Les cicatrices du feu
Chapitre 3 : La trempe de l'acier
4837 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 17/07/2025 13:39
Quatre mois plus tard,
Centre commercial Isetan,
Tokyo,
Japon.
C'était jour de congé pour Shōbō et il flânait dans le centre commercial au gré de ses envies. Après être allé voir l’exposition temporaire au sixième étage du centre commercial – un artiste y dévoilait sa vision de ce qu'il appelait le “nouvel esprit japonais” sous forme d’œuvres hybrides mêlant estampes ukiyo-e et mangas modernes – il était allé se chercher un bubble tea au sous-sol. Puis, le jeune homme était remonté au septième étage pour siroter tranquillement sa boisson dans le jardin rooftop d’Isetan.
Il était là, posé sur un banc, face à la jungle urbaine de Shinjuku. Il s’amusa un instant des chamailleries d’un vieux couple – une jolie femme rousse en tenue masculine qui se disputait, sans discrétion, avec un grand homme aux cheveux noirs et vêtu d’un blazer – au sujet de la supériorité supposée d’un étalon sur un dragon. Il ne chercha pas pas à comprendre. Les gens “normaux” étaient bizarres parfois… Puis, Shōbō profita de son temps libre, alternant entre son bubble tea et une partie de Genshin Impact sur son portable.
Une vie simple et agréable de jeune adulte, bien loin de son passé tumultueux.
Parfois, il regrettait les années passées à Lushan, mais sans elles, il n’aurait jamais pu avoir l’existence apaisée qu'il avait à présent. Il avait échoué à devenir chevalier, certes, mais il avait réussi à effacer la majeure partie du traumatisme de son enfance. La tristesse était toujours là, quand il pensait à sa famille, et il porterait jusqu'à sa mort les séquelles de l'horreur qu'il avait vécue, mais il parvenait à s’en détacher. Le souvenir de son petit frère et de ses parents éveillait immanquablement de la mélancolie, mais il leur rendait hommage en vivant. Quand il se regardait dans le miroir, où lorsque les gens se retournaient à la vue de son visage défiguré, il n’en retirait plus de gêne ou de dégoût de lui-même. Il était comme il était et il s'assumait.
C'était ce que Shunreï lui avait fait promettre avant qu’il ne quitte Lushan. Il devait s'accepter pleinement : son physique, ses échecs, ses réussites, sa peur… Sage des enseignements de Shiryu, il avait admis qu’elle avait raison et lui avait fait le serment de vivre en respectant toutes les facettes qui le constituaient.
Armé d’une lettre de recommandation, il s’était présenté à la Fondation Graad et avait été embauché comme garde du corps personnel de la présidente de la corporation, Saori Kido, la réincarnation d’Athéna. Le sachant disciple de Shiryu, elle lui avait tout d’abord proposé une place parmi les gardes du Sanctuaire, mais il avait refusé. Il désirait s'éloigner de la chevalerie, au grand dam de Tatsumi, qui l’avait reconnu et ne semblait pas voir d'un très bon œil sa présence dans le cercle privé de celle qu’il considérait encore comme sa protégée. Même si le majordome ne lui avait jamais fait très bonne impression, Shōbō s'était simplement contenté de l’ignorer. Bien que n’ayant jamais dépassé le stade d’aspirant, il était heureux de pouvoir mettre ses capacités hors normes, dûment acquises aux Cinq Pics, au service de Saori.
Le jeune homme finit par arrêter sa partie de jeu vidéo et poursuivre sa promenade. Il était dans les escalators entre le quatrième et le troisième étage lorsque l’escalier automatique stoppa net et qu'une alarme incendie se mit à retentir. Aussitôt, le personnel du centre commercial commença à diriger l’évacuation des visiteurs, d'abord dans le calme, puis de façon moins sereine. Il devint rapidement évident que la situation était bien plus grave que le simple déclenchement d’un détecteur de fumée.
Shōbō n’avait pas l’esprit tranquille. Sa peur du feu se remit à le tenailler mais il se contint pour suivre les instructions de sécurité. Il ne devait pas céder à la panique qui le suppliait de s'éloigner en courant, de quitter le centre commercial au plus vite.
Une explosion retentit au cinquième étage, le kid’s floor. Des gardes armés d’extincteurs s’y ruaient. Shōbō entendit des parents crier, certains ayant laissé leurs enfants à ce niveau réservé aux jeux et aux jouets. Dans la radio d'un agent grésilla une voix affolée. Il était question d’un départ de flammes d’une violence inouïe, de batterie de lithium, d’emballement thermique, d’auto-entretien du feu, d'espaces enfumés où il n’y avait plus la moindre visibilité.
Une autre explosion et des débris brûlants volèrent dans la colonne centrale du bâtiment commercial, bombardant les escalators. Des cris de terreur se propagèrent. Malgré les invitations des vigiles à rejoindre dans le calme les escaliers pressurisés, l'instinct de survie s’empara de la foule et ce fut la débandade. Shōbō ne voyait toujours aucun pompier et même le personnel de sécurité refluait à présent, fuyant la puissance dévastatrice de l'incendie que des extincteurs s'avéraient inefficaces à contenir. Quand l'un d'eux le dépassa, Shōbō entendit nettement que des personnes étaient coincées au cinquième. Il était question d’une quinzaine de victimes supposées.
Le jeune homme s’arrêta net, sans tenir compte des bousculades et invectives dont il fit l’objet. Levant la tête vers l'étage en feu, il constat qu’une épaisse fumée brune et jaunâtre s’en échappait. Il entendait nettement le vrombissement de l’incendie en plein développement. Jamais les pompiers n’arriveraient à temps. Il faudrait un miracle ! Il faudrait… comme pour lui… un chevalier !
Il s’empara de son portable pour… Pourquoi ? Appeler Shiryu ? Non… ce n’était pas une mission pour un Saint. La dernière fois, déjà, Ryuho avait simplement été au bon endroit, au bon moment. Alors qui ?
Soudain, Shōbō sut ce qu'il convenait de faire. Il n’avait pas le choix. Possédant des aptitudes que le commun n’avait pas, il était ce qui se rapprochait le plus d'un chevalier, ici. Mais… Le feu… Y arriverait-il ?
La peur au ventre, il fit demi-tour. En appelant à la force, l’agilité et la rapidité qu'il avait acquises au cours de son entraînement, il rallia l'étage incendié, ignorant les cris de stupeur des clients et les appels à faire marche arrière des agents. Dès qu’il y fut, les vagues de chaleur pulsatiles l’assaillirent et il marqua un temps d’arrêt. La terreur l'aveugla et il vacilla. Il manqua s’en retourner, mais…
— Non ! rugit-il à l’intention du feu. Tu ne me dicteras plus ma conduite !
Son défi incendiaire lancé, il arracha une partie de son T-Shirt, la noua autour de son nez et de sa bouche, puis s’enfonça dans la zone sinistrée. Les fumées assourdissaient tous les sons, mais ses perceptions s'étaient aussi développées à Lushan et il crut entendre des cris. Évoluant au départ dans un épais brouillard gris et acre, il suivit les appels, avançant progressivement vers une chape noirâtre au-delà de laquelle il discernait la teinte caractéristique de flammes bien alimentées.
Tout autour de lui, le bâtiment craquait et gémissait. Le combustible ne manquait pas : entre les jouets, les appareils électroniques, les fauteuils et les meubles, le feu avait de quoi se nourrir. Il progressa, faisant fi de ses yeux qui piquaient et de sa gorge qui brûlait. Il toussait, il pleurait, il ahanait mais il ne recula pas. Il n'écoutait plus les signaux d’alarmes qui retentissait dans sa tête, non pas ceux du centre commercial, inaudibles dans de telles circonstances, mais ceux de sa phobie. Son corps et son esprit réfutaient son action inconsidérée et il devait se forcer à continuer, tant physiquement que psychologiquement. Il combattait éperdument la tétanie et l’apathie qui menaçaient de l’immobiliser. Bon sang ! Des vies étaient en jeu ! Bien plus que la sienne !
Il dépassa enfin la zone des fumées et arriva dans celle dominée par les flammes. La chaleur était suffocante mais il y voyait bien mieux. Aucune trace de vie. Il craignit être arrivé trop tard lorsqu'il perçut des appels à l’aide désespérés. Il les suivit et parvint devant la porte d'un des locaux habituellement destinés à accueillir les femmes devant s’isoler pour allaiter. Il en ouvrit le battant et y découvrit, recroquevillés et agglutinés les uns contre les autres, quatre hommes, une femme et une dizaine d’enfants. Des exclamations de surprise accueillirent son entrée.
— Ne sortez pas ! leur ordonna-t-il alors que trois des hommes s’étaient levés et se précipitaient vers lui, comme si sa venue indiquait que la voie était libre. Je vais vous aider.
— Comment… ? commença la femme.
— Pas le temps, la coupa Shōbō. Les enfants en premier.
Ce disant, il en prit deux parmi les plus jeunes dans ses bras et demanda à deux autres plus vieux de grimper dans son dos. Il réfléchit et indiqua à un cinquième, d’âge intermédiaire, de venir sur sa poitrine, accroché à son cou en enroulant ses jambes autour de sa taille.
— Ne me lâchez pas, dit-il aux enfants. Fermez les yeux, retenez votre respiration et soyez forts !
Et aux adultes qui restaient dans la pièce, il indiqua :
— Refermez derrière moi et veillez sur les autres enfants. Je reviens.
L’ancien aspirant chevalier retourna dans la fournaise. La poigne des enfants augmenta douloureusement tandis qu’ils gémissaient. Sachant comment sortir, Shōbō ne traîna pas. Il fonça en direction de la sortie. Dès qu'il parvint aux escaliers pressurisés, il en ouvrit la porte coupe-feu et fit mettre pied à terre aux gamins.
— Descendez ! Vos parents vous rejoindront.
Disciplinés, les enfants ne perdirent pas de temps. Shōbō non plus. Il rallia de nouveau le refuge précaire des prisonniers de l'incendie.
— Mes enfants ?! s'écria la femme.
— En sécurité, répondit-il sans lui prêter trop attention.
Il savait que ça pouvait sembler cruel de paraître aussi indifférent, mais il ne pouvait pas s’appesantir. Il n'empêchait que dans les yeux de cette femme brillait une inquiétude qui lui rappelait quelqu'un. Sa mère, peut-être, quand il se blessait étant enfant.
Shōbō évita de se laisser distraire et remporta les cinq derniers enfants. Entre-temps, les pompiers avaient réussi à accéder à l'étage et ils recueillirent ceux que Shōbō venaient de ramener aux issues pressurisées. Le jeune homme ne tint pas compte des incitations des secouristes à rejoindre le point de rassemblement des victimes qu’il était déjà reparti.
Il n’avait pas le temps de tergiverser. Le feu prenait de l’ampleur et il y avait encore quatre personnes à sauver. Il ne pouvait pas traîner à expliquer aux pompiers où les trouver ni comment accéder à leur abri. Dès qu'il retourna dans le volume incendié, il se figea néanmoins un instant. La situation empirait. Plus de fumée grise. Rien que de la noire, chargée de suie, et, déjà, les anges danseurs pointaient le bout de leurs ailes enflammées. Une fois de plus, Shōbō lutta âprement contre sa phobie. Des papillons brûlants voletaient dans son estomac, manquant le faire vomir une bile acide. Il devait tenir bon ! Le développement du feu avait franchi une étape de plus et il n’y avait plus une seconde à perdre. À tout moment pouvait se produire un embrasement généralisé éclair et ce serait la fin.
Le jeune homme se baissa et fonça vers le local d’allaitement. Quand il ouvrit la porte, pour la troisième fois, les fumées avaient déjà bien envahi l'espace limité et les cinq adultes toussaient comme des tuberculeux.
— Venez ! leur cria-t-il. Couvrez votre nez et votre bouche, restez courbés et respirez le moins possible ! On fait vite !
Promesse en l’air. Même en transportant les enfants, Shōbō avait pu utiliser ses capacités acquises lors de son entraînement de Saint. Mais là, il devrait progresser au rythme d’adultes affaiblis, apeurés et… normaux.
— Je n’y arriverai pas ! souffla la femme qui s'était précédemment enquise de ses enfants.
Shōbō sentit la détermination des autres flancher également. Il réfléchit à toute vitesse à la façon de les encourager. Lui qui ne parlait pas beaucoup n'était pas bon à ça. Il essaya néanmoins.
— Madame, votre fils et votre fille vous attendent. Vous autres, vos enfants vous attendent. Tous ceux que j’ai sauvés ont sûrement retrouver leurs parents à cet instant. Sauf les vôtres. Allez-vous les laisser orphelins ? Périrez-vous par le feu comme…
Comme mon père et ma mère… Voilà ce qu'il s’apprêtait à dire. Il se tut, essoufflé. La dame le regarda intensément.
— Allons-y, lâcha-t-elle en se reprenant.
Cette pugnacité… où avait-il déjà vu la même ? Chez Shunreï lorsqu’elle tançait Ryuho ? À nouveau, cette femme le perturbait. Pourquoi ? Shōbō secoua la tête et se concentra. Ce n’était pas le moment. Le revirement d’attitude finit de convaincre tout le monde et, ensemble, ils s’élancèrent dans la fournaise. L’ancien aspirant chevalier les guida, se retournant régulièrement pour vérifier que ses protégés suivaient. La structure de l'étage ne gémissait plus… elle hurlait littéralement. Le feu, lui, rugissait sa victoire.
Un cri attira l’attention de Shōbō. En arrière du petit groupe, la mère ne parvenait plus à suivre. Trop intoxiqué, son corps avait lâché. Ils n'étaient pas loin de la sortie. Au-dessus de leurs têtes, le plafond de fumée rougeoyait à intervalle régulier, le volume cotonneux d'un noir de jais se dilatant et se rétractant à un rythme de plus en plus rapide. L’embrasement était imminent.
— Courez ! clama-t-il à l’intention des quatre autres en pointant du doigt la sortie.
Les individus ne demandèrent pas leur reste. Shōbō revint en arrière et se découvrit le visage, cédant sa faible protection tissulaire à la femme qui avait perdu la sienne au cours de leur fuite.
— Shōbō ? haleta-t-elle.
Ce regard…
Une déferlante d’émotions le percuta et manqua le renverser : c'était les premiers yeux qu’il avait contemplés après son accident.
Ce visage…
Comment avait-il pu oublier cette dame qu’il n’avait connue que quelques heures, mais qui l’avait marqué par sa gentillesse dès son réveil ?
Cette voix…
Comment avait-il pu ne pas reconnaître celle qui n’avait pas voulu l’abandonner à la Fondation Graad après sa sortie du coma ?
— Madame Hinoka ?
Un rouleau de flamme affamé leur rappela que les retrouvailles entre l’infirmière et son patient, si elles se produisaient jamais, devraient attendre. Shōbō usa de ses réflexes accrus pour recouvrir Kaho de son corps. Le jeune homme se crispa et serra les dents. La souffrance, cette terrible souffrance d'être brûlé vif, se propagea sur… Non… aucune douleur ! Il ouvrit des yeux ronds pour s’apercevoir qu’une fine couche de lumière ambrée le recouvrait. Du cosmos ! Une faible émission, un voile ténu, probablement tout ce qu’il serait jamais capable d’invoquer, mais du cosmos néanmoins. Il sentit son énergie se vider rapidement. Que c’était épuisant ! Il se concentra sur la nécessité de ne pas perdre conscience. Encore une vie. Rien qu’une vie à sauver. Et après…
L’ange danseur reflua et Shōbō se redressa tant bien que mal. Il souleva Kaho Hinoka dans ses bras et, un pas après l'autre, mécaniquement, laborieusement, il se dirigea vers la sortie. Il n’y avait plus le moindre halo de cosmo-énergie pour le protéger. Il avait tout consommé et, à présent, chaque nouvelle exhalaison dans le volume surchauffé le carbonisait un peu plus. Il tint bon.
Il ne flancha qu’une fois la porte coupe-feu passée. Sous le regard éberlué des pompiers, il déposa son ancienne infirmière au sol et s'écroula.
**
Cinq semaines plus tard,
Manoir Kido,
Zone forestière d’Hachioji,
Japon.
Ses nouvelles brûlures s'étaient avérées bien moins sérieuses que celles récoltées durant son enfance. Du fait de son entraînement, et du faible cosmos dont il avait réussi à se parer in extremis, Shōbō n’en avait récolté que des superficielles, bien vite estompées grâce aux soins prodigués par les médecins de la Fondation Graad et la surveillance permanente de l’infirmière Hinoka.
Cette dernière avait insisté pour s’occuper personnellement de son ancien patient. Il lui avait sauvé la vie, ainsi qu’à ses deux enfants. C'était à la fois une reconnaissance et un honneur de soigner le “héros de Shinjuku”.
Ce nouveau statut valut à Shōbō de se voir proposer une place au sein de la brigade d'élite du Tokyo Fire Department, poste qu’il accepta, le préférant à son actuelle et futile position de garde du corps. Après tout, Saori n’avait nullement besoin de ses services, toute déesse qu’elle était et protégée dans l’ombre par ses chevaliers sacrés.
La presse s'était emparée de son action de secours pour en faire sa Une pendant presque un mois entier. En préparation d’une cérémonie à laquelle le jeune homme avait été convié par la Fondation Graad pour le récompenser, les têtes d’affiche découpées s’accumulaient dans le hall du manoir Kido, placardées sur des panneaux. Curieux, l’invité en lut quelques-unes, non pas par vanité, mais parce que la façon des journalistes de retranscrire la réalité l'étonnait toujours.
« Héros malgré lui : un jeune homme sauve quinze vies dans l'incendie d'Isetan Shinjuku »
*Un acte de bravoure sans précédent dans l’un des quartiers les plus fréquentés de Tokyo.*
Une du quotidien national Yomiuri Shimbun
« Quinze vies entre ses mains : récit d’un sauvetage héroïque dans le centre d’Isetan »
Rencontre avec les témoins et survivants d’un drame évité de justesse à Shinjuku.
Une de l’hebdomadaire local Shūkan Jitsuwa
« Le “Jeune Samouraï de Shinjuku” : qui est ce garçon qui a défié les flammes ? »
*Témoignages exclusifs, récits poignants et zones d’ombre autour d’un drame évité.*
Une de l’hebdomadaire national Shūkan Bunshun
« Incendie au cinquième étage de l’Isetan Shinjuku : quinze personnes évacuées par un jeune passant »
*Le feu s’est déclaré dans l’espace enfants en pleine affluence. Un chevalier servant intervient avant l’arrivée des secours.*
Une du quotidien local Tokyo Shimbun
L’heure de la convocation sonna et Shōbō se rendit dans les appartements de Saori Kido. Il ne savait pas vraiment ce qui l’attendait et supposait qu’il y aurait un certain nombre d’officiels – bien que le gouvernement métropolitain de Tokyo et la mairie de Shinjuku lui eûssent déjà rendu hommage – ainsi que des pontes de la corporation multinationale. Aussi fût-il surpris de constater que seule Saori se tenait dans le bureau de réception. Il s’avança, circonspect.
— Shōbō, je te remercie d'être venu. Je me sens honorée d’avoir eu un héros tel que toi comme garde du corps et je voulais que tu le saches. Le Tokyo Fire Department a de la chance de t’avoir recruté.
Le grand brûlé sourit humblement.
— Je ne suis qu'un chevalier raté, madame Kido, répondit Shōbō, laconique.
— Tu ne peux peut-être pas en exploiter le cosmos, mais tu en as le cœur, jeune homme, contra Saori. Un cœur forgé dans la flamme.
Le héros malgré lui frémit au son de ce dernier mot, réminiscence d’une phobie qui n'était dorénavant plus. Il ne savait que répondre.
— Et que forge-t-on dans la flamme ? intervint une voix bien familière.
De derrière un paravent auquel le jeune homme n’avait pas prêté attention, Shiryu apparut avec une grosse boîte cubique sur le dos et un sourire de connivence sur le visage. Shunreï et Ryuho étaient à ses côtés, tenant chacun un paquet dans les mains. Shōbō en resta coi d'émotion.
— De l'acier, poursuivit son ancien maître, celui que tu as amplement mérité par ton haut fait.
Le Saint d’or de la Balance déposa son fardeau devant Shōbō. Shunreï resta en retrait, rayonnante d’admiration. Ryuho lui adressa un clin d'œil complice. Saori, quant à elle, s’approcha et Shiryu recula, lui laissant l’honneur d'ouvrir le volumineux coffret.
— Shōbō, déclara l'héritière des Kido, en remerciement de tes actes de courage et de dévouement, la Fondation Graad est fière de te remettre cette armure d’acier.
Entre les parois dorénavant disjointes de la boîte cubique trônait un véhicule d’intervention en miniature, évoquant un mélange de fourgon de lutte contre les incendies, de camion de secours routier et d'ambulance. Comme animé d'une énergie propre, ou attiré par une force inconnue, le totem se dissocia soudainement et ses différentes parties vinrent s’ajuster au corps de Shōbō. Shiryu et Ryuho échangèrent un regard entendu que le jeune homme choisit d'ignorer. Il se retrouva couvert d’une armure garance et argent.
Éberlué, il s'observa. Il ne ressentait étonnamment pas le poids de cet équipement.
— Maî… Maître… bafouilla-t-il.
— Ce n'est pas une Cloth sacrée, Shōbō, lui apprit Shiryu en comprenant son désarroi, mais une pure construction de la Fondation Graad : une protection cybernétique et mécanique que l’on appelle armure d’acier.
— Elle est constituée d’une combinaison unique d’acier maraging et de graphène, un superalliage aux propriétés exceptionnelles, compléta fièrement Saori.
— Nous avons désiré celle-ci à l'image du rôle que tu t’es choisi : mon garçon, te voici chevalier d’acier du Pompier, poursuivit Shiryu.
Des larmes de bonheur jaillirent des yeux ambrés du disciple raté.
— Elle me rappelle la vôtre, Maître.
Saori eut un discret rire de gorge, Shunreï afficha une expression appréciatrice devant sa clairvoyance et Ryuho leva un pouce approbateur.
— C’est normal, confirma l'héritière des Kido. Leur polyvalence et leurs domaines d'intervention placent les pompiers entre les forces de l’ordre et le personnel médical. Une sorte de position pivot que Shiryu a voulu retrouver dans ton armure. Nous nous sommes donc inspirés de sa Cloth de la Balance. À son instar, ton armure d’acier possède douze accessoires.
Shōbō apprit ainsi que son nouvel uniforme comportait une échelle et un brancard repliables, une lance hydraulique sur tuyau télescopique relié à une réserve d’eau avec additif et émulseur, une barre Halligan, un outil de forcement et de déblai, un casque avec lampe, radio et scanner de constantes, un défibrillateur relié à une batterie, un écarteur et une cisaille de désincarcération, des sangles d’immobilisation et de la corde.
— Ça fait onze, compta-t-il avant de porter une main à sa bouche, comme pour retenir ses mots.
Mais il était trop tard et il rougit de honte. Il n’avait pas voulu paraître grossier en relevant un nombre d’accessoires différent de celui annoncé.
Ryuho éclata de rire, reprit plus discrètement par Saori, Shiryu et Shunreï.
— Tu as raison, Shōbō, fit le chevalier du Dragon en s’avançant et en lui tendant son propre paquet. Place ceci sur ton avant-bras gauche.
Shōbō défit le colis et révéla un bouclier circulaire.
— Ce bouclier est aussi un ventilateur. La forme des pales et les motifs de la grille s’inspirent de ceux des écus du Dragon et de la Balance.
Shōbō fixa le bouclier à son emplacement dédié et contempla l’ensemble. En sus, il découvrit que son armure était dotée d’un appareil respiratoire isolant à circuit fermé et de compartiments contenant du matériel de premier secours.
— Magnifique ! souffla Shōbō, estomaqué d’un tel honneur.
Le jeune homme posa une main reconnaissante sur l'épaule de son frère d'entraînement puis s’inclina face à la réincarnation d’Athéna et à son maître.
— J’en serai digne, promit-il laconiquement mais n’en pensant pas moins.
— Courage et dévouement, apprécia Saori comme une sentence.
— Courage et dévouement, répéta Shunreï, en reconnaissance de son engagement.
— Courage et dévouement, renchérit Ryuho.
— Courage et dévouement, conclut Shiryu.
Le chevalier d’acier, nouvellement intronisé par ce rituel improvisé, se défit de son armure, qui se recombina dans sa forme totémique. Il referma son contenant et l’endossa. Shunreï s’avança alors et lui tendit son paquet.
— Accepte également ceci, le pria-t-elle.
Intrigué Shōbō prit le cadeau et le déballa. Saori eut un hoquet de surprise en voyant l'épaisse veste de coton matelassé et piqué, de couleur indigo et présentant des armoiries inconnues aux allures anciennes. Le jeune pompier soupesa le manteau et l’ouvrit. Il faillit le lâcher en découvrant une estampe imprimée et brodée directement sur la face interne du vêtement. Elle représentait un tigre et un dragon japonais unissant leurs forces pour éteindre un brasier infernal.
— Un Hikeshi Banten ! s’exclama la réincarnation d’Athéna.
— Un… quoi ? demanda Shōbō, émerveillé.
— Un manteau traditionnel des pompiers de l’ère Edo, expliqua Saori. Ici, ce sont les armoiries de la brigade d’élite de la caserne Kōjimachi. On le voit au kanji “kō” inscrit dans le cercle du blason. Ce caractère signifie à la fois “le premier”, car ils étaient tout en haut de la hiérarchie, et “la carapace”, parce qu'ils étaient la meilleure protection contre le feu.
— Il est réversible, précisa Shunreï. À l'époque, les pompiers le portaient du côté indigo, imbibé d’eau, pour combattre le feu et, une fois leur mission achevée, ils le retournaient côté estampe pour parader.
Shiryu compléta l’exposé de sa compagne :
— Le dragon et le tigre, qui par ailleurs forment les deux faces de l’équilibre incarné par mon armure de la Balance, ce qui a motivé le choix de Shunreï quand elle a confectionné cette veste, sont aussi les symboles des pompiers de l’époque. Le tigre figure la bravoure qui s’attaque à l’incendie, le dragon personnifie l’eau qui l'éteint.
Shōbō enlaça tendrement celle qui avait été comme une mère pendant six belles années. Elle lui rendit son embrassade.
— Il est somptueux, lui murmura-t-il d’une voix étouffée par l’émotion. Mais, tu me connais, je ne paraderai pas avec !
Il avait prononcé cette dernière phrase avec un amusement non-feint. Shunreï sourit.
— Je sais, fit-elle en lui frottant le dos. Tu es bien plus humble que les pompiers d’Edo… et c’est une qualité que j’apprécie foncièrement chez toi.
À ce moment-là, le bip de Shōbō retentit. Le “héros de Shinjuku” s’écarta de Shunreï et prit connaissance du motif de départ. Il regarda ses interlocuteurs d’un air gêné. Tous lui sourirent en hochant la tête.
— Je dois y aller, désolé. Vous pouvez me garder le Banten en attendant que je revienne ?
Quelques secondes plus tard, il fonçait vers la sortie du manoir, revêtu de son armure d'acier qui lui octroyait une vitesse de déplacement phénoménale. Il n’eut pas besoin de jeter un regard en arrière pour ressentir l'estime que Saori, Ryuho, Shunreï et Shiryu avaient pour lui, l’enfant immolé, l'orphelin traumatisé, le chevalier raté, le pompier improvisé.
Cela lui donna des ailes : des ailes d’acier grâce auxquelles il danserait avec les anges de flammes… et les vaincrait.