The Genesis of the Libra
CHAPITRE 04
EN ROUTE POUR LE DESTIN
Lorsque Dohko rouvrit les yeux, il se trouvait étendu sur la natte de bambou qu'il occupait depuis son arrivée, le corps encore lourd et engourdi. La maisonnette avait changé depuis la veille : le sol, balayé et lavé, avait retrouvé son grain clair ; les ustensiles de terre cuite, trouvé par-ci, par-là sur le sol, avaient été rangés avec soin ; les nattes, brossées, étaient alignées contre le mur.
Mais malgré ces efforts, le toit de bambou, seul vestige de la destruction réalisée dans le temps, demeurait éventré, laissant apparaître une large ouverture par où filtrait la lumière du ciel encore gris.
Le souffle de l’aube tombait en poussière d’air froid sur son visage.
Avant qu’il ne comprenne où il se trouvait car il se savait dur à la détende aux premières lueurs de l'aube, la voix de Hei-Dong se fit entendre derrière lui, calme, sans rigidité, mais imprégnée d’une autorité naturelle.
— Réveille-toi, fils du Tigre.
Dohko se redressa d’un bond, surpris, torse nu. Hei-Dong, debout dans l’encadrement de la porte, l’observait avec ses yeux d’émeraude où se mêlaient la sagesse et une tristesse ancienne. Ses longs cheveux noirs s’écoulaient le long de sa tunique simple — un vêtement traditionnel aux teintes sombres, sans broderie, d’une coupe droite et robuste, indiquant la simplicité d’un homme du peuple malgré la puissance qui se dégageait de lui.
— Tu as bien travaillé, dit Hei-Dong en jetant un œil à la pièce. Mais le toit devra encore attendre. Viens. Il est temps de manger.
— Manger ? Se dit Dohko, légèrement étonné. Il sait manger, lui ?
Sans attendre, il sortit. Dohko, toujours intrigué, s'habilla précipitamment et, encore raide, le suivit.
Ils marchèrent en silence jusqu’à l’immense rocher qui surplombait toute la cascade. La lumière du matin glissait sur l’eau en rubans argentés. Les embruns montaient vers eux comme un souffle vivant. Entre leurs pieds et le vide, la chute semblait vouloir parler, tant son grondement était profond.
Hei-Dong posa un panier de bambou entre eux deux, l’ouvrit, et dévoila un repas simple : du riz encore chaud, quelques feuilles de légumes poêlées, un bol de soupe claire.
— Quand a-t-il eu le temps de cuisiner ? Depuis mon arrivée, pas une seule fois je ne l'ai vu faire...
Dohko, affamé malgré tout, dévora en silence, sans la moindre retenue. Hei-Dong mangeait lentement, observant toujours la cascade, comme s’il écoutait quelque chose que Dohko ne percevait pas encore.
Lorsque le repas fut terminé, le maître reprit la parole.
— Tu as bien perçu la force que je t'avais décrit, murmura-t-il, toujours tourné vers l’eau.
Dohko leva la tête vers son nouveau maître, interdit. Il se demanda concrètement si ce dernier n’avait pas un pouvoir de préscience pour savoir réellement ce qu’il avait au fond de lui.
— Vous êtes sur ?
— Oui...
Dohko sentit son cœur bondir, et un peu de fierté gonfla en lui malgré sa fatigue.
— Décris-moi ce que tu as ressenti.
— Je crois... Oui... Elle était là, autour de moi. Et pourtant…
— Elle t échappe, c'est cela ?
— Oui maître. Elle m’échappe. Dans la Contrée Mystique, l'énergie naturelle venait à moi comme si elle me connaissait déjà. Ici, elle semble... me repousser.
Hei-Dong hocha la tête.
— C’est naturel. Les forces de la terre ne s’offrent pas si facilement. Elles sont anciennes. Méfiantes. Elles sondent celui qui cherche à les manier.
Il leva un doigt, pointant vers la cascade.
— Cette montagne est vivante, fils du Tigre.
A cette appellation, Dohko grimaça mais ne lui coupa pas un seul instant la parole.
— Tout comme ce qui l'entoure. Ses racines plongent plus loin que la mémoire des hommes. L’eau qui coule devant toi porte les traces de toutes les vies passées. Et sous cela… plus profond encore… existe une autre force. Une force que nul nom ne peut complètement décrire.
Il se tourna alors vers lui, son regard devenant plus grave.
— Et toi… tu as senti les deux.
Dohko frissonna.
— Je veux… Je veux comprendre davantage, maître. Laissez-moi retourner en méditation. Je peux…
Hei-Dong tendit une main ferme, coupant court à ses paroles.
— Non.
Le ton resta calme, mais il n’admettait aucune discussion.
— Tu as médité plusieurs jours. Ton corps s’est affaibli. Tu veux forcer cette force à se révéler à toi. On ne force jamais la montagne. On n’exige jamais de l’eau qu’elle remonte. Repose-toi. Mange. Marche. Lorsque j'estimerais que ton souffle sera assez solide pour la supporter, alors seulement nous recommencerons.
Dohko aurait voulu protester, mais il ravala ses mots. La déception monta en lui comme une pierre au ventre, mais il inclina la tête, obéissant.
— Très bien, maître.
— Suis-moi maintenant.
Hei-Dong se leva et le guida alors vers le pied de la cascade par un petit sentier caché entre les roseaux, le même qu’ils avaient pris le premier jour de son arrivée dans ce domaine sacré. Là, l’air était saturé de brume et de fraîcheur. Le sol était recouvert de galets lisses et clairs, caressés par l’écume éternelle de la chute. Le grand lac s’étendait derrière eux, s’éloignant en une rivière tranquille.
— Comme je te l'ai expliqué tantôt, la force que tu as ressenti est, ce que j'estime moi-même, être le cœur du monde… voir, être quelque chose de plus ancien encore, répond Hei-Dong. Quelque chose d'encore plus profond que l'on ne le pense. Elle n’appartient ni entièrement à la terre, ni au ciel et ni... entièrement à toi — elle est un pont, un potentiel.
Hei-Dong se dressa lentement, son regard d’émeraude scrutant Dohko. Le vent du matin se leva subitement autour d’eux, faisant vibrer les rochers, soulevé par la force de la cascade.
Il marqua une pause, ses traits se durcissant, mais ses yeux restent bienveillants.
— Maintenant, il est temps que tu l’apprennes à manipuler et non seulement à l’écouter et à la ressentir.
Dohko sent son cœur se serrer d’excitation. Cette proposition résonne en lui comme un serment.
— Je veux comprendre, maître. Plus que je ne l’ai jamais voulu.
Hei-Dong incline la tête, comme pour avaliser sa volonté. Puis il fait un pas vers lui, l’air se chargeant d’une densité nouvelle.
— Avant que ne commence ton repos obligatoire dans l'apprentissage que je te donne, dit Hei-Dong en se plaçant face à lui, il te faut comprendre ce qu’est la puissance d’un dragon.
— La puissance d'un dragon ?
— Oui. Elle est différente de celle dont tu penses. Elle n'est pas comme dans tes fantasmes. Cette force doit se ressentir dans ton corps.
Dohko se mit en garde instinctivement quand il vit son interlocuteur se mettre en position de combat. Hei-Dong sourit à peine.
— Tu me l'as déjà montré afin de prouver ta valeur pour mon enseignement mais...montre-moi à nouveau ce que tu sais. Combat, fils du Tigre. Non pas pour te vaincre, mais pour t’aider à façonner ton corps et ton esprit.
D'un hochement du menton, Dohko acquiesça et le combat commença.
D'une force brute, il se propulsa dans les airs pour se jeter sur qui de droit.
Hei-Dong, parant les coups de son élève, avançait pourtant avec une ondulation subtile, son corps se ployant, se déployant, comme un dragon qui serpente entre deux airs. Chaque pas était ancré, profond, porté par la respiration du Xingyiquan, ce style où chaque coup concentre la force du monde. Ses poings frappaient non pas vite, mais avec une densité qui semblait traverser l’air lui-même.
Sa posture de départ évoquait à Dohko un style imprégné de l’esprit du dragon qu'il représentait : sa colonne vertébrale s’ondulait subtilement, ses hanches s’ajustaient comme les plis d’un serpent. Ses poings étaient prêts, flexibles, prêts à frapper avec la force d’un dragon déployant ses écailles.
Dohko esquivait, répliquait, se pliait à cette danse qu’il comprenait à moitié : voir quasiment pas ! Il s’avançait aussi comme il le pouvait, concentré. Il se rappelait les enseignements de Hakuryû, mais l’enjeu était différent : ici, c’est la terre, non le ciel, qui répond maintenant à ses mouvements.
A un moment donné, le premier échange de la matinée se fut rapide. Hei-Dong attaquait avec un poing direct, linéaire, mais pas brut — un coup utilisant la rotation de sa hanche et de son corps pour donner à sa frappe une puissance concentrée. Dohko se souvenait que, dans les arts martiaux chinois, des styles comme le Xingyiquan utilisent des mouvements linéaires, explosifs, pour transmettre une force interne massive sous forme d’intention.
Dohko esquivait, reculait, puis ripostait avec un poing de bas en haut. Il tentait d’imiter cette onde puissante, cette forme mythique mais il avait du mal à l’assimiler. Il sentait dans son corps une vibration, une force intérieure bouger, plus trempée que celle qu’il connaissait dans la Contrée Mystique. Hei-Dong ne restait pas passif non plus : il incorporait des glissements latéraux, des esquives légèrement circulaires, comme si sa contre-offensive était inspirée d’un style kung-fu qui mêlait saisie, griffe, passage fluide.
Le combat se déployait en une danse de puissance et de grâce. Hei-Dong frappait avec des coups linéaires mais puissants, comme des écailles de dragon s’abattant l’une après l’autre.
Dohko, lui, combinait, comme il le pouvait, des esquives souples, des pas rapides et des frappes concentrées, cherchant un point d’équilibre entre explosivité et maîtrise. Pourtant, plus le temps passait, plus sa respiration s’accélérait. Il le savait au fond de lui qu'il puisait dans son souffle intérieur, tentant de retrouver la sensation qu'il avait ressenti lors de sa méditation, mais il sentait déjà la fatigue poindre : chaque frappe demandait un effort profond, non seulement physique, mais intérieur.
Après plusieurs échanges, Hei-Dong recula doucement d’un pas, ses yeux toujours sérieux, évaluant.
— Tu progresses bien, dit-il. Mais tu t’épuises trop vite. Ce pouvoir que tu cherches à manier n’est pas seulement musculaire : il exige endurance, patience, et surtout, que tu sois en accord avec ce souffle que tu as entrevu.
Reprenant de plus belle, le maître glissait autour de lui, bondissait, tournoyait en arcs contrôlés. Dohko l’avait légèrement entendu murmuré "l’art du Dragon" et ce qu’il voyait semblait être inspiré d'un art ancien, subtile mélange d’ondulations, de torsions, de puissances linéaire qu’il avait eu l'occasion de remarquer.
Le choc des coups résonnait contre les roches., les pas faisaient vibrer les galets et la brume dansait autour d’eux.
Dohko, malgré toute sa volonté, sentait la fatigue l’écraser. Son souffle se brisa. Ses bras devinrent lourds. Ses jambes tremblaient.
Il baissa doucement les bras, les genoux fléchissant légèrement. Le tissu de sa tunique était trempé, sa peau ruisselante de sueur. Pourtant, ses yeux brillaient d’une détermination farouche.
Et soudain, sans prévenir, son corps réagit d’instinct : son style, encore brut, encore imparfait, se métamorphosa, se transforma en une série de mouvements fluides, féroces, puissants, prenant doucement une forme plus évoluée de son attaque développée dans son ancienne vie.
Hei-Dong l’observa sans intervenir, souriant intérieurement. Le jeune garçon, épuisé, tentait de donner tout ce qu’il avait, la fatigue augmentant ses capacités à son insu. Devant lui, son jeune apprenti spiralait, bondissait, retombait sur ses appuis et frappait comme un tigre. Mais Hei-Dong n’était pas dupe. Il voyait que ce dernier espérait respirer, lui-aussi, comme un dragon.
Puis, sans prévenir, il le vit tomber sur les genoux, ses forces le quittant d’un coup.
Dohko se sentait vidé, épuisé. À genoux, laissant échapper un souffle brisé, trempé de sueur, ses vêtements collés à sa peau, il se demandait ce qu’il lui arrivait.
Hei-Dong s’approcha et posa une main sur son épaule.
— Cela suffit. Tu as donné plus que ton corps ne peut supporter.
— Mais, maître... je veux continuer, s'obstina à dire Dohko avec force.
Hei-Dong secoue la tête lentement :
— Non, fils du Tigre. Ta résistance est diminuée. Si tu veux vraiment apprendre, tu dois te reposer, reprendre des forces. C’est cette stabilité qui te permettra ensuite d’atteindre ce que tu appelles, au fond de toi, « cette autre force ».
— Mais...
— Silence.
— Mais...
— Maintenant, tu vas te reposer.
Dohko baissa les yeux, la poitrine en feu, mais hochait malgré tout de la tête. Il serrait la mâchoire, mécontent intérieurement, mais il comprenait parfaitement ou voulait en venir son nouveau maître. Il ne pouvait pas se jeter aveuglément dans un pouvoir qu’il ne maîtrisait pas.
— Oui… maître…
— Regagne la maisonnette. Nous reprendrons lorsque ton souffle sera redevenu ferme.
Hei-Dong s’approcha et posa son autre main sur l’épaule de Dohko.
— Tu ferais mieux de dormir, de méditer en paix, et de laisser ton corps se régénérer. Lorsque tu seras prêt, nous recommencerons.
Dohko acquiesça, lourdement, puis se détourna et commença à regagner la maison de bambou où le toit troué laissait encore entrer un carré de ciel.
Il avait le cœur lourd mais le savait résolu.
Il entra, jeta un regard autour de lui — les bambous, les cloisons, les nattes — et se décida de continuer le rangement. Mais avant de s’y mettre, il réfléchissait à comment parvenir à son but le plus rapidement que possible. Sa plus grande bataille sera intérieure : trouver l’accord entre la terre, l’eau, le souffle et… cette force mystérieuse qu’il avait à peine effleurée. Il le savait au fond de lui.
De l’extérieur, caché dans l’ombre des rochers, Hei-Dong l’observait encore, sans dire un mot. Cet enfant, malgré l’origine, l’intriguait. Et, pourtant, son animosité envers l’espèce humaine était toujours présente, tout aussi brûlante que le jour où elle s’est déclarée, où elle s’est allumée.
Il ferme les yeux un instant, essayant de refouler cette colère, cette haine qui prenait à nouveau emprise sur lui, sur l’être qu’il était, essayant d’invoquer un équilibre ancien pour retrouver sa stabilité, puis, dans un murmure entre coupé par sa respiration saccadée :
— Repose-toi, fils du Tigre. La journée n'a fait que commencer et elle n'est pas encore sur le point de se terminer. Plus le temps passera, plus tu feras un pas vers le destin qui est le tien.
Dans son fort-intérieur, même s'il ne l'avouerait jamais, il veillerait au bien être de son élève. Toujours. Pour son ami de la Contrée. Pour cet être d’une partie de son passé et qu’il reconnaissait en cet enfant.
La maisonnette de bambou baignait, elle, dans un calme presque irréel lorsque Dohko termina son sommaire rangement. L’intérieur sentait encore l’humidité du toit brisé, mais aussi le bois propre qu’il avait frotté la veille.
Il se laissa tomber sur la natte qui reposait dans un coin, sans même prendre la peine d’enlever sa tunique humide et moite.
Son souffle était irrégulier, encore heurté par le combat.
Il voulait réfléchir, se remémorer chaque geste de Hei-Dong, chaque arc décrivant l’ondulation de sa technique du dragon qu'il venait de voir à l'œuvre… mais son corps, vidé, ne le lui permettait pas.
La fatigue tombait sur lui comme une couverture lourde.
Il le savait, il le sentait. Il s’endormit avant même d’avoir fermé les yeux.
******
Le zénith venait de passer quand il fut réveillé par une lumière brûlante filtrant par l’ouverture du toit brisé. L’air chaud de l’après-midi caressait son visage. Tout son corps lui faisait mal, mais d’une manière étrange, presque douce : la douleur de quelqu’un qui, pour la première fois, avait vraiment dépassé ses propres limites.
En tout cas, c'est ce qu'il espérait sincèrement au fond de lui.
Se sentant reposer, il dû admettre que son maître avait eu raison de le forcer à se reposer et il regretta directement sa mauvaise foi intérieure au moment où il lui avait ordonné.
Se claquant les joues d'un coup sec, il se pencha en arrière, fit une légère impulsion de son corps et se redressa d'un coup sec sur ses jambes pliées et douloureuse. Se redressant aussitôt, il sortit et pris la direction de la cascade où son maître Hei-Dong se tenait, là, silhouette immobile, le regard posé sur les reflets cristallins de la cascade. Quand il arrive, il tourna la tête et posa son regard sur lui, sans jugement.
— Tu t’es bien reposé, fils du Tigre ?
— Oui maître. Merci de m’avoir forcé à me poser et reprendre des forces
— Bien.
Un mot. C’est tout ce qui sortit comme son des lèvres de son nouveau maître. Plusieurs secondes passèrent avant qu’il ne se tourne totalement vers Dohko, les yeux fermés.
— Viens, dit-il simplement.
Sans Aucune interrogation, Dohko lui emboîta le pas. Il savait que discuter ne servait à rien. L’ordre donné était un ordre calme d’un maître qui savait exactement ce qu’il faisait.
Ils descendirent à nouveau tous deux le sentier dissimulé entre les roseaux, jusqu’à revenir devant la cascade de Rozan, leur position de départ depuis son réveil du matin. Sous la lumière brûlante de l’après-midi, qui semblait presque irréelle, comme si elle appartenait à un autre monde, il attendait que ce dernier prenne la parole. Les gouttelettes d’eau formaient un voile scintillant, presque doré, devant le rideau liquide.
Hei-Dong s’arrêta quand il fut arrivé à l’endroit voulu.
Son dos tourné vers Dohko, il fixa la puissance de l’eau un moment avant de parler.
— Avant que l’on ne commence, sache que ce que tu as vécu au matin, sera répété continuellement chaque matin. Cette période sera le côté physique de ton entrainement. L’après-midi sera porté sur le psychologie et ton apprentissage du monde.
Dohko ne dit mot. Il savait qu’il était inutile d’y répondre car Hei-Dong était le seul à décider de la trame à venir.
— Maintenant…Tu t’es demandé ce qu’était cette “force”, n’est-ce pas ?
Dohko inspira profondément.
— Oui, maître. Je la sens… mais elle m’échappe. J’ai l’impression qu’elle est là, dans chaque pierre, dans chaque souffle… mais qu’elle refuse de venir à moi. Je… je ne comprends pas. J’ai essayé d’y réfléchir quand…
— Quand je t’ai sommé d’aller te reposer, n’est-ce pas ?
— Oui maître. Mais la fatigue m a rattrapé. Malgré tout, je suis curieux d’en connaître la teneur.
Hei-Dong se retourna enfin.
Ses yeux d’émeraude, dorénavant ouvert, brillaient d’une manière étrange — comme si la cascade se reflétait dedans, mais aussi quelque chose de plus ancien, de plus vaste.
— Ce que tu as perçu n’est ni la force de la terre, du ciel ou… autre force de la nature. Elle est la force de la vie. Ce sont les prémices d’autre chose. Le premier mouvement d’une puissance qui sommeille en toi. Cette force, fils du Tigre, est ce que certains appellent, dans l’occident, le Cosmos.
Il laissa le silence s’installer, pour que le mot prenne racine.
— Cosmos… ? murmura Dohko.
— Oui. Le souffle intérieur. La chaleur de l’âme. La lumière qui existe en chaque être naissant. Le Cosmos n’est pas une magie. Pas un don des esprits. Pas un don de la nature comme tu connais. C’est l’essence même de ton existence.
Il posa une main sur la poitrine du jeune garçon après s’être rapproché doucement.
— Ici. Dans ton cœur. Entre deux battements. Dans ce vide étroit se trouve tout l’univers.
Dohko sentit son souffle se bloquer.
— L’univers…
— Si tu arrives à ressentir cette chaleur, reprit Hei-Dong, si tu arrives à l’appeler… alors une porte s’ouvrira. Ta force deviendra mille fois plus grande que ce que ton corps peut offrir. Ton esprit deviendra clair. Et toi-même… tu deviendras le reflet d’un monde plus vaste que celui où tu te tiens.
Il se détourna et posa un genou à terre, plaçant la paume de sa main sur la surface de l’eau glacée du bassin. Devant lui, Dohko pouvait voir une ondulation se créer à sa surface, comme si elle était provoquée de l’intérieur alors que la paume de son maître ne touchait même pas la surface.
— Tu n’en es qu’au seuil. Tu ne perçois que des fragments. Mais ton éveil viendra. Et lorsque ce moment arrivera, ton corps tremblera, ton souffle se brisera, et quelque chose en toi semblera vouloir naître une seconde fois.
Il se releva et fixa Dohko avec une intensité inhabituelle.
— C’est pour préparer ce jour-là que je vais t’entraîner comme mon ami me l’a demandé. Après chaque parcelle d’entraînement, quand j’estimerai que tu es au point crucial de ton avancée, je te donnerai une épreuve. Celles-ci sont au nombre de trois. Chacune développera, et finira, une part de ton entraînement, de ce que tu es, et de ce que tu devras devenir.
Dohko se redressa, l’esprit soudain plus clair, malgré la fatigue encore présente.
— Trois épreuves… ? Lesquelles, maître ?
Hei-Dong leva un doigt.
— La première portera le nom de L’Échine du Dragon.
— L’échine du…
— Du dragon, oui. Tu devras apprendre à supporter la pression du monde, à faire de ton corps un pilier capable de porter la puissance du Cosmos sans se briser.
Il suivit avec Un deuxième doigt.
— La deuxième s’appelle La Gorge de l’Onde. Tu apprendras à respirer, à canaliser la vie autour de toi, à unir ton souffle à celui de la montagne, de l’eau, de la forêt. En somme, à la nature elle -même. Cette épreuve est le fondement même de la résistance.
Il termina avec un troisième doigt levé.
— La dernière sera Le Cœur des Écailles. Là, tu devras comprendre la vérité du Cosmos. Non pas en force. Non pas en endurance. Mais en essence. Tu devras toucher ce qui coule en toi… comme une étoile prête à naître.
Dohko sentit un frisson remonter le long de son dos.
— Et si j’échoue… ?
Un mince sourire traversa les lèvres de Hei-Dong.
— Alors tu recommenceras. Le Cosmos n’obéit pas au temps. Il obéit à la volonté. Et quand tu réussiras, ce jour-là, ta destinée se rebellera. Tu pourras revêtir l’habit pour laquelle tu es destiné. Et tu serviras l’être suprême de qui elle dépend.
— L’être suprême de qui elle dépend…
— Oui.
Ne laissant pas le temps à Dohko d’entrer dans ses songes, il claque des doigts et lui désigna un rocher plat au bord de l’eau.
— Assieds-toi. En tailleur.
Dohko obéit, le cœur battant dans sa poitrine.
— Je vais t’apprendre à écouter ton Cosmos. Pas à le forcer. Pas à l’imiter. À l’écouter.
Hei-Dong s’assit derrière lui, à quelques pas.
— Que dois-je chercher… maître ?
— Rien. Tu dois juste sentir.
Si elle se manifeste comme chez moi, la première manifestation sera une chaleur derrière ton sternum. Puis une vibration, comme un battement supplémentaire entre deux battements de ton cœur. Et, lorsque ce sursaut viendra… alors, fils du Tigre, ton éveil commencera.
— Vous contrôler aussi le cosmos maître ?
— Comment crois-tu que ma force soit aussi puissante ? Demanda Hei-Dong avec un petit sourire. Comment crois-tu que je sache tenir tête à notre cher ami ?
Dohko en resta pantois de surprise. Jamais il n’aurait cru que la puissance même de son nouveau maître soit un mélange subtil de cette puissance brute avec les forces de la nature. Avec un regard d’admiration, Dohko pris position sur le rocher designer et attendit la suite de l’entraînement du moment.
Le grondement régulier de la cascade emplissait l’air alors que Hei-Dong prenait place en se mettant dans la même position que Dohko.
Étonnamment, en le fixant, Dohko trouvait que son maître semblait différent : plus grave, presque solennel. Comme si ce qu’il s’apprêtait à transmettre n’était plus seulement une leçon… mais un héritage.
Encore un peu courbaturé de l’entraînement de la veille, Dohko croisa les jambes correctement et se redressa du mieux qu’il put. Hei-Dong posa ses mains calleuses sur ses genoux, ferma les yeux, puis dit :
— Nous entrons maintenant dans ce que j’appelle le « deuxième Pilier », le troisième n’étant pas encore d’actualité. Celui qui précède toute puissance véritable. Celui qui t’ouvrira la voie vers… ce que tu as déjà frôlé sans le comprendre.
Dohko retint son souffle.
Une brise descendit du sommet de Rozan, chaude comme un souffle vivant.
— Vous m’avez parlé de cette force, de ce cosmos, Maître. Vous semblez dire qu’elle est identique à celle que j’ai perçue et entretenue dans la Contrée Mystique et que j’ai tenté de retrouver ici… sans y parvenir. N’est-ce pas cette même énergie qui a animé votre démonstration sur la surface de l’eau ? Cette pression étrange que vous avez propagée en son sein ?
Hei-Dong ouvrit lentement les yeux.
Dans leur profondeur sombre, Dohko crut voir le reflet silencieux de milliers d’années.
— Cette force n’est pas seulement ici. Comme je te l’ai expliqué tout à l’heure, elle n’appartient ni aux montagnes, ni aux vents, ni aux rivières. Elle n’est pas un trésor que l’on reçoit. C’est un brasier que l’on porte. Le brasier de tout être vivant.
Il marqua une pause, laissant la cascade respirer à sa place.
— Cherche ce brasier au fond de ton être. Fait le vide dans ta tête et laisse cette énergie s’ouvrir à toi…
Dohko le regarda fermer à nouveau les yeux et fit confiance à Hei-Dong. Fermant les yeux, il chercha la s’éteindre en essayant de faire le vide dans sa tête.
Les heures passèrent quand il finit par ne plus entendre le grondement de la cascade, le son provoqué par les insectes, n’ayant plus que le silence total autour de lui.
Et là, il sentit. Il sentit quelque chose vibrer dans sa poitrine. Un écho. Une sorte de mémoire. Une sorte de porte qui s’entrouvrait.
Au loin, il entendait la voix de son maître paraître comme un murmure, comme si elle lui parlait au travers d’un lien téléphérique qu’eux seuls avaient le droit d’avoir.
— Le Cosmos, Dohko, est la somme de toutes les forces : ta vie, ta volonté, ton esprit, la puissance de ton corps, la pureté de ton cœur… et le lien qui t’attache à l’infini qui t’entoure. Lorsque tu l’éveilles, ton corps cesse d’être une simple enveloppe de chair : il devient le reflet d’une étoile.
Le jeune disciple avala sa salive.
— Et… comment savoir si ce Cosmos s’éveille ?
Hei-Dong se pencha légèrement vers lui :
— Tu le sauras lorsque le monde cessera d’être silencieux. Lorsque tu percevras derrière chaque arbre, chaque pierre, une vibration, comme un souffle invisible. Lorsque tes sens verront au-delà de ce que tes yeux montrent. Lorsque ta propre présence irradie… au point que même les ténèbres devront reculer.
Silencieusement, Dohko continua sa méditation, essayant de percevoir ce que voulait son maître. Il se demandait s’il y arriverait réellement quand une étrange chaleur parcourut sa colonne vertébrale de Dohko.
La voix lointaine de son maître revint sans qu’il ne puisse l’en décourager. Pourtant, ce dernier se tenait droit devant lui, dans une représentation flottée de son corps habituellement solide.
— Pour l’instant, tu n’en es qu’aux portes. Tu dois apprendre à écouter, non pas ce que tu connais, mais ce qui te dépasse. Le « Troisième Pilier » consiste en cela : te préparer à la naissance de ton Cosmos.
Il toucha, d’un doigt immatériel, le front de Dohko.
— Ferme les yeux de ton esprit. Ferme les yeux même de ton âme… Respire. Et laisse cette énergie te trouver.
Dohko obéit, suivant son instinct qui venait de se réveiller, au point qu’il finit par ne plus sentir, même, la chaleur du soleil.
Seul restait… un vide.
Immense.
Glacial.
Silencieux.
Soudain, un profond frisson le traversa.
La roche, sous lui, semblait disparaître.
Pris de panique, Dohko rouvrit les yeux. Il n’était plus au bord de la cascade. Il se tenait debout au milieu d’une plaine sans limite, dans un monde dépourvu de ciel, de terre, de lumière… Un espace où la nuit semblait avoir conquis toute chose. Une brume noire ondulait au loin comme un océan de ténèbres vivantes.
Pourtant, malgré l’obscurité totale, Dohko se voyait. Il rayonnait d’une faible lueur dorée, comme une braise prête à s’enflammer. Il arrivait à voir le mouvement de ses doigts qunil avait élevé devant ses yeux marrons.
— Comment… ?
Il regarda tout autour de lui.
— Où suis-je ? pensa-t-il, le cœur battant.
Sa voix n’émettait aucun son. Ici, seul son esprit pouvait parler.
Il sentit soudain une sorte de bourrasque ténébreuse passer près de lui. Elle tentait de l’envelopper, de le dissoudre, de l’avaler.
Mais chaque fois qu’elle l’effleurait, l’aura lumineuse autour de son corps vibrait, repoussant les ombres comme une cloche sacrée.
Alors, Dohko comprit. Ce monde n’était pas réel. Il était intérieur. Il était… lui.
— Est-ce… ma lumière ? murmura-t-il intérieurement.
À mesure qu’il s’avançait dans cette nuit sans fin, sa lumière vacillait parfois, mais ne s’éteignait jamais.
Les ténèbres tentaient de l’étouffer, mais chaque pas renforçait sa lueur, la rendant plus stable, plus chaude, plus vivante.
Puis une pensée traversa à nouveau son esprit : Une phrase, identique aux précédente, comme soufflée par la voix de Hei-Dong, bien qu’il ne fût nulle part.
— L’ombre ne peut exister sans lumière. Si tu brilles ici, Dohko, alors ce que tu cherches… est déjà en toi.
Son aura s’intensifia.
Un léger éclat jaillit de sa poitrine.
Les ténèbres reculèrent sur un rayon de plusieurs mètres, révélant une étendue infinie.
Une sensation de puissance, encore fragile mais indéniable, monta en lui comme un lever de soleil intérieur.
— C’est donc cela… le… Cosmos ?
La lumière devint trop forte. Le monde d’ombre se fissura comme du verre noir.
Et tout explosa.
*****
Dohko rouvrit les yeux brusquement, haletant, la tunique encore plus trempé de sueur qu’elle ne l’était depuis la reprise de l’entraînement. La cascade était revenue. Le vent, la brume, la montagne… tout avait retrouvé place.
Même son maître. Hei-Dong qui le regardait, immobile, les bras croisés.
— Tu as vu ?
Dohko opina, encore tremblant.
— Oui… c’était… moi. Et ce monde… ces ténèbres…
— Ce n’était ni un rêve, ni une illusion. C’était ton esprit, confronté à ce qui l’étouffe et à ce qui l’éclaire. Tu as, à l’occasion, effleurer le « Deuxième Pilier » qui révèle ton potentiel. Nous devons avancer vers Le Troisième qui t’apprendra à le maîtriser dans sa globalité.
Dohko, épuisé, mais les yeux brillants d’une joie nouvelle, murmura :
— Maître… je veux continuer. Je veux retourner là-bas… comprendre… éveiller cette lumière.
Hei-Dong posa une main ferme sur son épaule.
— Pas aujourd’hui. Tu as ouvert une porte que peu atteigne en si peu de temps. Ton corps doit se reposer, ton esprit doit se stabiliser. Repose-toi, fil du tigre. Tu es encore trop faible pour franchir le seuil suivant.
Dohko serra les dents, frustré mais obéissant.
— D’accord.
Il se releva lentement, le cœur encore battant de la lumière aperçue, et reprit le chemin de la maisonnée sans savoir que, derrière lui, Hei-Dong observait sa silhouette avec une lueur rare dans les yeux : de la fierté… et une inquiétude profonde.