plancher des vaches, leurs doigts lissèrent, chacun titubant pour retrouver son équilibre. Retenant un cri de joie pure – après tout, ne venaient-ils pas d’échapper aux Stax, presque sous leur nez –, Tekris se tourna vers sa coéquipière. Se figea quand il remarqua son air intrigué, examinant minutieusement la pièce dans laquelle ils se trouvaient désormais.

Une petite seconde… la pièce ? Alors qu’ils s’étaient efforcés de se retrouver hors de la forteresse ?

– La bonne nouvelle, déclara Zair, c’est que la téléportation a marché. La moins bonne, c’est que je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes. Sûrement dans une pièce que l’on n’a pas visitée jusque là.

Le colosse approuva silencieusement sa réflexion. Une chose demeurait néanmoins certaine : s’il se fiait à la température ambiante, toujours particulièrement fraîche, et à la structure de l’endroit, aux bas des murs de métal traversés de rainures illuminés d’une lueur orangée. Par contre, aucune autre précision ne lui vint. Il s’agissait sûrement d’une partie recluse de la forteresse, le plafond se rétrécissant en goulet à mesure qu’il s’élevait, formant une base acuminée se terminant brutalement par un ovale, sans doute le sol de la pièce supérieure. Donc, ils étaient dans le haut d’une des deux tours de la forteresse, ne restait plus qu’à savoir s’il s’agissait de la structure principale, ou de l’autre. À bien y réfléchir, la première option lui paraissait plus plausible, la seconde étant arpentée de long en large depuis des semaines par les Radikors au fur et à mesure de leurs entraînements. Et puis, cela figurait parmi les endroits où Lokar menait ses petites expériences, interdisant à quiconque de s’aventurer dans les couloirs les plus hauts de la forteresse. Rien ne venait troubler l’immobilité parfaite des lieux, pas un son de talons heurtant le plancher, ni la teinte inimitable des voix, comme si rien ni personne n’avait jamais traversé la petite pièce, de quelque manière que ce soit.

Aucun signe de vie ne venait meubler les lieux, les ténèbres prenant possession depuis des lustres des lieux faisant ressortir le vide et le silence, composant une mélopée imaginée terriblement obsédante. Rester plus d’un jour ou deux dans cet endroit comme insonorisé finirait probablement par rendre cinglé n’importe qui. L’absence totale de son, de couleurs et de compagnie devenaient rapidement insupportables.

Les deux adolescents se trouvaient dans un recoin, d’une régularité rectangulaire en dépit de la forme spéciale du plafond, grâce à une surface en guise de toit empêchant toute sortie par les hauteurs. Une sorte de boîte d’une petite demi-douzaine de mètres de côté, sans le plus petit meuble.

Une impression encore renforcée par le champ de force, parfaitement fonctionnel en dépit de l’inutilisation de l’endroit recouvert d’une fine pellicule de poussière, seule touche un peu plus claire dans le crépuscule. Tout semblait parfaitement à sa place, exactement là où cela devait être. Trop parfait.

L’évidence, encore, apparue sans douceur aucune au regard intérieur du colosse.

– Mais c’est pas vrai, soupira Zair derrière lui, résumant son cheminement. Ne me dis pas que Lokar a créé un piège destiné à tous ceux qui utilisent leur kaïru intérieur dans la forteresse ?

Tekris haussa les épaules, dépité. De prime abord, il se serait immédiatement insurgé : comment leur Maître aurait-il pu se servir d’une force propre à chacun, pour emprisonner les intrus d’une manière si sournoise ?

Cette interrogation s’écoula de lui, disparaissant alors que le combattant songeait qu’au fond, cela correspondait entièrement à l’image de son Maître. Dommage qu’ils aient fait les frais de la plaisanterie cruelle savamment organisée par la vie, et non pas les véritables ennemis de Lokar…

– Au moins, nous savons pourquoi il ne voulait pas que nous utilisions notre kaïru intérieur, tenta-t-il de plaisanter, sarcastique. Je te parie que c’est un piège fabriqué spécialement pour Ky.

Le chef des Stax étant, de tous les combattants, celui possédant le kaïru intérieur le plus développé, et qui recourait à lui le plus souvent, cela lui paraissait plausible.

– Possible. Après tout, il est bien parvenu à créer le kaïru noir capable de neutraliser spécifiquement les pouvoirs de Maître Baoddaï. Enfin, pour le coup, je crois qu’il s’agit davantage d’un essai, que d’une version définitive. Sinon, Lokar l’aurait placé dans un endroit plus propice à son fonctionnement. Ou nous dirait de le faire, proposa Zair. Certainement pas conservé dans un coin isolé et peu propice à flatter l’immensité de son génie, comme celui-ci. Par contre, je ne sais pas si c’était déjà là avant sa défaite contre Maître Baoddaï, ou déposé par la suite. Personne, à part lui, n’a l’air de s’être rendu ici depuis un moment.

– En tout cas, je rejoins Zane en fait, il s’est débrouillé pour revenir à la forteresse après le passage du Redakaï. Mais comment a-t-il fait, alors qu’il est censé être trop affaibli pour revenir sur Terre.

Ne possédant aucunement la réponse à cette question, Zair se contenta d’un « hmh » pensif, marchant à pas lents le long de la paroi les retenant prisonniers, en faisant le tour avant de s’éloigner de quelques pas, prenant garde à ne pas toucher le champ de force. Pendant les interminables minutes qui suivirent, le colosse eut beau se creuser la cervelle à la recherche d’un plan plausible – et réalisable – susceptible de les mener hors de cette boîte de conserve, il ne trouva rien, maugréant de plus belle.

Que Lokar aille au diable avec sa maudite plaque d’ambre ! Sans elle, les Radikors ne seraient pas dans une situation aussi insoluble, à se demander si leurs compagnons se portaient aussi bien que possible, s’il ne finiraient pas entre les griffes du Redakaï, ou tant d’autres choses que son imagination se plaisait à inventer !

Qu’aurait donc fait Zane à leur place ? Privilégier l’attaque frontale, bombardant le champ de force de frappes offensives destinées à le réduire en morceaux devant sa puissance. Peine perdue, Tekris ne se sentait pas seulement capable d’invoquer une petite attaque verte, alors une rouge…

– La priorité, déclara soudainement Zair, attirant l’attention de son coéquipier, c’est de reprendre des forces. Pour l’instant, nous ne pouvons pas faire grand-chose.

– Et comment comptes-tu mettre ton plan à exécution, maintenant ? questionna Tekris, laissant sa lourde masse s’affaler contre le sol dénué de toute décoration.

– En dormant, bien sûr. Ou du moins, en prenant du repos.

Le colosse se redressa d’un bond, l’observant comme si elle venait de devenir complètement folle. Ce qui, au fond, était peut-être le cas. Comme s’ils pouvaient s’accorder de perdre du temps, avec Zane, et surtout minipuce, dans la nature, personne ne savait où !

– Pas question !

– Réfléchis un peu, le tança Zair. Lokar n’aurait certainement pas bâtie pareille installation dans une partie de la forteresse vulnérable aux regards indiscrets. Aussi, ni les Stax, ne nous trouverons ici. Ensuite, nous n’arriverons à rien en nous épuisant constamment. Pour l’instant, nous ne pouvons rien faire d’autre !

Tekris leva les bras au ciel, agacé. Ça, c’était uniquement à cause de ce maudit champ de force, qui les empêchait de filer d’ici sans utiliser leurs pouvoirs ! Sans cela, nul doute qu’ils seraient déjà en route vers le lointain, fouillant les endroits les plus plausibles dans lesquels se rendrait Zane, puisque le minipuce ignorait où aller pour permettre à l’équipe de revenir au complet ! Voir, se seraient déjà retrouvés !

– Je m’inquiètes seulement pour minipuce, soupira-t-il tandis que Zair s’étendait à son tour dos à lui, glissant sa veste pliée sous sa tête en guise d’oreiller. Il a eut une dure journée quand même !

– C’est sûr, approuva l’adolescente.

Un instant de silence, durant lequel Tekris se rabaissa, maudissant les lois de l’Univers. Puis :

– Ne t’en fais pas, déclara Zair, Zane va très bien.


µµµ


Tekris se réveilla en sursaut, grimaçant alors que son flanc blessé protesta vélocement contre cette agression caractérisée, fatigué comme s’il ne venait pas de passer une éternité à dormir. Le solide garçon ne se souvenait quasiment jamais de ses songes ou de ses cauchemars, cependant il savait quand il venait de plonger dans un mauvais rêve des plus désagréable, et c’était exactement le cas. Une vague réminiscence de gerbes sanglantes et de cris de femme malmenées résonnèrent un instant à ses oreilles bien trop sensibles pour détenir une quelconque autorité, sans l’espèce de bandana d’acier enserrant le haut de son crâne recouvrant ses conduits auditifs. De même que pour sa vue des plus aléatoires, ses rétines abîmées ne lui permettant pas de supporter davantage qu’une lumière crépusculaire, les lunettes composant également cet attirail réglaient efficacement les nitescences envahissant la Terre.

S’ébrouant vivement, le colosse chassa les dernières bribes fantasmagoriques de son esprit, promenant son regard tout autour de lui tandis qu’il terminait de s’étirer vigoureusement. La drôle de cellule de Lokar, oui, pour un peu il l’aurait volontiers oubliée. Impossible de dire combien de temps s’était écoulé entre le moment où les deux adolescents décidèrent de prendre un repos aussi nécessaire que mérité, du moins de son avis, et celui où il se tenait là, bêtement assis sur un plancher exsudant une fraîcheur encore accentuée par l’atmosphère exempt de toute vie, à chercher vainement une solution visant à les sortir de ce mauvais pas. Aucune fenêtre n’égayait l’ambiance sinistre régnant en ces lieux, envahis d’un silence si assourdissant qu’un instant durant, le colosse envisagea sérieusement de secouer sa coéquipière, juste pour entendre quelque chose, peu importait que cela se résumerait à un chapelet de remontrances. Pourtant, songea-t-il avec une pointe de nervosité, cela ne faisait que quelques heures (ils ne pouvaient pas s’être assoupis plus longtemps, n’est-ce pas ? Sinon, la faim tenaillerait agressivement son estomac, au lieu de se contenter de le tenailler par moments) qu’ils avaient échoués dans cette partie inconnue de la forteresse. Au moins, Zair ne se trompait pas en affirmant que personne ne viendrait les déranger, peu importe qu’ils dorment ou veillent.

Qu’est-ce que cela donnerait, après une semaine passée en isolement aussi drastique ?

L’adolescent préféra prudemment ne pas réfléchir à la question, se concentrant sur la respiration calme de Zair pour maîtriser les battements de son propre cœur. Et ne pas laisser dériver ses pensées. La première chose qui lui vint à l’esprit, avant même qu’il ne s’aperçoive recommencer à se plonger dans les méandres de ses réflexions, fut de s’interroger sur le sort de Zane et de minipuce. Connaissant son chef d’équipe, sûrement venait-il de filer dans le vent, au nez et à la barbe de ses poursuivants, et tant que l’irascible extraterrestre ne décidait pas de pousser le gamin dans un fossé, rien ne pourrait non plus l’atteindre sans l’autorisation expresse de ce dernier, qu’il n’accorderait certainement pas, considérant le gosse comme lui appartenant. Enfin, à moins qu’il ne soit propulsé sous-fifre des Radikors selon le vert ?

Qui pouvait bien savoir ce qu’il se passait dans sa têt, au fond ?

Le mieux serait de s’interroger sur la façon dont ils rejoindraient le duo, une fois enfin éclipsés de cette satanée forteresse prenant les aspects d’un chausse-trappe, particulièrement pénible soi-dit en passant. S’il fallait parier, le colosse essayerait d’abord de se rendre au premier repaire de Lokar, certes détruit, mais point de ralliement idéal pour Radikors en fuite. À moins que Zane n’accepte d’emmener minipuce en ville, et dans ce cas le réseau souterrain parcourant le réseau ferroviaire de Paris restait la solution la plus plausible, labyrinthe trop peu reluisant pour que le chef des Radikors pense seulement à s’en servir comme résidence occasionnelle, mais parfait pour semer efficacement les gêneurs. Mais l’irascible extraterrestre pouvait également chercher à contacter Lokar, ne serait-ce que pour l’informer de la situation, et le seul lieu encore hors du contrôle du Redakaï se situait en Amérique du Sud, dans une forêt aux arbres si gigantesques, que le colosse en personne, peu sensible aux charmes de la nature, s’en sentait tout intimidé.

Un mouvement discret, accompagné d’un marmonnement absolument incompréhensible, l’informa que sa coéquipière émergeait à son tour des méandres brumeux d’un sommeil peu réparateur. S’étirant à son tour, ses bras manquant toucher son dos quand elle les baissa derrière elle, Zair chercha brièvement le colosse d’un regard circulaire, son corps crispé se relâchant en le voyant sagement assis près d’elle.

– Tu es réveillé depuis longtemps ? demanda-t-elle, enfilant les manches de sa veste à présent dépliée.

– Pas trop. Je réfléchissais à l’endroit où Zane et minipuce ont pu se rendre.

– Directement dans un hôtel, si mon frère a assez de jugeote pour ne pas s’épuiser inutilement, supposa sa vis-à-vis, usant du terme familial tabou entre les Radikors quand Zane se trouvait dans les parages. Ou pour préserver le gosse afin de pouvoir s’en servir par la suite.

Tekris ne répondit pas tout de suite, ravalant ses protestations. L’irascible ne voyait pas forcément minipuce comme d’un atout à exploiter pour l’équipe, avait-il faillit répliquer. Sauf que le colosse, aussi doué soit-il, ne se voilait guère autant la face ; c’était exactement le cas. Enfin, majoritairement. Sans se considérer doué pour décrypter les attitudes des uns et des autres, Tekris n’avait pourtant pas manqué les coups d’œil furtifs quand le gamin s’approchait trop près des monstres kaïru en plein combat, ou la manie, presque inconsciente, du vert de replacer distraitement une mèche folle ou deux échappées de la tignasse épaisse érable. L’utilité qu’il comptait presser jusqu’à la moelle jouait un rôle important dans le relatif apaisement entre les deux garçons, mais le colosse doutait que seul ce paramètre expliquait ces petites attentions, certes insignifiantes pour certains, néanmoins révélatrices en connaissant l’irascible extraterrestre.

Peut-être Zair suivit-elle un cheminement de pensée analogue, se dit-il en se servant de ses jambes pour se relever. Sinon, pourquoi arborerait-elle ce demi-sourire énigmatique en l’observant ?

– Quitte à poireauter dans cette boîte encore un peu, pourquoi ne pas en profiter pour regarder si ce sac à dos contient de quoi nous rassasier ? proposa-t-il, désignant du menton l’objet.

– Je peux te dire exactement ce que contient cette panse dodue, rétorqua-t-elle, puisque c’est le mien.

– Comment ça, le tien ?!

– Le mien comme le dessin de serpent que j’ai mis une nuit entière à tracer sur la toile, expliqua-t-elle, tapotant l’avant de l’objet pour lui montrer l’image d’un reptile, gueule ouverte alors que son corps allongé s’allongeait selon d’étranges volutes peu naturelles, aux contours d’un noir presque marron avec le temps.

Impossible de ne pas reconnaître l’animal préféré de l’adolescente. Tout de même un peu déçu, alors que Zair fourrageait dans son sac à la recherche d’aliments capables de les sustenter, il n’osa guère avouer que de loin, il avait cru voir le ranmpa, une créature lupine de sa planète natale dotée d’une fausse fourrure épaisse neigeuse en réalité armure composée d’écailles incroyablement fines, et de six pattes précédant une queue mince assez grande pour fouetter son poitrail. Le symbole qu’après trois changements il avait choisi pour orner son bagage personnel. Quelle idée aussi, d’acheter des sacs identiques à cette exception près !

Une nuée de sueurs froides vint carrément courir le long de sa colonne vertébrale, alors qu’il réalisait pleinement que son bagage se trouvait auprès de Zane. S’il venait, pour une raison ou une autre, à l’ouvrir pour en vérifier le contenu, l’irascible extraterrestre allait forcément tomber sur le livre de contes ayant bercé son enfance. Et s’il allait jusqu’à le feuilleter, il découvrirait, coincé entre deux pages, la première feuille séchée ramassé par le colosse suite à son arrivée sur Terre. Une feuille qu’il avait soi-disant jeté au loin, prétextant que c’était ridicule de s’attacher à un truc aussi bête. Zane allait forcément détester cette sensiblerie, le jugeant pitoyable peut-être ! S’il ne se fâchait pas pour avoir été trompé toutes ces années…

Sans réellement y penser, Tekris saisit les figues séchées que lui tendait Zair, ne remarquant pas son demi-sourire s’étirer davantage. Mâchant avec application les délicieux fruits, savourant leur goût sucré et granuleux à la fois, le colosse s’appliqua à ne pas avaler sa portion en quelques coups de crocs impatients. Ses traits se tordirent en une grimace boudeuse quand l’adolescente lui tendit, presque désolée, un bâtonnet de viande séchée, qu’il savait d’un goût exécrable, bien que très nourrissants. Mais puisqu’ils n’avaient pas lieux, il s’en empara, mordant dedans sans respirer pour atténuer les saveurs, avalant aussi vite qu’il l’avait attrapé. Sa coéquipière, tout aussi peu enchantée, fit tout aussi peu d’histoires, se plongeant dans de profondes pensées assombrissant ses traits fins d’une ombre indécise.

Une fois le repas achevé, ils rangèrent sans traîner ses reliefs, avalant une grande goulée d’eau tiède pour noyer le goût de la viande séchée, Zair chargeant son sac sur le dos sans un mot.

– J’ai réfléchis, pendant qu’on mangeait, commença-t-elle. Il faut juste que je vérifie un truc…

– Dis-moi que tu as trouvé un moyen de sortir d’ici ! marmonna le colosse.

Rester enfermé entre quatre murs, enfin au sein d’un champ de force, commençait sérieusement à lui taper sur le système, aussi sa politesse en prenait-elle un bon coup. Craignant un instant attiser une dispute alimentée par la frustration et l’échec, il retint un soupir de soulagement en constatant que l’adolescente n’en faisait pas grand-cas. Au contraire, s’agenouillant, elle palpa doucement le plancher, abandonnant rapidement son examen minutieux pour toquer franchement du poing contre le métal.

D’abord intrigué par son manège, Tekris comprit finalement où elle voulait en venir, reportant son attention sur le champ de force leur interdisant toute sortie. Le recoin de la pièce contre lequel celui-ci se trouvait adossé ressemblait bien trop à un mur porteur pour que Tekris s’aventure à tester sa solidité. Quant à la barrière en elle-même, le kaïru la constituant était présent en trop grande quantité pour pouvoir être manipulé par deux combattants encore novices en ce qui concernait leur énergie interne. Qui, de toute façon, ne leur servirait qu’à les enfoncer plus profondément encore dans ce piège. Par contre…

– Le sol n’est pas renforcé, comprit-il, approuvé par sa coéquipière.

– Je pense que c’est juste une base de pierre recouverte de métal, explicita-t-elle. Avec une bonne association de nos attaques, nous devrions pouvoir fabriquer un trou suffisant pour nous permettre de partir. Tu te sens prêt à envoyer une petite dose de kaïru directement sur la forteresse ?

– Si ça nous permet de filer d’ici, plutôt deux fois qu’une ! assura le colosse, sortant sur-le-champ son X-Reader de son étui, imité de sa coéquipière. Mais si le bruit ramène les Stax ?

– Nous serons déjà loin. Enfin, faut espérer en tout cas !

Tekris leva les yeux au ciel. Décidément, Zair n’était pas faite pour rassurer qui que ce soit…

Attendant le signe de l’adolescente, le colosse invoqua son attaque favorite, parfaite pour la destruction.

– Pinces dévastatrices !

– Lance foudroyante ! fit Zair à son tour, soutenant l’attaque du garçon.

Pour un peu, Tekris en aurait souri d’amusement. Le choix ne l’étonnait absolument pas, l’adolescente affectionnant particulièrement ce X-Drives, quand elle n’utilisait pas le kaïru obscur cependant. Une lance de lumière vert d’eau apparue dans sa main, en même temps qu’un rocher se matérialisa dans les airs, arrivant à la taille de Tekris, décalé sur la gauche de l’extraterrestre. D’un geste souple que ne pouvait conférer qu’une habitude certaine, elle propulsa son arme sur la masse de pierre, la transformant en une pluie de gravats frappant le sol, au moment où les pinces de Tekris heurtaient celui-ci avec toute la férocité d’une attaque rouge. Ainsi associées, les attaques n’eurent aucun mal à se forer un passage vers l’étage inférieur, le roulement des morceaux de tôles et de granit résonnant en écho aux claquements de débris retombant en petits groupes quelques mètres plus bas. Du premier coup, songea Tekris, soulagé de ne pas avoir à faire de deuxième essai.

Alors que les deux adolescents achevait de lancer leurs attaques, le champ de force, ou peut-être le kaïru qui le composait, se jeta sur eux comme un tourbillon, entourant leur énergies d’un étau étroit en essayant de les garder à l’intérieur de la cage. Une poigne presque vivante, rappelant au colosse la façon dont la kaïru obscur, par moments, semblait doué d’une conscience primaire dirigée toute entière à la colonisation de son environnement. Pourtant, ce n’était pas exactement comme l’énergie obscure, il existait des ressemblances mais, pour manipuler régulièrement la création de Lokar, Tekris sentait que c’était plutôt une sorte d’imitation, dévouée à conserver en son sein les prisonniers tombés en elle. Cela s’accrochait à eux, tant et si bien que le colosse se demanda s’ils parviendraient à résister à cet assaut imprévu.

Bien trop conscient du trou béant, hurlant silencieusement le secours dont ils avaient grandement besoin, le colosse ne perdit pas de temps, enjambant les poutres désormais apparentes à sauce de l’explosion, se laissant tomber vers un ailleurs qui, il l’espérait, serait plus accueillant.

Il atterrit lourdement sur le sol, forcé de s’appuyer de sa main contre le mur pour ne pas s’écraser face contre terre. Étouffant un cri de douleur en mordant son poing, une tache rougeâtre formant une mince auréole sur le bandage ceignant son flanc blessé, Tekris dut inspirer profondément, plusieurs fois de suite, afin de contenir les pulsations douloureuses sourdant de sa blessure, se répandant par vagues successives le long de son corps. Heureusement, aussi étrange soit le comportement de ce kaïru, la pression qu’il exerçait sur ses forces diminua instantanément, une fois son attaque évanouie, et son X-Reader éteint prestement. Le message était clair : pas de X-Drives à proximité de ce truc !

Dans un bruit sourd, Zair chuta à son tour dans l’ouverture, retenant un gémissement douloureux. Titubant sur ses jambes, l’adolescente tomba à genoux, pressant ses bras contre son ventre alors qu’elle luttait contre une nausée virulente, son X-Reader lâché gisant à quelques pas d’elle.

De mauvais souvenirs revenant hanter le colosse, il s’empressa de récupérer l’appareil dans sa large main, s’avançant jusqu’à sa coéquipière pour lui poser sa paume sur l’épaule. Frissonnant au contact, Zair déglutit péniblement, inspirant profondément, s’efforçant de ramener sa respiration à un rythme acceptable.

– Est-ce que ça va ? demanda Tekris, inquiet de la voir réagir ainsi.

– Tu ne l’as pas senti ? souffla-t-elle, essuyant son front humide de son bras. Ce truc nous a attaqué !

Elle pointa un doigt accusateur vers le champ de force, au-dessus de leur tête. À l’exception des dégâts volontairement provoqués par les deux Radikors, aucune trace de ce qu’il venait de se passer subsistait, à présent que ses proies quittaient ses barreaux intangibles. Un observateur extérieur aurait même pu croire que l’étrange cellule s’était toujours parée de cette apparence fluctuante, le marron-violet désagréable de son énergie se tenant immobile, à peine présent tant il semblait fin.

– Ouaip, confirma-t-il, aidant son amie à se redresser, encore instable sur ses pieds. J’ai cru qu’il allait m’attraper, me saucissonner, et me garder entre ses griffes jusqu’à la fin des temps. Quitte à m’infliger une correction mémorable su je refusais, ajouta-t-il, se souvenant de la manière dont son énergie intérieure avait été prise pour cible.

Incrédule, Zair le dévisagea, s’écartant de lui alors qu’elle effectuait quelques pas, vérifiant que son équilibre revenait correctement.

– Arrête de tout dédramatiser ! C’était pire que ça ! protesta-t-elle, véhémente. Comme si… Comme si ce machin s’en prenait à la source de mon pouvoir, pour le garder près de lui ! La douleur, comment tu peux la supporter aussi facilement ? J’ai l’impression d’être griffée, et pourtant je n’ai aucune trace !

– Ça ne m’a pas fait tout à fait la même chose, expliqua Tekris, surpris des déclarations de l’adolescente. Bon, sauf pour la partie « reste ici, ce n’est pas une suggestion » !

– Qu’est-ce que tu racontes ? s’étonna à son tour Zair, le dévisageant d’un air soupçonneux. Tu ne peux pas ne pas avoir eu mal ! C’était insupportable !

– J’ai failli souffrir, c’est vrai, mais ça s’est calmé quand mon attaque s’est arrêtée.

Mal à l’aise, le colosse ne trouva quoi dire pour continuer sa phrase. De toute manière, Zair comprenait parfaitement ce qu’il peinait à formuler, ses pupilles de chat s’étrécissant encore jusqu’à devenir deux fentes, témoins de son incompréhension. Il devait avouer qu’il ne comprenait guère la situation non plus…

– Peut-être es-tu plus fatiguée que moi, et ainsi tu t’es retrouvée plus vulnérable à l’assaut de ce truc ? hasarda-t-il finalement. Est-ce que tu continues à avoir mal maintenant ?

– Peut-être… admit-elle, peu convaincue, mais sans parvenir à trouver une autre explication. Non, non, j’ai juste, comment dire, comme une trace du contact avec cette barrière, mais ça va mieux. On… (elle jeta un dernier regard au scintillement faiblard du champ de force, avant de s’en détourner, comme s’il n’avait jamais existé) on ferait mieux de déguerpir. Le bruit risque d’attirer nos ennemis, et il faut sortir rejoindre Zane. Et le gamin, bien sûr, termina-t-elle, la même ombre ayant happé son visage, avant qu’ils ne s’extirpent de leur cage, marquant fugitivement ses traits.

Reprenant contenance, elle s’avança d’un pas décidé dans la pièce leur servant de sas d’atterrissage. Étrangement de taille moyenne, bien éloignée des plafonds vertigineux affectionnés par Lokar, elle se trouvait tout autant dépourvue de fenêtres et de luminosité que sa jumelle supérieure. Les caractéristiques de la forteresse, pourtant, se remarquaient aisément, ne manquant pas de rappeler au duo qu’il se trouvait encore dans ce qui devait être, à l’heure actuelle, le quartier général de Koz. Les murs métallisés et gravés de ligne pas plus larges que l’index de Zair, parés de l’aura provenant de nulle part et de partout, seule source permettant de se repérer un minimum en ces lieux, accentuait encore le dénuement total. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité, alors qu’il emboîtait le pas de sa coéquipière silencieuse, Tekris remarqua qu’en réalité, deux meubles, enfoncés dans des recoins aux angles plus larges que les quatre-vingt dix degrés habituels, et ainsi dissimulés aux regards indiscrets, se tenaient du côté opposé de la sortie, dénuée de porte comme la majorité des couloirs régulièrement empruntés par les E-Teens, en omettant le pond transparent suspendu reliant les deux parties de la forteresse entre elles.

La curiosité, certes forte, ne fut guère suffisante pour héler Zair et lui demander de s’arrêter. Gravant autant de détails que possible dans sa mémoire, espérant avoir l’occasion de revenir et d’examiner plus attentivement l’endroit, le colosse rejoignit sa coéquipière, ayant atteint la moitié du couloir pendant qu’il se perdait dans sa photographie mentale, en quelques enjambées pressées.

La seconde pièce qu’ils traversèrent ressemblait en tous points à la précédente, n’était l’absence d’ameublement et quelques barres de fer, certaines à la pointe effilée, reposant en tas contre le sol, accompagnées de quelques objets apparemment sans liens, sauf qu’ils témoignaient d’une certaine ancienneté. Cependant, Tekris reconnut, dans le lot, plusieurs des reliques kaïru que les Radikors, obéissant à leur Maître qui exigeait de récolter toujours plus d’énergie, avaient apporté à Lokar. Le collier de perles de bois grossièrement taillées, par exemple, il se souvenait avoir du, pour le récupérer et échapper à Koz, sans le soutien des Stax à ce moment-là, sauter dans des rapides et plonger pour brouiller le prince.

Les salles s’enchaînèrent, sans qu’aucune fenêtre ou autre nouveauté ne vienne égayer leur exploration, par moments uniquement éclairée par la lumière de leurs X-Readers. Du moins ne croisaient-ils que des objets sans grand intérêt, un livre traitant des symboles présents dans la culture du kaïru, un drôle de signe représentant une sorte de pierre ovale dans un cercle stylisé, les restes d’une machine trois fois plus grande que Tekris abandonnée dans un coin, premier essai infructueux visiblement…

S’il en avait encore douté, le colosse devinait désormais qu’ils venaient d’échouer dans les « laboratoires » de Lokar. Tout comme il était désormais évident, au vu des reliques, désormais vides de kaïru aperçues plus tôt, apportées ces six derniers mois, que le Maître était retourné dans son repaire au moins en une occasion.

Enfin, ils entrèrent dans un énième couloir, s’élevant abruptement en un triangle isocèle suffisamment grand pour laisser passer dix chevaux de front à sa base, troquant sa pointe pour un sommet plat, semblant bien plus familier aux deux adolescents. Une porte, première véritable depuis plusieurs dizaines de minutes de marche, barrait l’accès à une autre pièce ; néanmoins, les deux battants verticaux, construit pour épouser la forme des murs environnants, coulissèrent automatiquement à leur approche, sans émettre ne serait-ce qu’un chuintement feutré consécutif à leur ouverture.

Tekris ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement libérateur en franchissant le seuil de la salle, à l’effigie de Lokar, démesurée. Contrairement à beaucoup d’autres, elle était construite en forme de tube, le bleu-acier du plafond uniforme se prolongeant sur ses murs adjacents. Cependant, la monotonie se trouvait efficacement repoussée par de fines lignes d’un blanc autrefois éblouissant, mais désormais terni par l’inactivité, courant sur tout le pourtour de la pièce. Alors que les chevauchements gravés le long des couloirs de la forteresse ne semblaient régis par aucune règle précise, si ce n’était de les suivre jusqu’à leur extrémité, les stalactites artificiels de l’endroit contenaient un certain schéma répétitifs, descendant parfois au point de toucher l’opposé de leur point de départ, ou au contraire n’exposait leur formes que quelques mètres avant de s’achever abruptement. Tous se composaient de lignes rigoureusement droites à leur origine, parfois simples, parfois doublées en formant un parallélépipède, voir triplée ou quadruplée à l’affleurement du sol, avant d’obliquer selon un angle de cent-vingt degrés, puis de repartir en ligne droite, et ainsi de suite jusqu’à leur achèvement. Cependant cet assemblage de formes se trouvait encadré par deux pourtours, moulures métalliques contre le plafond et le sol composée de leurs consœurs plus épaisses, également blanches pour le premier, mais nimbée d’un rougeoiement ténu reflété par les lueurs du couloir pour la seconde. Il était encore possible de distinguer les jointures des plaques ayant servi à construire le cylindre, et Tekris savait qu’il manquait un objet, une sorte de gros bloc circulaire dont les parois se rapprochaient progressivement, monté sur un petit rebord de quelques centimètres aux parois diagonales.

Mais cela, comme beaucoup d’autres choses dans la forteresse, avait été récupéré par le Redakaï.

Les deux adolescents descendirent la marche, à mi-chemin de la pièce, menant au centre de la pièce, sur lequel se tenait une superposition de quatre cercles plus petits à chaque fois, s’achevant par un cinquième, plus haut que les autres, et muni des mêmes lignes blanches virant au gris.

S’ils n’étaient pas encore tiré d’affaire, au moins savaient-ils désormais où ils se trouvaient.

– C’est là que le Cube kaïru était conservé, c’est bien ça ? demanda Tekris, pointant le socle du pouce.

– Oui, répondit sobrement sa compagne. Enfermé dans une bulle, elle-même conservé dans un champ de force. Enfin, avant que les Hiverax ne décident de s’en emparer et de provoquer la chute de Lokar.

Le colosse ne put qu’adhérer silencieusement. Personne, à part Lokar sûrement, ne savait comment la troisième et dernière ancienne équipe de leur Maître était parvenue à briser les protections établies par l’homme en personne. Ni comment les trois frères de l’équipe, appelés les « triplés dégénérés » par Zane quand Lokar n’entendait pas, avaient osé passer outre l’interdiction de s’approcher de ces quartiers.

Remarque, conclut ironiquement le colosse, cela ne leur avait guère réussit. Leur châtiment, outre conduire les Radikors et le Redakaï à l’ensemble de la situation actuelle, ne leur amena qu’une seule chose.

La destruction. Pure et simple. Il faut dire que les Hiverax possédaient une particularité… mortelle, sur laquelle Lokar détenait tout pouvoir. À leur place, Tekris ne se serait pas risqué à le contrarier.

– Quand tu penses, reprit Zair en croisant les bras sur sa poitrine, suivant les pensées de son coéquipier, que s’ils avaient gardé leurs mains dans leurs combinaisons, rien de tout cela ne serait arrivé…

– Sûr. Mais sans eux, nous n’aurions pas rencontré minipuce non plus.

– Est-ce vraiment une bonne chose ? questionna-t-elle, haussant un sourcil ironique.

– On verra, éluda-t-il, peu enclin à soutenir un débat dans lequel il ignorait l’avis véritable de l’adolescente. Je me disais, tu ne crois pas que Lokar aurait pu utiliser sa technique du champ de force du Cube, pour l’espèce de barrière, là-bas ?

Zair haussa les épaules, maussade.

– Ce serait bien que Lokar nous expose de temps en temps ses plans, soupira le colosse. Histoire de ne pas tomber dans les pièges tendus pour nos ennemis.

– Là tu rêves ! Regarde, l’année dernière, quand il a tenté de contaminer l’ensemble du kaïru de la planète en kaïru obscur, nous ne l’avons su qu’au moment où il déclenchait son dispositif.

– Pas faux. Maintenant, nous n’avons plus qu’à revenir sur nos pas, prendre à droite, et nous devrions retourner aux niveaux inférieurs de la forteresse. Et de là, trouver une sortie. Ou les Stax. Ou Koz.

Là encore, Zair se contenta de hausser les épaules, les yeux perdus dans le vague alors qu’elle observait les faibles pulsations des symboles parcourant les murs.

Étonné de son manque de réaction, sa coéquipière étant davantage de celles prenant les initiatives (ce qui convenait parfaitement au solide garçon, bien moins à l’aide dans le commandement que dans l’exécution des ordres), Tekris se tourna vers elle, scrutant son corps souple qui déjà s’apprêtait à quitter la pièce.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

Son pas se figea, avant que sa marche ne reprenne. À peine le temps d’un souffle, mais néanmoins présent.

– C’est à cause du champ de force bizarre, de ce qu’il a fait ? hasarda le colosse devant son silence.

– Tout va bien, rétorqua-t-elle sèchement. Je ne sens plus rien, vraiment, à part l’envie de m’en aller pour ne jamais revenir !

– Alors c’est à cause du soldat de Koz, Giacomo, pas vrai ?

Cette fois, l’adolescente vacilla, ne s’attendant pas à ce que son coéquipier revienne à la charge. Et certainement pas de cette manière. De toute façon, Tekris se savait fort peu doué pour la subtilité.

– Qu’est-ce que j’en ai à faire d’un type qui a aidé Koz à essayer de nous livrer au Redakaï ?!

– Je t’ai vu, quand il, eh bien, quand nous étions encore dans le gouffre. Que nous l’avons entendu.

Un silence, plus long que les précédents. La colère se disputait à l’hésitation sur le visage de la jeune femme, un combat intérieur dont l’issue pourrait bien pousser le colosse à numéroter ses abattis. Quoique, la sœur de Zane se montrait tout de même plus réfléchie que son illustre grand frère, se morigéna-t-il alors qu’il s’efforçait de garder une contenance, usant de sa plus belle poker face.

Dans un souffle, elle céda, braquant ses iris pâles sur l’irrégularité affleurant entre les plaques la plus proche, comme si elle détenait le pouvoir de la transpercer par la seule force de sa pensée.

– Tu crois que Zane l’a tué ? murmura-t-elle, presque trop bas pour que Tekris l’entende. (sans attendre, elle poursuivit, très vite, comme si elle craignait d’être interrompue) Je ne veux pas qu’il meurt.

Le colosse se tut, encore. Il voyait les rouages de la réflexion froncer les sourcils de sa camarade, savait qu’elle s’efforçait de remettre de l’ordre dans ses pensées, ses émotions, pour construire un propos cohérent.

– C’est ironique, ricana l’adolescente dans un sourire tenant davantage de la grimace. Je n’ai pas hésité à épauler Zane pour tenter d’éliminer les Stax, des adolescents. J’ai même lancé une attaque kaïru sur un gamin de huit ou neuf ans (1) sans aucune hésitation. Au pire, je me suis dit qu’il apprendrait la vie. Mais un type qui maintenait Zane, s’est évertué à nous pourchasser…

Elle trembla, frottant ses bras comme pour se réchauffer, elle qui n’avait jamais froid.

– Tekris, je ne veux plus être responsable de la mort de quelqu’un, lâcha-t-elle d’une voix ténue, serrant immédiatement les mâchoires.

Il acquiesça, sa propre gorge nouée.

– Ce n’étaient que des gosses, continua-t-elle, évitant ostensiblement de regarder dans sa direction. Des gamins qui voulaient aider leur Maître. Par les démons infernaux, ils n’auraient pas du essayer de nous suivre ! Des novices du kaïru ! La première fois qu’ils se sont frottés à nous en voulant faire les malins, Zane s’est contenté de les enfermer dans une grotte (2), ils auraient du comprendre ! Et maintenant, Apecks et Balistar…

Elle s’arrêta, incapable de continuer. Ferma les yeux, laissant le colosse, luttant contre ses propres remords, passer un bras autour de ses épaules. Expirant lentement, l’adolescente réussit à retrouver un semblant de calme, glissant à son tour un soutien, jumeau de celui de Tekris, atour de sa taille.

Ouvrant doucement la bouche, peu habitué à s’exprimer sur ce qu’il ressent, le colosse débita ses propres mots d’un ton hésitant, heurté presque, alors qu’il laissait ses souvenirs ne former qu’un humus en décomposition sus-jacent, ne fouillant que sa partie émergée pour ne pas se laisser envahir.

Peut-être en faisait-il trop, à dire vrai, il ignorait complètement quelle serait sa réaction, s’il se laissait convaincre par le désir de lâcher tout ce qu’il pensait, là, sur-le-champ.

– Je sais… souffla-t-il. Ils ont voulu nous devancer en passant par les petits sentiers de montagnes.

Ses lèvres se scellèrent malgré lui ? Difficile de continuer, d’évoquer le réflexe des Radikors, utiliser une attaque kaïru pour effondrer le chemin sous leurs pas… sans prévoir que la corniche, bien trop friable, propagerait l’onde de choc le long de la paroi rocheuse, encore et encore, entraînant les deux garçons dans une chute infernale ne s’étant achevée le flanc du sommet dévalé.

Zair se tut également. Reprit, plus doucement :

– Quand je me suis engagée sur la voie du kaïru, c’était pour suivre Zane, attirée par ses assurances de pouvoir se défendre contre tout, une fois cette formidable énergie maîtrisée. Et en dépit de ses aspirations personnelles, il avait raison, et je ne l’ai jamais regretté. Tant que le kaïru restait au centre de notre quête, au final, ce n’est pas très compliqué de passer outre les désagréments. Mais ça (elle engloba d’un large mouvement de la main les murs de la forteresse), ça dépasse le cadre de nos missions, ce n’est plus de la récolte de kaïru, ou de l’affrontement encadré contre les Stax.

Elle soupira lourdement, s’assurant que Tekris prêtait attention à ses paroles. Rarement le colosse avait-il autant écouté, sans comprendre exactement où elle venait en venir. Ni comment il pourrait bien réagir. Peu importait les doutes de ses coéquipiers, Zane n’accepterait certainement pas d’abandonner ses ambitions pour si peu. Ou pas tant qu’il n’éprouverait pas les mêmes.

Hélas, sa prudence face à Lokar, décidé à ne lui donner aucun motif de mécontentement pouvant lui porter préjudice tant il souhaitait profiter des privilèges d’une bonne position auprès de son Maître, n’aiderait sûrement pas à instiller l’hésitation dans l’esprit du chef des Radikors.

– Je veux acquérir de la force, et un statut respecté et mérité, continua Zair. Mais si cela me fait ressembler aux enfoirés qui ont rendu notre enfance en un cauchemar éveillé, est-ce que ça vaut la peine ?

Elle parut terriblement jeune, quand elle se tourna vers le colosse, achevant, plus bas encore :

– Jusqu’où nous sommes prêts à aller ? Et si nous ne sommes plus seulement une équipe de combattants kaïru servant notre Maître, qui sont les Radikors ?


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1 : dans « La colère du Léviathan », Keyoush, un enfant ami des Stax rencontré durant une mission, tente de se jeter sur les Radikors pour se battre. Zair, le traitant de « petit inconscient », lui enverra un « éclat de kaïru », que se prendra Maya, s’interposant pour protéger le gamin.


2 : dans « Les nouveaux combattants », les Taïro, une équipe de novice, décide en pleine nuit, et sans autorisation, d’aller récupérer une relique kaïru. Tombant sur les Radikors, ils leur lancent un Défi kaïru, finissant enfermé dans une grotte.


Bonjour, ou bonsoir !


J’espère que ce chapitre vous aura plu ! Si c’est le cas, ou si vous avez une question, n’hésitez pas à laisser un commentaire, cela fait toujours plaisir !


Sur ce, bonne journée, ou soirée !


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