Les cicatrices du feu

Chapitre 2 : Le jugement de l'eau

4025 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 17/07/2025 13:37

Trois jours plus tard,

Lushan,

Jiangxi,

Chine.

 

Le chemin fut long. Très long. Le domaine où résidait Shiryu était loin d’être accessible au premier randonneur venu. Pour y parvenir, il fallait connaître les Wu Lao Feng – les Cinq Pics – comme sa poche, ainsi qu’oser s'enfoncer dans leur jungle luxuriante. Toutefois, Shōbō ne se sentait pas perdu. Il y avait quelque chose d’incroyablement accueillant sur ces terres, bien plus qu’à l’orphelinat, malgré les efforts de bonté que Miho avait toujours déployés à son égard, certainement dans l’espoir de compenser l’attitude froide et stricte de Tatsumi. Ici, cela n'avait rien à voir avec la Fondation Graad, du moins en apparence, car Shiryu n’avait pas eu l’air d'être le moins du monde inconnu du personnel du pensionnat. C’était un mystère qui intriguait le jeune garçon.

Dès leur arrivée dans la région des Cinq Pics, le nouveau tuteur de Shōbō l’avait attifé d'une tenue similaire à la sienne, mais dans les tons verts. Il avait appris que cet accoutrement s'appelait un tángzhuāng. Le premier effet d’étrangeté passé, la tunique s'était avérée d'un confort tel que l’adolescent n’en avait jamais connu. Puis Shiryu l’avait mené sur les sentes et layons des monts sauvages, jusqu’à Lushan, le plus haut des pics.

Le voyage avait duré plus de deux jours et s'était passé essentiellement dans le silence. Shiryu n'avait pas cherché à forcer le mutisme de Shōbō. À la place, il avait beaucoup observé le garçon, guetté ses réactions et lu dans ses expressions. C’était la première fois depuis longtemps que quelqu'un s’intéressait sincèrement à lui et le respectait pour de qu'il était, un enfant blessé dans son corps et dans son cœur. Ainsi n’avait-il communiqué avec lui que par regards appuyés et gestes indicateurs. 

Shōbō avait compris que ce calme convenait aussi parfaitement à son compagnon de route, qui se perdait parfois dans la contemplation du paysage, lors de certaines pauses bienvenues. En de rares occasions, Shiryu avait brisé le silence pour lui conter telle ou telle légende d'une formation rocheuse arpentée, d’un ru enjambé ou d'un animal rencontré. Les Cinq Pics ne manquaient pas de mythes.

Le seul qui n’avait pas trouvé son chemin vers le cœur du jeune garçon avait été celui de Suiren, l’inventeur du feu et transmetteur de la fleur rouge à l’humanité, pour le progrès de celle-ci. Shiryu lui avait narré cette histoire lors de leur bivouac du premier soir, dans l’espoir de réconcilier son protégé avec les flammes. Ç’avait été à la fois présomptueux et trop précoce de sa part.

Shiryu avait perçu à temps le blocage de Shōbō et avait été contraint d'éteindre le petit bûcher qu’il avait allumé, ce qui avait permis d'éviter la crise que l’adolescent avait senti dangereusement monter en lui. Heureusement, la plénitude de la nuit avait eu tôt fait de le rasséréner. 

L’homme n'avait pas retenté l’expérience au deuxième soir et le petit matin du troisième jour était arrivé sans encombre, pas même le moindre cauchemar, au grand étonnement du garçon. Ils n'étaient alors plus qu’à trois heures de leur destination.

À présent, ils faisaient face à une petite maison nichée sur un replat de la montagne. Dans l’air résonnait un grondement indiquant qu’une énorme cascade se trouvait à proximité. Une belle femme en sortit. Habillée d’une robe – un qípáo comme il l'apprendrait par la suite – de teinte pourpre, elle rayonnait de générosité et de tendresse. Elle arborait une longue tresse épaisse de cheveux d'encre aux reflets grisés. La dame vint embrasser Shiryu qui lui passa délicatement un bras autour de la taille.

— Shōbō, je te présente ma compagne, Shunreï. Shunreï, voici notre nouveau protégé, Shōbō.

— Enchantée, Shōbō, l’accueillit-elle d'une voix infiniment douce.

Le garçon remarqua qu'elle ne tiqua même pas sur ses affreuses cicatrices, ne s'attardant pas le moins du monde sur elles lorsque son regard maternel se posa sur lui. À ses yeux, il n'était pas différent. Comment avait-elle vécu pour ne pas s’attarder ainsi sur de telles blessures ? Peu importait, après tout. Il lui en sut immédiatement gré : ici, il ne serait pas une bête de foire.

Incapable de décrocher le moindre mot, il lui répondit d’un sourire sincère. Aussitôt, la joie qu'il venait de se permettre d'exprimer réveilla les souvenirs de sa propre mère. La braise de l’émotion avivée et non maîtrisée se propagea dans son esprit. 

Sa mère. Son amour. Sa mort.

La mort. Les flammes. Le feu.

Shōbō se prit violemment la tête entre ses mains et la pressa en poussant des geignements inarticulés. Il tomba brutalement à genoux. La douleur du choc sur ses articulations le ramena à celle de son incinération, pourtant d'une nature et d’une intensité bien différentes. Il se roula par terre pour éteindre un incendie qui n’avait rien de réel si ce n'était dans son esprit.

Il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, il était plongé dans de l’eau fraîche, appuyé contre Shunreï, qui s’était agenouillée derrière lui de manière à lui maintenir le visage à l'air libre. Tout son corps flottait, tranquillement porté par l’onde. Son buste avait été libéré de tout vêtement et il sentait sur sa peau un courant cajoleur. Il s'étonna d’ailleurs d’en percevoir aussi nettement le contact. Si l’innervation des greffes et des tissus cicatriciels était peu à peu revenue au cours des derniers mois, elle ne lui avait toujours pas rendu ses sensations d’origine. Elles étaient parfois atténuées, parfois exacerbées, comme si son cerveau devait continuer de réapprendre à en identifier la nature et en reconnaître l’intensité. Mais celles renvoyées par ce liquide étaient étrangement… authentiques.

— Tu vas mieux ? lui demanda la femme de Shiryu. Cette eau a des vertus apaisantes.

Soudain, Shōbō perçut le grondement assourdissant et il se crut à nouveau entouré du vrombissement du brasier qui avait gâché sa vie. Il commença à s’agiter, à vouloir s'échapper. Shunreï réagit aussitôt. Sans le brusquer, elle appuya doucement sur les épaules du garçon, enfonçant un peu plus le buste de ce dernier dans l’eau, jusqu'à ce que ses omoplates prennent appui sur les cuisses de sa bienfaitrice.

Le liquide frais recouvrit jusqu'aux clavicules de l’adolescent, qui cessa de se débattre, pacifié.

— Là, c’est ça, détends-toi, mon enfant, susurra Shunreï. Tu n’es pas dans un incendie. Ce que tu entends, c’est la cascade sacrée de Lushan. C’est elle qui, depuis les Neuf Cieux dit-on, nous envoie l’eau retenue dans ce bassin. Tu ne risques rien.

Shōbō étant à nouveau maître de ses émotions, Shunreï accepta de le lâcher. Lentement, le garçon se redressa, étonné d’avoir été si facilement compris par cette femme qu’il ne connaissait pas. Il en déduisit qu’il pouvait lui accorder sa pleine confiance. Il se leva et aida sa bienfaitrice à en faire autant. Toute habillée, son pantalon était complètement trempé et il s’en désola… D’aussi beaux habits ! Ils remontèrent sur la berge où Shunreï lui remit le haut de sa tunique, qu’il passa sur son buste encore emperlé d’eau. Puis, il se mit à regarder autour de lui. Il avait effectivement été baigné dans une sorte de gour à l'eau scintillante, comme si des myriades d'étoiles la constituaient. En amont, une gigantesque cataracte semblait tomber de la voûte céleste elle-même.

Son rugissement lancinant était bien différent du ronflement agressif qu'il craignait. Ses embruns argentés se situaient aux antipodes des étincelles érubescentes qu’il redoutait. Ses vagues de fraîcheur n’avaient rien de comparable aux exhalaisons torrides qu’il appréhendait.

Il comprit que cette cascade bénie était l’antithèse du feu honni. Il était au bon endroit, là où il pourrait peut-être enfin guérir de l’horreur qu’il avait connue. Il pleura à chaudes larmes, l'eau de ses tourments se mêlant à celle du firmament.

— Maman ? demanda alors une voix. Tout va bien ?

À travers le voile d’humidité qui troublait sa vue, Shōbō distingua un jeune homme approcher. Il s’essuya les yeux et remarqua que le nouveau venu, d’une vingtaine d’années, ne pouvait pas renier ses parents. Il était à coup sûr le fils de Shiryu et Shunreï. Revêtu d’un tángzhuāng anthracite, il s’approcha avec la même grâce que sa mère et la même prestance que son père.

— Oui, Ryuho, le rassura Shunreï. Ça va aller de mieux en mieux à présent, n’est-ce-pas Shōbō ?

Ce dernier coula son regard vers le visage serein et confiant de la dame de Lushan. Il acquiesça et, ce faisant, raffermit sa propre assurance.

— Bienvenue parmi nous, s’inclina Ryuho à l’intention du jeune garçon. Je suis soulagé de te savoir en vie. Je ne pensais pas que tu t’en sortirais, ce jour-là.

Shōbō ne comprit pas tout de suite et interrogea Shunreï d’un lever de sourcil.

— Ryuho est un chevalier sacré, expliqua-t-elle, le Saint de bronze du Dragon. C’est lui qui t'a extirpé de l’incendie.

Une ombre ternit le visage de son fils. Shōbō se rembrunit.

— Je suis désolé pour ta famille, Shōbō. Pour eux, je suis arrivé trop tard, admit-il peiné.

Shunreï posa une main rassérénante sur l'épaule de Ryuho.

— Tu es trop sévère avec toi-même, mon fils. Les chevaliers ne sont pas omnipotents.

— Mais ils peuvent tendre à l'être, Maman, objecta Ryuho. Rappelle-toi ce que le Vieux Maître Dohko disait : “Qu’est-ce qu'un chevalier, si ce n’est un humain doté de pouvoirs divins ?” Je pense d’ailleurs que Shōbō à l'étoffe d’en devenir un. Après tout, je suis convaincu d’avoir vu la constellation du Fourneau luire alors qu'il était aux portes de la mort. L’astérisme protecteur d'un chevalier rutile toujours quand celui-ci est sur le point de mourir. Formé par Papa, je suis certain qu’il sauvera autant de vies que j’ai échoué à en préserver. Le destin l’a mis sur mon chemin pour rattraper mes manquements, c’est évident.

Shōbō avait suivi la conversation d'un air sombre, observant intensément le Saint du Dragon. Il devait être puissant pour avoir réussi à éteindre le brasier qui avait saccagé son ancien logement. Pourtant, il n’avait pas pu sauver ses parents. Un foyer de rancœur manqua s’allumer et il l’étouffa in extremis en rappelant à lui la sensation de l’eau de Lushan sur sa peau. Il décida de ne pas se fier à Ryuho. Il lui avait peut-être sauvé la vie, mais cela le forçait à présent à vivre sans sa famille et dans un état de méfiance permanent vis à vis de ses propres émotions. Si Ryuho n’était pas intervenu, il n’aurait pas eu à subir tout cela. 

Par ailleurs, il ne semblait pas si compétent, ce chevalier, finalement. Même sa mère avait le dessus sur lui ! Celle-ci fixait à présent son fils avec une sévérité non-feinte, alors que Shōbō aurait mis sa main à parier qu’elle était une humaine tout ce qu'il y avait de plus normale.

— Combien d'autres en as-tu sauvées ? le tança vertement Shunreï. Tu n’as aucune dette, Ryuho. Si tu raisonnes ainsi, retourne peaufiner tes leçons auprès de ton père.

Le jeune homme sourit, à la fois gêné et amusé par la verve maternelle.

— Tu as raison, Maman.

Ryuho soupira avant de reprendre, inconscient des émois du jeune témoin de la conversation :

— Shōbō, tu m'accompagneras. Mon père est le chevalier d’or de la Balance. Il saura certainement transformer en forces les faiblesses occasionnées par ton traumatisme. Tu ne devras pas laisser une telle horreur se reproduire et seule la force d'un chevalier t’en rendra capable. Qu’en dis-tu ?

Le grand brûlé fixa Ryuho d’un regard torve, puis Shunreï d’un œil bien plus amène. Elle semblait espérer qu’il accepterait. Pour elle, peut-être que… Il ferma les yeux, ouvrant son odorat et son ouïe à l’environnement de Lushan. Puis, il les rouvrit et jeta un regard à la cascade. L’eau de cet avenir saurait-elle étouffer le feu de ses souvenirs ?

Shōbō hocha gravement la tête, évitant soigneusement de regarder le chevalier.

 

**

 

Six ans plus tard,

Lushan,

Jiangxi,

Chine.

 

Toutes ces années, Shiryu avait entraîné Shōbō. Le garçon avait suivi sérieusement toutes les leçons prodiguées et les exercices élaborés par son nouveau maître, le Saint d’or de la Balance et Grand Pope de la chevalerie d’Athéna en personne. Grâce à la sagesse bienveillante de ce dernier et à l'écoute attentive de Shunreï, le jeune homme s’était progressivement libéré du carcan de son syndrome post-traumatique. Il avait même recouvré l’usage de la parole.

La complicité sincère de Ryuho l’avait beaucoup aidé également. Vis à vis du chevalier du Dragon, cela n’avait pourtant pas été facile, au départ. Puis, Shōbō avait fini par admettre que Ryuho avait peut-être fait de son mieux… avant de s’avouer que c’était certain. Mais accepter cela et d’être malgré tout le seul survivant, et donc la seule victime à encore souffrir de la situation, lui avait valu une longue phase de dépression de deux ans. Ç’avait été durant cette période là que la connivence entre le Saint du Dragon et le nouveau disciple de Shiryu était née progressivement. Ryuho avait accompagné le garçon dans les moments les plus compliqués, sans jamais l’abandonner, même lorsque ce dernier avait été abject envers lui.

Ainsi, après avoir retrouvé un semblant de présence maternelle en Shunreï, et paternelle en Shiryu, il avait fini par accueillir Ryuho comme une sorte de frère. Cela ne remplaçait pas les siens, aucun d’eux ne se méprenait là-dessus, mais cela permit à Shōbō d’accepter définitivement sa perte.

Il pouvait de nouveau laisser ses émotions s’exprimer sans que cela ne lui rappelle celles qu’il avait ressenties au cœur du brasier, ou celles que le feu lui avait volées en lui enlevant sa famille. Il avait cessé de ramener ses sentiments à ce qu’il avait perdu… et cesser de ramener ce qu'il avait perdu à l’événement qui le lui avait enlevé. Autrement dit, tout ne le rapportait plus au terrible jour de l’incendie.

C'était un véritable soulagement.

Toutefois, un blocage perdurait.

S'il avait acquis des capacités hors normes pour un humain, il n’avait pas encore développé celle qui aurait fait de lui un véritable chevalier d’Athéna : la maîtrise du cosmos. Malgré les interminables séances de méditation, les incontournables homélies de Shiryu et les indispensables poussées dans ses derniers retranchements, rien n’avait provoqué en lui le déclic, l'étincelle ignitrice de son univers intérieur. Et pour cause, cela s’assimilait bien trop à l'allumage d’une flamme, et ça, son inconscient le refusait catégoriquement. Il avait beau avoir réussi à découpler ses émotions de son traumatisme, la peur du feu elle-même était encore incontrôlable, la seule qu’il ne parvenait toujours pas à maîtriser.

Shiryu ne ménageait pourtant pas ses efforts pour l’aider à dépasser cette barrière qui s'évertuait à le séparer de son véritable potentiel. Rien n’y faisait pour le moment. Dès que Shōbō tentait de percevoir sa cosmo-énergie et de l'embraser, une pure terreur, lui empoignait le cœur et lui enserrait l’âme. Il se confrontait alors à une muraille de phobie infranchissable.

Dans le meilleur des cas, il se retrouvait impuissant, tétanisé et le souffle court. Dans ses pires moments, il tombait en catalepsie et seule l’immersion dans le bassin de réception de la Grande Cascade de Lushan parvenait à l’en sortir.

Six années s'étaient écoulées et Shiryu avait atteint ses limites pédagogiques. Il ne lui restait plus qu'une seule solution, à laquelle il n’aimait pas recourir et qu'il n’avait jamais eu à mettre en œuvre pour quiconque parmi ses disciples : mettre son élève en danger de mort.

Pour cela, le chevalier de la Balance avait convoqué Shōbō très tôt le matin. Confiant, le jeune homme obtempéra docilement, ignorant des véritables intentions de son maître. Il fut surpris de le découvrir paré de son armure d’or, Ryuho revêtu de sa Cloth de bronze à ses côtés. Shunreï, qui les accompagnait, avait plaqué un sourire qui se voulait encourageant, mais elle ne pouvait complètement masquer son inquiétude. Le jeune homme comprit que l’entraînement du jour serait différent de tout autre.

— Dernière chance ? devina-t-il.

Shiryu cligna des yeux en guise d’assentiment, tandis que Ryuho jetait un œil en coin à son père et que Shunreï portait une main embarrassée à son cou.

— Compris, Maître, se résigna Shōbō.

— Suis-moi, ordonna le chevalier d’or d'une voix morose.

La mort dans l’âme mais conscient d'être au maximum des capacités d’un être humain dénué de cosmos, le disciple emboîta le pas à son mentor. En échouant à répétition, il n’avait pas fait honneur au dévouement de celui-ci. Même si ses hôtes – sa nouvelle famille ? – ne lui avait jamais manifesté leur déception, il ne pouvait pas concevoir qu’ils ne fussent pas dépités et cela le peinait affreusement. Il leur avait fait perdre trop de temps et de ressources. C’était le moment de rectifier le tir. C'était aujourd'hui ou jamais qu’il allait enfin franchir le dernier et seul obstacle qui gâchait encore sa vie. Sans ça, il devrait très certainement quitter Lushan et il n’arrivait pas à se l’imaginer.

Shiryu ne le mena pas au long promontoire où il prodiguait habituellement ses leçons, mais au pied de la Grande Cascade, un lieu qui était davantage synonyme de soulagement que d’entraînement. Cela perturba Shōbō, qui suivit toutefois le mouvement. Le chevalier d’or s’avança et se concentra :

Rozan Sho Ryu Ha [la Colère du Dragon de Lushan], incanta-t-il.

Il n’eut pas à s'exclamer, la puissance de son cosmos largement suffisante pour inverser le cours de la cataracte d'une simple incitation. La chute ralentit, s’arrêta et se mit à s’élever vers les cieux sous la forme d’un dragon dont les embruns constitutifs brillaient d’or, effets combinés du soleil levant et de l’énergie du Grand Pope.

— Avance, Shōbō, ordonna Shiryu en maintenant le flux à son plus haut. Avance jusqu'à la base de la cascade.

Le jeune homme hésita un instant. Aucun de ses entraînements n’avait été facile, certains même avaient été plus que redoutables, mais là, il sut à l’avance ce qui allait lui être annoncé et qu’il ne s’en sortirait pas vivant s’il échouait encore une fois. Il s'engagea néanmoins, refusant d’abandonner.

— C’est ta dernière épreuve, mon garçon. L’ultime test de Lushan, quand tout le reste fait long feu. Tu vas recevoir tout le poids des eaux des Cinq Pics. Tu ne pourras y survivre qu’en embrasant ton cosmos, en l’enflammant jusqu'à son paroxysme.

Les mots, savamment choisis, et prononcés dans son dos tandis que Shōbō avançait, eurent l'effet habituel. Shiryu sapait les défenses de son élève, affaiblissant la barrière qui le gardait de sa phobie, le forçant à affronter sa peur primale. Il réussit tant bien que mal à juguler la vague de panique qui l’assaillit et prit place à l’endroit où se jouerait son destin. Il se retourna vers Shiryu, Ryuho et Shunreï.

— Prêt, annonça-t-il bravement.

— Papa, tu es certain ? s'assura le chevalier du Dragon.

— Shiryu… commença Shunreï sans pouvoir continuer sa phrase.

— C’est le seul moyen, croyez-moi.

Le Grand Pope marqua une pause et poursuivit à l’attention de son disciple :

— Shōbō… Un Saint n’est jamais aussi puissant que lorsqu'il défie la mort. Mon garçon, ta peur n’est qu’une porte qui te sépare d’une infinité de futurs possibles. Ouvre-la, enfonce-la, brise-la s’il le faut… mais ne la laisse pas t’empêcher d'avancer. Un chevalier est capable de miracles, un apanage normalement réservé aux seuls dieux. Mon disciple, aujourd'hui, qu’un miracle se produise.

Shiryu relâcha son cosmos et la cascade s’effondra. Dans le ciel, la constellation du Fourneau, déjà peu brillante de nuit, se mit à luire malgré le lever du jour.

Shōbō regarda la colonne liquide chuter vers lui. Elle ne lui faisait pas peur. L’eau ne lui faisait pas peur. La mort ne lui faisait pas peur. Mais le feu…

Il se concentra, tentant de réunir tous les conseils que son maître lui avait prodigués, allant rechercher dans ses atomes mêmes l’énergie qu'ils contenaient. Sept octillions d’atomes pour un être humain. L’équivalent de presque cent cinquante mille bombes nucléaires. Une quantité colossale d'énergie qu’il lui fallait ignifier.

Fournaise.

Qu’il lui fallait attiser.

Feu.

Qu'il lui fallait alimenter.

Brasier.

Qu’il lui fallait consumer.

Incendie.

Il n’y parvint pas. Il ne parvint pas à allumer la moindre étincelle cosmique. Il ne parvint pas à incinérer sa frayeur. Après avoir failli être immolé par le feu, était-ce l’eau qui allait avoir raison de lui ? Il réessaya. Sans succès. La constellation du Fourneau s'éteignit, lui refusant définitivement son allégeance. Elle venait de briller pour la dernière fois en sa faveur.

Shōbō laissa tomber.

— Arrête ça, Shiryu ! s'écria Shunreï.

— Papa ! implora Ryuho. Maintenant ! Il ne s’en sortira pas !

Les chevaliers du Dragon et de la Balance détachèrent leurs boucliers de leurs avant-bras et les projetèrent au-dessus de la tête de Shōbō. À un mètre du crâne glabre du jeune homme, le légendaire artefact de bronze se ficha dans la paroi, ses deux frères d’or se plantant juste en-dessous. Les trois écus formèrent un triangle qui dévia la trombe et ménagea un abri qui protégea le disciple.

Shōbō s’effondra de honte, de colère et de frustration. Il était exténué et vaincu. Il se rendit à peine compte quand Shiryu et Ryuho le ramenèrent sur les rives du bassin. Cet énième échec avait eu raison de sa détermination.

Le chevalier d’or le serra dans ses bras.

— Tes défaites sont les miennes, Shōbō. Tu n’as rien à te reprocher. C’est moi qui n'ai pas su être le professeur qu'il te fallait. Je te prie de m'excuser, mon garçon.

Alors, l’élève échaudé laissa libre court à sa détresse et Lushan résonna de ses hurlements de désespoir.

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