Les cicatrices du feu

Chapitre 1 : L'épreuve de la flamme

4019 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/07/2025 13:34

Quartier résidentiel Adachi,

Tokyo,

Japon.

 

La fournaise.

Cette fleur qui déploie son calice de chaleur et sa corolle de flammes avides d’embraser tout ce qui passe à sa portée.

Le feu.

Cet être inorganique incendiaire qui naît de la plus petite étincelle d’énergie, se nourrit au gré de son combustible et respire au rythme de son comburant.

Le brasier.

Ce tsunami incinérateur qui orchestre le ballet de ses anges danseurs dont les essaims mortels avalent tout sur leur passage.

L’incendie…

Shōbō se noyait dans la mer flamboyante qui ravageait le logement familial, au troisième étage d’un vieil immeuble de bois et d’acier.

Où qu’il portât ses yeux irrités et asséchés, l’incandescence était omniprésente. Aucune échappatoire. Nulle à laquelle il puisse survivre du moins. Pas plus que sa famille. Horrifié, il avait été témoin de la défenestration désespérée de sa mère et de son petit frère, torches humaines dont la chute s'était avérée aussi miséricordieuse que fatale. Quant à son père…

Shōbō n’avait rien pu faire.

Le foyer s'était déclaré dans la chambre parentale. Quand Shōbō s'était réveillé en toussant, les voies respiratoires déjà intoxiquées par les fumées âcres, il s'était précipité dans l'étroit couloir qui desservait l’appartement. C'était là qu’il avait assisté à la terrible scène : sa mère tenant son petit frère dans ses bras, les deux couverts de leurs pyjamas enflammés. Il n’avait eu que le temps de se coller au mur pour s’écarter de la trajectoire des silhouettes hurlantes, évitant ainsi d’être emporté lui-même.

Trop affolé pour prendre une décision réfléchie, il n’avait pas tenté de les suivre, se dirigeant plutôt dans la direction opposée, vers la pièce où son père devait forcément se trouver. Peut-être que… Il n’avait pu faire le moindre pas dans la chambre de ses parents. Le cœur du sinistre pulsait impitoyablement et des vagues de chaleur insupportables s’en exhalaient telles des expirations saccadées. Il avait aperçu la silhouette paternelle, recroquevillée au sol, déjà carbonisée et gonflée par les organes surchauffés et prêts à éclater sous l’effet de la dilatation.

L'horreur l’avait saisi et sa vision s’était troublée. Autour de lui, le monde avait vacillé et il avait titubé, manquant perdre l’équilibre. Il était parvenu à se rattraper in extremis au chambranle de la porte… qu’il avait lâché rapidement, non sans s’être brûlé la main. Ses yeux ambrés s’étaient voilés de larmes qui avaient immédiatement séché, laissant des traînées de sel blanches sur son visage déjà inondé d'une sueur piquante.

Shōbō avait fui l’abominable scène, faisant demi-tour, dans l'espoir de rattraper sa mère et son petit frère. Il les avait rejoints juste à temps pour les voir, impuissant, foncer follement vers la grande fenêtre donnant sur la rue. Il s'était figé quand ils avaient jailli dans les airs, accompagnés d’une pluie d'éclats de verre rougeoyants et s'étaient évanouis dans la nuit, deux étoiles filantes au décollage raté et au funeste destin.

Les jambes de Shōbō s'étaient seulement remises en mouvement alors que leur chute les faisait disparaître derrière la balustrade. Il savait déjà que c'était fini pour eux. Alors qu’avait-il escompté ? Les rattraper ? Les sauver ? L’incendie avait fait fi de ses intentions, quelles qu’elles eussent été : il s'était retrouvé prisonnier des foyers secondaires, semés dans la fuite éperdue des deux malheureux. Les nouveaux départs de feu s'étaient propagés à une vitesse que le jeune condamné n'aurait jamais crue possible. Se nourrissant des tatamis, des cloisons en papier de riz et des meubles en bois, ils s’étaient répandus comme une traînée de poudre, acculant Shōbō.

Tout l’appartement était à présent un enfer : l’atmosphère surchauffée, l’air irrespirable, la survie… inenvisageable.

Shōbō se mit à hurler et à supplier… mais ses cris pathétiques ne firent qu'attiser l’irritation de sa gorge et ses larmes futiles ne s’en évaporèrent que davantage. Quand il tenta de faire un pas, un embrasement le dissuada d’aller plus avant. Quand il appela à l'aide, un rugissement couvrit le son de sa voix. Quand il souhaita l’intervention des pompiers, ce fut un phénomène thermique qui survint, éteignant son espoir.

Le feu jouait avec lui, cruel démon aux multiples tentacules brûlants et intangibles.

Enfin, la mise à mort commença, l’incendie entrant dans la phase finale de son développement, celle qui allait tout carboniser. Les flammes rampèrent vers lui. Sur le sol. Sur les murs. Sur le plafond. Pressées de consumer le seul recoin du logement encore épargné. Le recoin dans lequel Shōbō s'était réfugié, dans sa vaine tentative de prolonger un tant soit peu sa vie.

Chaleur.

Peur.

Douleur.

Il sentit ses cheveux prendre feu et se racornir en crépitant. 

Il entendit sa peau grésiller et craqueler en se calcinant. 

Il perçut ses bronches siffler et se rétracter en se desséchant. 

Il inhala l'odeur de sa propre chair se carbonisant. 

Il coula dans un océan de souffrance, comme si des millions de petites scies chauffées à blanc le taillaidaient. 

Tout cela ne prit qu’une fraction de seconde. Une fraction qui lui parut une éternité. Le temps semblait s'être à la fois arrêté définitivement et étiré indéfiniment. Dans un élan inutile d’auto-préservation, Shōbō tenta d'étouffer les langues enflammées qui le léchaient comme des En’enra affamés, mais le feu se propagea à son pyjama.

Rapidement, la peau de son dos, de ses jambes, de ses bras, de son torse et de la moitié gauche de son visage subit le même sort que celle de son crâne.

Il comprit que c'était la fin.

Ce ne fut pas sa vie qui défila sous ses yeux… mais successivement puis concomitamment toutes les émotions qu’il avait vécues. Un cortège suivi d’un florilège de joies, de peurs, de dégoûts, de surprises, de colères, de tristesses et de toutes leurs déclinaisons qui se gravèrent au fer rouge dans sa psyché.

Soudain, le garçon ne ressentit plus rien. Rien dans sa tête. Rien dans son cœur. Rien dans son corps. Ce fut un soulagement. Le calvaire s’arrêtait enfin. Ç'avait été rapide finalement.

Il tomba à genoux.

Il pensa à sa mère.

Il pensa à son père.

Il pensa à son petit frère.

Il allait les rejoindre à présent.

Rozan Suiryu Enbu [Danse du dragon d’eau de Lushan] ! entendit-il avant de s’effondrer.

Le bienvenu néant l’emporta et Shōbō s’y laissa glisser. Dans le ciel, la constellation du Fourneau s’illumina brièvement.

 

**

 

Sept mois plus tard,

Metropolitan Bokutoh Hospital,

Tokyo,

Japon.

 

— Quel âge a-t-il ? demanda une voix masculine que Shōbō ne reconnut pas.

Dans le brouillard qui embrumait encore un peu son esprit, il savait que le nouveau venu ne faisait pas partie des membres de l'équipe médicale qu’il avait pu rencontrer depuis la sortie de son coma, quelques heures plus tôt.

— Onze ans, Monsieur Tokumaru, lui répondit la voix de Kaho Hinoka, l’une des infirmières du service des grands brûlés, la première qui se fut présentée à lui et qui avait gagné sa préférence grâce à son extrême douceur.

L’espace d’une seconde, un soupir navré couvrit les signaux sonores du cardioscope et le chuintement du ventilateur artificiel.

— C’est incroyable qu’il se soit réveillé, reprit l’homme. Six mois, c’est bien ça ?

— Presque sept, Monsieur Tokumaru, corrigea la nurse.

Il y eut un silence, comme si l'inconnu prenait le temps de réfléchir ou d'évaluer la situation.

— Aucune famille ? Vraiment ?

— Aucune, Monsieur, comme vous le savez déjà certainement, répliqua l’infirmière Hinoka avec une note de défiance dans la voix. Vous n’allez pas me faire croire que la Fondation Graad s’intéresse à ce pauvre garçon sans s'être renseignée à son sujet.

Un autre silence, lourd de conséquences celui-ci, emplit la pièce.

— De quoi se souvient-il ? s’enquit le dénommé Tokumaru, en ignorant la question sous-jacente de son interlocutrice.

— Impossible de le dire. Il n’a pas prononcé le moindre mot depuis son réveil. Mais cela ne fait que quelques heures. Votre précipitation ne nous a pas laissé le temps de mener beaucoup d’examens complémentaires.

Là encore, l’infirmière semblait vouloir orienter la discussion vers les vraies raisons de la présence de Tokumaru.

— Son état est-il stable ? poursuivit ce dernier en éludant une fois de plus l’interrogation de la femme.

— Physiquement et physiologiquement, oui. Les greffes de peau n’ont pas été rejetées. Elles proviennent de cultures de ses propres cellules, voyez-vous ? Les voies respiratoires ont totalement guéri. Mais il conservera de terribles cicatrices, notamment sur la moitié gauche de son visage, et une calvitie permanente. Les dégâts sont moins flagrants sur le reste de son corps, mais les différences avec la peau intacte resteront indélébiles. Les soins dont il a bénéficié devraient lui assurer une élasticité normale du système cutané. Son esthésie reviendra petit à petit, au fur et à mesure que les nerfs repousseront dans les parties cicatrisées ou se raccorderont dans les portions greffées. Il en a déjà récupéré mais impossible de dire si la régénération sera complète. Quant à ses capacités pulmonaires, elles ne semblent étonnamment pas diminuées.

Kaho Hinoka se tut.

— Mais ? insista Tokumaru en comprenant qu’elle ne disait pas tout.

— Mais psychologiquement, il est impossible de garantir quoi que ce soit. Il est beaucoup trop tôt pour savoir à quel point il souffrira d'un syndrome post-traumatique, ni sous quelle forme celui-ci se manifestera. Je suppose que la Fondation a des psychologues qualifiés ?

— Les meilleurs, Madame Hinoka. Les meilleurs, soyez-en assurée. Très bien, veuillez à présent compléter ces papiers de sortie, lui ordonna l’homme en lui tendant une liasse administrative. Ils sont déjà signés par votre directeur de service. Nous transférons le garçon aujourd'hui même dans nos locaux.

— Mais…

— Votre supérieur, un médecin, a signé, lui rappela l’inconnu en l’interrompant. Le garçon…

— Shōbō, le coupa-t-elle brutalement à son tour. Il s’appelle Shōbō.

Un soupir exaspéré s’éleva de la bouche de Tokumaru.

— Si vous voulez… Shōbō quitte le Metropolitan Bokutoh Hospital dans l’heure. Merci pour votre professionnalisme.

Dans l'attitude de Kaho, Shōbō perçut toute l’hésitation, la frustration et la tristesse que l’infirmière ne pouvait se permettre d’exprimer sans mettre en péril son avenir professionnel. Elle prit néanmoins le temps de lui dire au revoir, lui caressant tendrement la joue épargnée, son doux regard voilé par les larmes, avant d’obtempérer, de mauvaise grâce, à son congédiement expéditif. Combien de temps avait-elle veillé sur lui ? Il ne la connaissait que depuis qu’il avait rouvert les yeux, mais elle agissait comme si elle avait été présente à son chevet dès son admission à l’hôpital.

Shōbō parvint à tourner légèrement la tête pour accompagner de l'œil la sortie de sa bienfaitrice lorsqu’elle quitta la chambre aseptisée. Son cœur ne se serra même pas. Il pensa qu'il aurait dû s’émouvoir de la voir partir. Mais son esprit était encore enfermé dans un cocon d’impavidité. Réveil trop récent ? Effet des médicaments ? Conséquences de son traumatisme ? Peu importait finalement. C'était juste confortable de ne rien ressentir de particulier car, par ailleurs, il se rappelait de tout. Quelque part, il savait qu’il aurait au moins dû en être perturbé, sauf qu’une sorte d’abîme insondable et infranchissable semblait séparer ses émotions des terribles scènes hantant sa mémoire.

Dans son étrange détachement, Shōbō tenta quelques mouvements. Sa peau, à la fois lisse et parcheminée, lui parut étrangère. Elle ne tirait pas vraiment, mais il ne la sentait pas se plisser, ni se tendre. Il se tâta l’avant-bras et perçut la pression de ses doigts, mais étouffée et accompagnée de fourmillements. En tout cas, aucune douleur. C’en était presque agréable.

Il reporta son attention sur Tokumaru mais ne ressentit là encore qu’indifférence face au grand homme. Celui-ci était chauve, avec une tête massive et une silhouette corpulente. Vêtu d’un smoking violet, un nœud papillon de la même couleur cerclait le col de sa chemise immaculée. L’ensemble était impeccable, sans le moindre pli. Une moustache grise ornait son visage professionnellement impassible.

Leurs regards se croisèrent. Équanimité contre insensibilité. La confrontation dura ainsi, dans un silence uniquement perturbé par les sons des appareils médicaux, jusqu'à l’arrivée d’ambulanciers. Ces derniers emmenèrent Shōbō et son brancard dans un véhicule sanitaire aux armoiries représentant une chouette vue de face, en vol dans un cercle.

L'espace d’un instant, les ailes de l’oiseau lui apparurent semblables à des flammes. Un pont se forma alors au-dessus de son abîme d’impavidité. Telle une tour d’assaut qui déploie sa passerelle d’abordage, le siège des souvenirs se connecta à celui des émotions et ce fut l’invasion. La respiration et les battements de cœur du jeune garçon s’emballèrent. Le multiparamétrique portable se mit à biper et à clignoter. Shōbō s’agita de plus en plus fort, gémissant inintelligiblement car il ne parvenait pas à détourner le regard de ces flammes qui surgirent du blason pour se précipiter vers lui. Au moment où elles allaient l’atteindre, sans qu'il puisse leur échapper, impuissant comme des mois auparavant, il sentit une piqûre dans son bras.

L’incendie psychologique stoppa net et reflua au fur et à mesure qu'une torpeur doucereuse se propageait dans les veines du grand brûlé.  L’anesthésie improvisée emporta la conscience du jeune garçon.

 

**

 

Un an plus tard,

Jardin d’Enfants des Étoiles,

Tokyo,

Japon.

 

L’allumette se baladait à quelques centimètres du visage de Shōbō. Vers le haut. Vers le bas. Vers la gauche. Vers la droite. Elle avançait. Elle reculait. Elle se décalait. Elle revenait. Le garçon était hypnotisé par ce pétale de feu dansant. Sa lueur ambrée se reflétait dans ses yeux hagards, maintenus ouverts par une peur panique qui le tétanisait.

Le souffle court et sifflant, la transpiration perlant sur son front depuis son crâne totalement glabre et descendant le long de l’arête de son nez, sa mâchoire crispée pour éviter de claquer des dents ou de laisser s'échapper un cri de frayeur, le grand brûlé n’entendait pas les rires mauvais des enfants qui s'amusaient de la situation.

Cela faisait un an que Tatsumi Tokumaru l’avait placé à l’orphelinat du Jardin d’enfants des Étoiles. À cause de son mutisme, qu’il maintenait depuis lors, les autres gamins le prenaient pour un attardé. Les horribles cauchemars qui le réveillaient la nuit – lui, mais aussi le reste de son dortoir – ainsi que l’aspect disgracieux d'une grande partie de son corps mutilé par l’incendie n’avaient pas aidé… pas plus que l’inexpressivité qu’il affichait depuis sa sortie du coma. En vérité, Shōbō était d’une intelligence rare, d’une grande sensibilité et son esprit était sans cesse en proie à un sirocco émotionnel. La première lui permettait d’ailleurs de tenir la bride à ce dernier.

C'était vital pour lui. La moindre étincelle sentimentale qu’il se permettait réveillait un brasier psychosomatique. De fait, après être passé par d’innombrables émotions successives lorsqu'il avait cru mourir, les ressentir un tant soit peu le ramenait dorénavant à ce terrible moment et aux souffrances associées, lui provoquant ce que les médecins appelaient des douleurs neuropathiques.

Pour s’en protéger, Shōbō épuisait sa concentration à se maintenir en ataraxie. Il s’y efforçait tant qu’il en avait perdu l’usage de la parole, celle-ci laissant trop libre court aux émotions si redoutées. Cela s'était d’ailleurs avéré essentiel pour faire le deuil de sa famille… si tant est qu’il y avait eu un deuil. Il n’avait en réalité jamais entamé ce travail, à en croire les psychologues qui avaient cherché à le comprendre malgré son refus de s’ouvrir à eux. En s’interdisant de penser à ses parents et son petit frère, en étouffant son accablement vis à vis de leur perte, il avait réussi à préserver sa santé mentale. Peu lui importait si la méthode n’était pas la bonne : il n’avait pas voulu se risquer à passer à une autre, de peur, au passage, de rallumer les cruelles douleurs fantômes.

Il y avait cependant une chose qu'il ne parvenait pas à maîtriser : sa terreur pour le feu. Depuis que les autres l’avaient découvert, ils s’en donnaient à cœur joie.

— Alors, Peau Fondue, tu suintes comme un goret sur la broche ? railla le meneur du groupe, un enfant de l'âge de Shōbō arborant une abondante chevelure rousse et bouclée. Hey, les gars, regardez ! Il dégouline ! Mais c’est qu'avec ça, il aurait pu éteindre les méchantes flammes quand le vilain feu l’a attaqué.

L’allumette s’éloigna en parcourant un cercle qui la ramènerait immanquablement à lui. Les yeux du grand brûlé la suivirent instinctivement. Mais son regard fut soudainement attiré par l'éclat de quatre autres. Chacun des comparses du rouquin venait d’en craquer une.

— Que vas-tu faire maintenant, Peau Fondue, reprit le meneur du petit groupe. Pour éteindre tout cas, ta sueur ne suffira pas… Ta pisse, par contre…

Les cinq compères éclatèrent de rire. C’était arrivé une fois. Shōbō s'était fait dessus, accentuant l'image de demeuré que les autres avaient de lui. Il aurait voulu se promettre que ça ne lui arriverait plus, mais autant de petites flammes agressives autour de lui, cela se rapprochait dangereusement de ses limites.

Soudain, les allumettes s’éteignirent. Non : elles avaient tout bonnement disparu des mains des agresseurs.

Alors que ces derniers fixaient d’un air ébahis leurs doigts vides, un craquement retentit derrière eux. Les brutes se retournèrent et Shōbō leva les yeux pour regarder au-delà du petit mur humain qui l’encerclait. Un homme, âgé d’environ quarante ou cinquante ans, aux longs cheveux de nuit striés d’argent, les observait sévèrement de ses yeux pers. Il portait un large chapeau conique en bambou et une tunique traditionnelle chinoise en lin de couleur lavande. Dans une main, il tenait, sans s’appuyer dessus, une courte canne à l’extrémité renflée. Dans l’autre, la boîte d’allumettes et son contenu avaient été réduits en miettes.

— Filez, ordonna-t-il aux harceleurs. Miho est déjà au courant de vos agissements. Vous allez assumer et partir la trouver afin qu’elle vous sanctionne comme vous le méritez. Si j’apprends que vous ne vous êtes pas présentés à elle, je m’occuperai de votre cas…

Il marqua une pause en les toisant :

— …personnellement.

Le ton ne souffrait aucune contradiction et les enfants ne demandèrent pas leur reste. Shōbō reprit le contrôle des émotions qui avaient manqué l’ignifier. Il contempla l’inconnu, tandis que celui-ci regardait les brutes s’enfuir. Était-ce une aura dorée autour de lui ? Et n'était-ce pas de la chaleur qui se dégageait de son corps ? Se pouvait-il qu’un brasier couvât en lui ? Le garçon recula d’instinct, mais il fut vite arrêté par le mur contre lequel il avait été acculé par ses agresseurs. L’homme se retourna vers lui et, Shōbō cligna des yeux comme pour vérifier sa vision : le halo flavescent n’était plus là. Avait-il rêvé comme avec le blason de la Fondation Graad sur l'ambulance qui l'avait amené à l’orphelinat ? La folie le guettait-il au point de voir du feu là où il n’y en avait pas ?

— Est-ce que ça va, Shōbō ? s’enquit son sauveur, véritablement préoccupé.

Shōbō hocha une fois de la tête, méfiant. Comment connaissait-il son prénom ? L’adulte s’approcha et s’accroupit devant le garçon, l’inspectant pour vérifier que tout allait bien.

— Je m’appelle Shiryu, finit-il par se présenter. Tatsumi et Miho m’ont parlé de toi. Je sais ce que tu as vécu et par quoi tu es passé. 

Shiryu avait mis dans cette dernière phrase, toute l’empathie dont il était capable. Il regarda ensuite mystérieusement le ciel, comme pour distinguer une constellation en particulier alors qu'ils étaient en plein jour, avant de poursuivre :

— Je sais aussi que certaines étoiles ont brillé pour toi. C’est l’un des signes qui annonce l’avènement d’un nouveau chevalier sacré. 

Shōbō maintint une expression neutre. Où l’étranger voulait-il en venir ? Il avait entendu parler de ces fameux chevaliers, les Saints d’Athéna. Leur existence avait été rendue publique bien des années plus tôt, longtemps avant sa naissance, pour l’occasion d’un tournoi durant lequel certains s'étaient affrontés sous les yeux ébahis du commun des mortels.

— Je peux t'aider à en devenir un, si tu le souhaites, reprit Shiryu. Ce à quoi je viens d’assister me confirme que le Jardin d’Enfants des Étoiles n’est pas fait pour toi. Ça te dirait de quitter l’orphelinat ?

Shōbō pencha pensivement la tête sur le côté. Pour la première fois depuis la sortie de son coma, il avait presque envie de prendre la parole. Il ne parvenait pas à se l’expliquer, mais la présence de cet homme l’apaisait. Quant à la perspective qu’il lui offrait… Pourtant, ses lèvres ne se descellèrent pas. Le garçon baissa les yeux, honteux.

— Ce n’est pas grave, si tu ne peux pas parler, fit Shiryu en lui posant une main sur l’épaule. Il y a bien d’autres façons de s’exprimer.

Le grand brûlé dirigea son regard dans celui de son interlocuteur. Œil de tigre contre œil de jade. La confiance fut immédiate et indiscutable. Shōbō se détendit et se décolla du mur, manifestant son accord. Alors, Shiryu se redressa en enlevant sa main et déclara :

— Qu'il en soit ainsi, mon garçon. Va préparer tes affaires et rejoins-moi ensuite dans le bureau de Miho. Tu la connais, elle va vouloir te dire au revoir en bonne et due forme. Elle est désolée de ne pas avoir réussi à te protéger mieux que ça. Tu lui manqueras, mais c’est mieux ainsi. Je te promets que là où je t’emmène, personne ne te voudra du mal.

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