La Menace de Chronos -- Scènes bonus

Chapitre 6 : Scène bonus 6 : Partie II – Chapitre XVI ~

2423 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/10/2023 23:50

Scène bonus 6 : Partie II – Chapitre XVI ~


J’ai la tête qui éclate

J’voudrais seulement dormir

M’étendre sur l’asphalte

Et me laisser mourir

L’homme regarda sa montre ; on approchait six heures du matin. Installé dans un canapé en cuir carmin usé par le temps, il passa sa main dans ses cheveux en bataille, et retint un grognement de mécontentement en constatant que sa barbe, pas rasée depuis plusieurs jours, avait poussé bien plus qu’escompté.

En soupirant, il s’empara de la télécommande, et alluma le petit poste de télévision noir recouvert de poussière devant lui. Une vieille table au bois fissuré par endroits se trouvait entre le canapé et la télé ; l’homme n’avait pas pris la peine d’allumer la lumière, gardant la pièce plongée dans la pénombre. Le soleil ne se lèverait pas avant un moment. Tout en zappant, l’homme avala cul-sec une tasse de café noir et bien corsé. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, en témoignaient les grosses cernes sous ses yeux bleus fatigués.

Stone

Le monde est stone

Je cherche le soleil

Au milieu de la nuit

Dans une pièce voisine, en réalité une chambre, trois des quatre murs avaient été peints dans une affreuse couleur kaki, qui détonnait avec le quatrième, jaune canari. Une fenêtre, aux rideaux grisâtres en partie troués, donnait sur une cour minuscule, et plus loin, sur des immeubles de bétons. Un vis-à-vis total, un paysage laid à regarder : des chantiers, et des bâtiments qui semblaient toucher le ciel.

Un réveil posé sur une table de chevet sonna, troublant le silence parfait qui régnait, du moins, jusqu’à ce qu’un poing plus qu’une main ne s’abattît sur l’appareil, interrompant la sonnerie. Tout en grognant, une jeune fille, à en contempler la forme du visage et la longueur de ses cheveux, émergea avec difficulté des couvertures. Elle devait avoir autour de dix-huit ans. Elle possédait une paire d’yeux très beaux, d’un bleu étonnant – mélange de saphir, d’aigue-marine et de lapis-lazuli –, qui se mariait à sa chevelure couleur de feu, à laquelle elle accordait grand soin. Son visage, adulte, grave et triste, lui conférait un âge plus élevé que celui qu’elle possédait en réalité.

J’sais pas si c’est la Terre

Qui tourne à l’envers

Ou bien si c’est moi

Qui m’fais du cinéma

Qui m’fais mon cinéma

Traînant des pieds, elle se dirigea vers une armoire en si mauvais état qu’elle menaçait de s’écrouler, et troqua son pyjama contre une tenue sombre, composée de son jean noir favori, et de son pull fétiche, de la même couleur. Elle noua ses cheveux en une queue-de-cheval, grâce à un ruban tout aussi foncé que ses vêtements, laissant tomber deux longues mèches le long de son buste, et se crayonna les yeux, pour créer l’illusion de les avoir agrandis, avant de rajouter une touche de mascara. Après avoir vérifié, dans un miroir au verre brisé, que rien ne clochait dans son reflet, elle bailla à s’en décrocher la mâchoire et quitta la chambre.

L’adolescente passa en vitesse par la cuisine et dégota dans l’un des placards un fond de bouteille de cognac qu’elle se versa dans un grand verre de forme ronde, puis sortit d’un sachet en papier un Paris-Brest à l’aspect douteux, dans lequel elle croqua cependant avec avidité, avant de se diriger vers le salon. D’un geste machinal, elle actionna l’interrupteur, mordant à nouveau dans sa pâtisserie, alors qu’une lumière blafarde se répandait dans la pièce.

Je cherche le soleil

Au milieu de la nuit

Elle poussa un hurlement strident et menaça de s’étouffer avec sa bouchée lorsqu’elle remarqua qu’il était installé dans le canapé. Déjà ? À six heures du matin à peine ? Elle avait failli faire une crise cardiaque ! Pour digérer le choc, elle avala une nouvelle gorgée de cognac, et inspira un coup. L’alcool soignait tous les maux, ça se savait. Pourquoi les gens auraient-ils éprouvé le besoin de se saouler, sinon ? La cruauté de la vie n’était plus à démontrer. Il fallait être débile pour penser que tout se terminait comme dans les contes de fées.

—    Bordel, Iz’, tu m’as foutu les jetons ! Tu fous quoi, tout seul dans le noir ?

Stone

Le monde est stone

Il la regarda, pas perturbé plus que ça par la situation ; il avait toujours été mou et fragile, depuis qu’elle le connaissait. Il loucha sur son verre, qu’elle rapprocha par réflexe de sa poitrine. Elle vivante, il ne s’emparerait jamais de sa boisson, croix de bois, croix de fer. Elle ne plaisantait pas, quand il s’agissait d’alcool.

—    Bonjour à toi aussi. Tu comptes y retourner ? Tu n’avais pas besoin de te lever si tôt, tu as tout ton temps

—    Ah, ah, ah. C’est fou ce qu’on se marre… J’ai pas de comptes à te rendre. Il faut que j’y aille. À la revoyure.

J’ai plus envie d’me battre

J’ai plus envie d’courir

Comme tous ces automates

Qui bâtissent des empires

Que le vent peut détruire

Comme des châteaux de cartes

Elle termina d’un trait sa boisson, et laissa le récipient tomber par terre et se briser en mille morceaux. Un hoquet lui échappa, et elle engloutit son Paris-Brest, avant de réduire le sachet en confettis. Les petits bouts de papier furent jetés en l’air, et tandis qu’ils retombaient au sol, elle éclata d’un rire furieux, et tourna sur elle-même. D’un geste vif, elle attrapa sa veste en cuir, ainsi qu’un bouquet de fleurs, qui trônait sur un plan de travail plein de taches et de miettes, et qu’elle fourra dans un imposant sac à dos bleu marine. Elle s’empressa de quitter l’appartement en fredonnant une chanson paillarde, non sans avoir au préalable jeté un coup d’œil envieux aux bottines qu’une quadragénaire présentait dans une émission de téléachat. Attrapant un paquet de Marlboro, elle en sortit une cigarette et l’alluma à l’aide d’un briquet posé en évidence sur la table. Elle resserra le nœud qui maintenait ses cheveux attachés, et partit.

Quant à lui, une fois qu’elle eut disparu, il se dirigea vers un meuble, et sortit d’un tiroir une photographie. La rouquine, âgée de trois ans à l’époque, posait dans les bras d’une jeune femme resplendissante, à la chevelure d’un blond doré éclatant et aux yeux bleu azur lumineux. À côté d’elles, se tenait un homme aux cheveux roux bien coiffés et aux yeux noisette pétillants, dont les lunettes rondes glissaient sur son nez. On devinait qu’il s’agissait de sa famille. Le cliché avait dû être pris lors d’une fête, car on apercevait des ballons colorés en arrière-fond, ainsi qu’un immense et magnifique manoir, doté d’une grande cour. Sans doute son anniversaire, en des temps où il était encore permis de croire au bonheur. La photographie ne datait pas d’hier, mais la petite rayonnait autant que le couple, souriant à l’objectif.

Stone

Le monde est stone

Et à présent ? Ne restaient que les souvenirs.

Il soupira. Il n’avait jamais expliqué la vérité à la gamine, sur ses parents. Et il préférait lui cacher ces éléments aussi longtemps que possible. Si elle avait connu certains faits, sur eux… cela aurait tout remis en cause. Mieux valait qu’elle ne sût rien sur ses géniteurs. Ainsi, aucun problème à craindre.

La violente pluie qui tombait ne diminua pas l’enthousiasme de la rouquine. Bien que contrariée qu’Iz’ ne l’eût pas prévenue du mauvais temps, elle s’y attendait, à Paris ; les jours de beau temps se comptaient sur les doigts de la main. Elle courut à toutes jambes jusqu’à la rue de Saint-Denis et attrapa de justesse le tramway T1, désert hormis quelques lève-tôt. Par la suite, elle enchaîna avec la ligne sept et la deux, ne cessant de renifler et d’éternuer ; il semblait qu’elle souffrait d’un coup froid. Elle avait toujours été frileuse. Maudite capitale ! Des fois, elle voulait vivre ailleurs, et plus dans le miteux HLM qu’elle habitait avec lui.

Laissez-moi me débattre

Venez pas m’secourir

Venez plutôt m’abattre

Pour m’empêcher d’souffrir

Elle soupira lorsqu’une voix indiqua enfin la station où elle comptait descendre, Gambetta, et affronta de nouveau l’averse et les vents violents tandis qu’elle sprintait de plus belle. Cette foutue flotte la préoccupait car menaçait d’inonder son sac à dos, et elle conservait des éléments précieux, à l’intérieur. Il était sept heures moins vingt lorsqu’elle arriva devant les deux piliers délimitant l’accès au cimetière du Père-Lachaise.

Quoique trempée, elle ne s’en soucia guère. Le soleil se levait, et le noir du ciel s’éclaircissait. Avançant parmi les tombes en suivant un chemin dallé, elle aperçut des feuilles mortes tourbillonner, et le vent souffler dans les arbres. D’un pas pressé, elle arpenta le sentier pavé, cherchant la sépulture qui l’intéressait parmi toutes celles présentes. Beaucoup de célébrités reposaient ici, d’Honoré de Balzac à Georges Bizet en passant par Alphonse Daudet et Eugène Delacroix. Elle frissonna tandis que la pluie redoublait d’intensité et que le vent glacial lui transperçait la peau.

Après plusieurs minutes de marches, elle trouva la tombe sur laquelle elle souhaitait se recueillir, et rajusta sa veste dans un soupir de soulagement. Elle avait certes l’habitude de venir ici, mais ce cimetière était si grand qu’on s’y perdait. Pas un chat ne rôdait dans les parages.

J’ai la tête qui éclate

 J’voudrais seulement dormir

M’étendre sur l’asphalte

Et me laisser mourir

—    Salut, j’ai apporté des fleurs. C’est des hortensias, j’espère que t’aimeras, murmura-t-elle en sortant le bouquet de son sac, pour le poser doucement sur le marbre.

Sous le poids du chagrin, elle tomba à genoux, devant la photo d’un homme austère au teint cadavérique, aux lunettes rondes, et aux cheveux colorés et bouclés. Il lui manquait beaucoup. Elle l’avait peu connu, mais elle lui rendait souvent visite, et parfois, elle lui parlait, et ça lui procurait du bien. Ce qu’elle aurait aimé lui ressembler ! Il semblait ne rien craindre, sur la photo qui le représentait – elle datait déjà de plus d’une dizaine d’années, pourtant –, et même son nom indiquait une certaine grandeur, une certaine prestance. Pourtant, la tombe était vide de fleurs : personne ne s’était dérangé pour acheter de quoi la garnir, aucune plaque ou décoration. Il était tombé dans l’oubli, et cela insupportait la rouquine. Il n’aurait jamais dû être ainsi ignoré, même mort. Il avait accompli de grandes choses : tous les Parisiens l’avaient constaté, au moins une fois.

Une boule se forma dans sa gorge, et elle se releva avec lenteur. Tant pis, elle reviendrait une autre fois. Trop dur de lui parler, aujourd’hui. Elle avait envie de pleurer, et des larmes chaudes perlaient à la lisière de ses yeux. À cause du vent, quelques pétales du bouquet d’hortensias qu’elle avait amené s’envolèrent, et elle les regarda disparaître dans les airs, mélancolique. Cela lui rappelait les pétales des fleurs des cerisiers, au Japon, qui s’envolaient sitôt le printemps arrivé. Elle passa une main dans ses cheveux trempés. Venir ici représentait toujours un défi, pour elle. La pluie ne la dérangeait pas, au contraire. De ses mains gelées, elle enleva des feuilles ayant atterri sur la stèle. Il paraissait que des fantômes rôdaient dans le cimetière. Elle se releva, et réalisa un bref signe de croix, par respect.

Laissez-moi me débattre

Venez pas m’secourir

Venez plutôt m’abattre

Pour m’empêcher de souffrir

Mains dans les poches de sa veste de cuir, frigorifiée, l’adolescente éternua, et se décida à continuer sa marche sur quelques mètres. Elle ne ressentait plus l’envie de s’abriter sous un arbre. La pluie, c’était si bien ! Le lieu était silencieux, et elle n’avait encore aperçu personne, pour son plus grand plaisir – rien ne valait la solitude. Seul le bruit de ses pas sur le sol, mêlé à la pluie qui tombait avec force, troublait le silence. Elle s’étira, et quelques os craquèrent. Rajustant son sac à dos, la jeune fille poursuivit sa route, regardant sans prêter attention aux sépultures qu’elle croisait.

J’ai la tête qui éclate

j’voudrais seulement dormir 

M’étendre sur l’asphalte

Et me laisser mourir

Elle en avait terminé ici, et farfouilla dans son sac à dos à la recherche de sa tablette, qu’elle trouva aussitôt. Ses doigts glacés effleurèrent avec agilité l’écran, et avant que les gouttes d’eau qui le parsemaient petit à petit ne le rendissent inutilisable, elle se dépêcha de lancer une application, qui nécessita plusieurs secondes pour se charger et répondant au nom de « Time Travel ». Tapotant encore sur son iPad, elle releva la tête. Devant elle, une zone un peu floutée, voire distordue – comme lorsqu’il faisait chaud ou que l’on était près d’un feu – et qui possédait les dimensions d’une porte, apparut. Satisfaite, la rouquine remit sans tarder son sac sur ses épaules, et courut vers la zone, tablette à la main, avant de disparaître d’un coup.

Elle avait du boulot. Beaucoup de boulot. Il ne lui était pas permis de traîner.

Et me laisser mourir


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