The Genesis of the Libra
CHAPITRE TROIS
A la découverte de soi
Ses cheveux, longs et noirs comme l’encre profonde d’un ciel sans étoiles, lui tombent en rideau soyeux autour de ses épaules, encadrant un visage d’une beauté froide et noble. Ses yeux d’émeraude — limpides tels le lit d’un lac de montagne — reflètent à la fois la clarté d’un esprit éveillé et la tristesse d’un monde qu’il a déjà perdu.
Son corps se dresse avec une prestance silencieuse. Habillé d'une robe longue de lin épais couleur charbon, ceinte à la taille par une simple corde de chanvre. Les manches sont lâches, mais le tissu s’ajuste aux lignes de son corps athlétique, marquant les traits de la force sous la simplicité. Ce vêtement ne porte ni fils d’or, ni broderies raffinées, annonçant une origine roturière, annonçant la vie d’un homme qui a choisi l’essentiel, non le luxe.
Quand Dohko le regarde, il en éprouve l’étonnement. D'un être immense considéré comme le gardien de ce lieu, il est devenu homme. Les yeux ronds, le souffle suspendu, plusieurs fois il relève la tête vers le lieu où se trouvait le dragon avant cette transformation, comme s’il tâchait de croire que cette forme humaine n’était pas un rêve. Il se demande même comment ce corps humain peut porter encore l’âme du dragon noir, et comment ce regard peut contenir autant de douleurs et de siècles.
Se concentrant à nouveau sur le nouveau venu, il vit que Hei-Dong se tenait toujours sur la roche, statique.
L’eau ruisselait derrière lui, s’écoulant en nappes translucides depuis la cascade de Rozan. Les mèches noires de ses cheveux, longues et lourdes, s’ornaient désormais de perles d’eau que la lumière du ciel faisait luire comme des gemmes. Ses yeux, d’un vert émeraude profond, semblaient capter les reflets du monde pour en retenir toute la mélancolie. Il dégageait une force tranquille, la puissance contenue d’un homme à la fois maître de lui-même et prisonnier d’un souvenir lointain.
Pourtant, malgré les paroles qui venaient d'être lancée, Dohko l’observait sans oser bouger.
— Cet homme serait...
Hei-Dong baissa subitement la tête, son regard croisant ceux du jeune garçon. Sa voix, grave, s’imposa comme un murmure du vent entre les feuillages des bambous et le temps semble se plier à cette reconnaissance.
— Fils du Tigre, dit-il d’une voix grave.
Dohko serre les poings, son corps tremblant comme si celui-ci tremblait en osmose avec le sol qui pouvait trembler sous la force contenue de l’homme-dragon.
— Suis-moi.
Sans attendre de réponse, il tourna le dos et s’engagea sur un étroit sentier dissimulé derrière les roseaux. Dohko, d’abord hésitant, finit par acquiescer, muet.
S'ébrouant les cheveux de ses doigts fins, comme pour remettre ses idées en place en même temps, il finit par bondir, atterrissant souplement sur la roche située juste au-dessus de lui avant de se mettre à sa suite, le rejoignant quelques mètres plus loin.
Le chemin emprunté serpentait à travers les hautes herbes et s’ouvrait sur un spectacle d’une beauté presque irréelle.
Au pied de la cascade, à l'opposé d'où il avait atterri, Dohko pouvait voir qu'un vaste bassin s’étendait, ourlé de galets polis par le temps. La brume, caressée par la chute d’eau, dansait comme un voile d’argent. Chaque goutte d’écume semblait suspendue entre ciel et terre, irisée des couleurs du jour. Le lac, immense, et alimenter par d'autre récipient de la cascade, s’étirait plus loin, son eau pure devenant rivière, glissant vers la vallée où s’endormaient les montagnes bleutées.
L’air y avait un parfum d’éternité.
Même le silence semblait chanter.
Hei-Dong s’arrêta sur la rive, son regard fixé sur le tumulte paisible de la cascade.
— Fils du Tigre...
Dohko fronça les sourcils.
— Fils du Tigre ? Pourquoi me nommez-vous ainsi ?
— N'est-ce pas ainsi que Hakuryû t'a-t-il nommé ? répondit Hei-Dong sans se retourner. Ton esprit porte la fougue du félin, et ton cœur en cache la solitude.
Le jeune garçon s’approcha, intrigué, avant que la voix de l’homme ne retentisse de nouveau, plus ferme :
— Attaque.
Dohko se figea.
— Attaquer… vous ?
— Cesse de parler. Montre-moi ce que t’a appris celui qui me considère toujours comme son plus fidèle ami.
Dohko le regarde quelques secondes, abasourdi avant d'avancer, résolu.
L’enfant se mit en garde. L’air s’épaissit. La brume se mua en un rideau mouvant entre eux.
Puis, sans attendre davantage, Dohko bondit.
Il frappa d’un poing vif, enchaîna un coup de pied circulaire — mais Hei-Dong esquiva d’un léger mouvement, presque imperceptible.
Formé aux enseignements du maître Hakuryû, Dohko se mouvait selon les bases du Quanfa*, un art du poing ancien où chaque geste naît du souffle. Il se voyait alterner positions basses et coups vifs, positions qu'il avait modifié en s'inspirant de la grâce féline et du dynamisme du tigre. Il avait décidé de faire une telle modification dès le moment où son tatouage avait pris forme dans son dos.
Pourtant, Hei-Dong lui répondait avec la fluidité des arts encore plus ancestraux — ses mouvements rappelaient les plus anciennes formes du Xingyiquan*, où l’intention précède le geste et où le corps tout entier devient vecteur de la volonté. Ses frappes, simples et droites, étaient d’une puissance contenue qui ébranlait l’air sans même toucher.
Le bruit des pas, des souffles, et du ruissellement de l’eau se mêlaient en un seul chant. Dohko pivotait, frappait, reculait et Hei-Dong parait, esquivait et ripostait sans brutalité, comme s’il modelait l’énergie du jeune disciple.
Le combat sembla durer une éternité. Le corps de Dohko se couvrait de sueur. Ses muscles brûlaient, sa respiration devenait haletante. L’humidité du lieu collait sa tunique orange crépusculaire à sa peau. Ses brassards verts luisaient, trempés d’eau et de fatigue.
Puis Hei-Dong, d’un mouvement fluide, désarma son élève d’une feinte presque invisible.
Dohko tomba à genoux, les mains crispées sur la terre humide. Mais dans ses yeux brûlait une flamme — celle du défi.
Dans un ultime élan, il se redressa et inspira profondément. Son corps se redressa, son regard se fixa.
— Je ne suis pas encore vaincu !
Il ferma les yeux et se concentra, faisant appel aux pouvoirs intérieur qui reposait dans la nature aux alentours, puis commença à bouger d’une manière différente. Ses pas devinrent plus légers, ses gestes plus fluides.
Il savait, au fond de lui, qu’il ne pouvait faire autrement que de l'utiliser. Le souffle court, Dohko entama l'unique danse qu'il avait mise au point : La danse des mille tigres joueurs !
Cet art secret qu’il avait conçu en quelques mois, synthèse de tout ce qu’il avait appris et ressenti depuis qu'il avait commencé son entraînement auprès de Hakuryû. Chaque mouvement imitait le tigre des montagnes quand il entrait en chasse : bondissant, roulant, frappant, s’effaçant pour revenir avec plus de force encore.
Dohko sentait l'air vibrer autour de lui. L’eau semblait suspendre sa chute. Même le lac retenait son souffle.
Hei-Dong l'observa sans bouger. Un éclat de surprise, puis de fierté passa dans ses yeux, comme si cette danse lui rappelait de nombreux souvenirs.
Quand enfin Dohko s’immobilisa, haletant, les genoux tremblants, les bras ouverts dans le vide, il ne restait plus que le murmure de la cascade.
Hei-Dong n'avait aucune trace de sueur sur son corps. Celle-ci restait tout aussi sèche qu'au début, malgré l'humidité du coin. Dohko le vit se mettre en route, s’approchant lentement de lui pour poser une main sur son épaule.
— Tu portes bien ton nom, fils du Tigre.
Dohko releva les yeux, essoufflé.
Hei-Dong ajouta, à mi-voix :
— Comme demandé par Hakuryû, je t’accepte comme disciple.
Le jeune homme le regarda sans sourire, épuisé. Il sentit, bizarrement, que quelque chose venait de naître dans le cœur du dragon devenu homme, sans réussir à mettre un nom dessus.
Et, tandis que la brume les enveloppait, il se sentit doucement partir et ferma les yeux, l'épuisement le rattrapant et le forçant à sombrer dans les limbes du sommeil.
Le bruissement du vent dans les bambous le réveilla doucement.
Dohko entrouvrit les yeux, encore engourdi. Il sentit sous sa joue la texture ferme d’une natte tressée. Autour de lui, la pénombre tranquille d’une maisonnée aux murs de bois et de papier huilé. L’air sentait la terre humide, le pin et la suie d’un feu récemment éteint.
Il se redressa lentement, la tête encore lourde.
En regardant autour de lui, il reconnut le lieu : la petite maison qu’il avait aperçue à son arrivée sur le Mont Lushan. Un lieu simple, presque rustique, mais habité par une étrange harmonie.
Les ombres des piliers s’allongeaient sur le sol, dansant au rythme de la lumière vacillante d’une lanterne suspendue.
Dohko posa les pieds au sol, la fraîcheur du plancher le fit frissonner. En se relevant, il aperçut, à travers la fenêtre ouverte, le ciel du dehors.
La nuit était tombée. Et dans cette nuit, les étoiles luisaient d’un éclat presque surnaturel.
Il s’approcha, appuyant ses mains sur le rebord de la fenêtre.
Son regard remonta vers les cieux, et il demeura immobile.
Là, parmi l’infinité des astres, brillait la constellation du Dragon, sinueuse et souveraine.
Son éclat, plus vif que tous les autres, lui rappela la lumière des contrées mystiques, cet autre monde suspendu dans les cieux où le jour et la nuit cohabitaient. Il eut la sensation étrange d’une correspondance entre les deux — comme si le ciel des hommes et celui des dieux se reflétaient l’un dans l’autre.
Ses yeux glissèrent ensuite vers une autre figure céleste : un petit ensemble d’étoiles formant un renard.
Un sourire lui échappa.
— Hui…
Son ami. Son rival. Celui dont la ruse et la rapidité l’avaient souvent mis à l’épreuve, autant dans l’entraînement que dans la vie. Il revit les après-midis passés à croiser leurs poings sous les pins, les éclats de rire et les reproches, la promesse qu’ils s’étaient faite de devenir plus forts que quiconque.
Mais il se souvenait aussi de son départ… silencieux, précipité, sans un mot pour les autres.
Qu’avait pensé Hui, en se réveillant ce matin-là ?
L’avait-il maudit, ou avait-il compris ?
Dohko soupira. Le vent s’engouffra doucement dans la maisonnée, soulevant quelques brins de sa tunique encore humide.
Face à la beauté du ciel, il sentit sa colère et ses doutes s’apaiser. Les étoiles veillaient — et dans leur silence, il y avait la promesse d’un destin qui s’écrivait.
Il s’allongea à nouveau sur la natte de bambou, croisa les bras derrière sa tête et ferma les yeux.
La dernière chose qu’il vit, avant que le sommeil ne le prenne, fut la silhouette d’une étoile filante traversant le ciel… et, dans l’obscurité de la pièce, deux yeux d’émeraude qui l’observaient depuis l’extérieur, paisibles et insondables.
L’aube s’éveilla sur le Mont des Vieux Pics.
La brume s’était levée avec le chant des oiseaux, couvrant la vallée d’un manteau argenté.
Dohko ouvrit les yeux, encore ensommeillé, attiré par une douce odeur de riz chaud.
Sur une table de bois branlante, un plateau l’attendait : du poisson grillé, quelques légumes et une soupe fumante. L’enfant ne se fit pas prier. Il mangea avec appétit, savourant chaque bouchée avec une reconnaissance muette.
Lorsqu’il eut fini, il enfila sa tunique orange crépusculaire, resserra ses brassards verts autour de ses poignets, et sortit.
Le soleil se levait à peine derrière les montagnes, projetant sur la cascade des reflets d’or et de jade.
Suivant le sentier de la veille, il atteignit les rochers qui bordaient le pied de l’eau. Là, il aperçut Hei-Dong, assis, immobile, les jambes croisées.
L’homme fixait la cascade, son dos droit comme une lame.
Dohko s’approcha, lentement, sans oser parler.
Hei-Dong ne tourna pas la tête, mais sa voix s’éleva, claire, comme portée par le murmure de l’eau :
— La Terre respire ici, fils du Tigre. Peux-tu l’entendre ?
Dohko fronça les sourcils, cherchant à comprendre.
— La Terre… respire ?
— Oui, répondit Hei-Dong. Chaque pierre, chaque brin d’herbe, chaque goutte d’eau est traversée par la même énergie. Nous l’appelons le souffle du monde. C’est la force qui unit toutes choses.
Il posa une main sur la roche à côté de lui.
— Sens-la. Elle pulse comme un cœur. Elle nourrit les rivières, fait croître les arbres et porte les nuages. Mais elle peut aussi détruire, si elle est contrariée.
Dohko imita son geste, posant sa paume sur la pierre froide et humide.
Pendant un instant, il crut percevoir un battement. Faible, mais réel.
— Ce lieu, poursuivit Hei-Dong, est un carrefour. La montagne du Dragon Azur concentre le souffle de la Terre et du Ciel. C’est pour cela que l’eau y est si pure, et que les étoiles paraissent si proches.
Il marqua une pause, ses yeux d’émeraude fixés sur la cascade.
— Mais ce pouvoir ne sert à rien si ton cœur n’est pas en harmonie avec lui.
Dohko l’écoutait, attentif, fasciné.
Hei-Dong se tourna enfin vers lui, un sourire presque imperceptible aux lèvres.
— Tu ressens la puissance de ce lieu ?
Dohko hoche rapidement de la tête a cette demande, comme si elle coulait naturellement de source.
— Mais ce n’est rien à côté de ce que tu pourrais devenir.
— Moi ?
— Oui. Le souffle de la Terre reconnaît ceux qui savent l’entendre. Ton... âme pourrait s’y accorder. Si tu y parviens, fils du Tigre, tu ne feras plus qu’un avec ce monde. Tu ne seras plus un simple enfant, ni même un guerrier. Tu deviendras un gardien. Un gardien à mon égale...
Le vent se leva, emportant quelques gouttes d’eau jusqu’à eux.
Hei-Dong ferma les yeux, laissant la brume glisser sur son visage.
— Mais avant cela, il te faudra comprendre le prix de la force. La Terre donne… mais elle exige toujours en retour.
Dohko sentit un frisson lui parcourir le dos.
Il ignorait encore tout de ce que ces mots signifiaient — mais quelque part, au plus profond de lui, il savait qu'une promesse venait de se sceller, même muette.
Devant lui, Dohko ressentait le fracas de la cascade qui emplissait l’air d’une rumeur éternelle.
L’eau tombait du ciel en un voile d’argent, se brisant sur les rochers avant de se fondre dans le lac aux reflets d’émeraude.
Autour d’eux, la brume s’élevait comme un encens, se mêlant aux souffles de la montagne.
Hei-Dong demeurait silencieux, assis sur la pierre, la tête légèrement inclinée, tel un roi sans trône ou un esprit fait chair.
Dohko, debout à ses côtés, observait la force tranquille de cet homme.
Ses cheveux noirs, aussi sombres que la nuit sans lune, retombaient sur ses épaules. Ses yeux, d’un vert profond, semblaient refléter le cœur même du monde. On y lisait la tristesse d’un être ancien — et pourtant, chaque geste, chaque respiration irradiait une maîtrise absolue.
— Hei-Dong… demanda timidement Dohko.
— Maître, dit simplement Hei-Dong avant de poursuivre, d'un ton plus doux. Parle, fils du Tigre.
— Tout à l’heure, vous disiez que la Terre donne sa force à ceux qui savent l’entendre. Mais… vous, maître, votre puissance semble différente. Elle dépasse celle du vent, du roc, ou de l’eau.
Hei-Dong ne répondit pas immédiatement. Il se leva lentement, laissant l’eau ruisseler sur la pierre nue.
Sous la lumière pâle du matin, sa silhouette paraissait irréelle — comme si le monde lui-même peinait à contenir sa présence.
Ses vêtements simples, une tunique d’un gris sombre brodée de discrets motifs d’écailles, flottaient dans la brise. Sa prestance évoquait celle des généraux oubliés des légendes, mais ses pieds nus sur la roche rappelaient l’humilité des sages.
— Ce que tu ressens, dit-il enfin, n’est pas seulement le souffle de la Terre.
Il posa la main sur son propre torse.
— C’est une autre force… plus ancienne, plus vaste. Elle ne vient pas du sol ni du ciel, mais d’un lieu que peu osent sonder.
Il leva la tête vers les hauteurs, là où la cascade semblait naître du firmament.
— Certains disent qu’elle est née avant la lumière. D’autres qu’elle brûle dans chaque étoile. Moi, je sais seulement qu’elle dort dans tout être vivant, attendant qu’un cœur en paix la réveille.
Dohko sentit son souffle se couper.
— Et vous… vous l’avez éveillée ?
Le regard d’Hei-Dong se durcit, comme frappé d’un souvenir.
— Non. Elle m’a éveillé.
Il marqua un silence.
— Lorsque les souffles du monde et cette force se rejoignent, fils du Tigre, l’homme cesse d’être un simple être de chair. Il devient le passage entre la vie et l’éternité. C’est ce que la plupart craignent… car cette puissance ne connaît ni pitié, ni limites.
Le vent se leva soudain, fouettant leurs visages, agitant les herbes et les roseaux. L’eau du lac vibra, frémissante, comme si la montagne elle-même retenait son souffle.
Tout autour de l’ancien, une aura sombre venait de l’entourer, comme une seconde peau.
Dohko, pétrifié, regardait autour de lui : chaque feuille semblait luire, chaque pierre résonnait d’un son imperceptible, chaque goutte d’eau vibrait d’une énergie nouvelle. Tout entrait en résonnance avec cette nouvelle peau.
— C’est… vivant ? murmura-t-il.
— Oui et non. Tout ce que l’on voit n’est qu’apparence. Et les apparences sont trompeuse. Tout être vivant résonne, comme tout ce qui existe dans ce monde, et dans d’autre. Et plus tu t’approcheras de cette vérité, plus tu comprendras que la force véritable ne réside pas dans la domination, mais dans l’accord.
Hei-Dong se retourna vers lui, son regard brillant d’un éclat d’émeraude presque inhumain.
— Approche.
Dohko obéit, le cœur battant.
— Assieds-toi, ordonna Hei-Dong d’une voix calme mais impérieuse. Là, sur la pierre. En tailleur.
Le jeune garçon s’exécuta, croisant les jambes, redressant le dos comme il l’avait appris auprès de Hakuryû.
— Ferme les yeux, dit encore le maître.
— Que dois-je faire ?
— Écoute. Respire. Sens le souffle de la Terre, le rythme des eaux, le frémissement du vent. Ne cherche rien, ne pense à rien. Laisse ces forces te traverser… Et peut-être, si ton cœur est assez pur, sentiras-tu l’autre souffle — celui qui dort en toi, et que même les dieux ont oublié.
Le ton de sa voix s’adoucit, presque paternel.
— C’est là que tout commence, fils du Tigre. Là où le silence devient un rugissement, et où l’homme commence à comprendre ce qu’il est vraiment.
Hei-Dong se rassit à son tour, les jambes croisées, à quelques pas derrière lui.
Le silence s’installa, dense, vibrant. Seuls le grondement sourd de la cascade et le chant discret du vent troublaient l’immobilité de la montagne.
Dohko ferma les yeux, suivant les instructions de son maître.
Il tenta d’écouter. D’abord son souffle, puis celui du monde. Mais tout lui paraissait confus, étranger.
Une pensée lui traversa l’esprit :
— « Quelle idiotie… chercher à sentir une force que j’ai déjà connue. »
Dans la Contrée Mystique, cette énergie coulait partout — dans les arbres, les pierres, la lumière. Elle faisait partie du tout, et lui-même ne faisait qu’un avec elle.
Mais ici, sur Terre, tout semblait lourd, séparé.
L’air lui paraissait plus dense, le sol plus froid, comme si cette terre refusait encore de l’accepter.
Il inspira profondément, cherchant en vain le frisson familier qu’il avait ressenti tant de fois au cœur des monts célestes. Rien.
Seule la fatigue, et le bourdonnement régulier de la cascade, emplissaient son esprit.
Les heures passèrent. Puis les jours.
Hei-Dong ne disait rien. Chaque matin, il le réveillait à l’aube. Chaque soir, il lui faisait reprendre la même position, face à l’eau.
Le temps perdit toute signification. Dohko ne savait plus si le monde avançait ou s’il se figeait avec lui.
Il apprit à respirer comme la montagne, à laisser son esprit couler comme l’eau.
Et, petit à petit, quelque chose changea.
Un matin, alors que le soleil peinait à percer la brume, il sentit une vibration légère, presque imperceptible, courir le long de sa colonne vertébrale.
D’abord, il pensa que c’était un simple tressaillement de son corps fatigué.
Mais la sensation grandit, se propageant à ses bras, à ses jambes, à son cœur.
Le monde autour de lui sembla ralentir.
Il entendit le vent… mais aussi l’intention du vent. Il sentit la roche sous lui… et perçut son rythme, sa lente respiration millénaire.
Une chaleur inconnue s’éveilla en lui, douce mais puissante.
Il aurait juré qu’elle ne venait pas du sol ni du ciel.
C’était autre chose.
Une force plus ancienne, plus silencieuse, comme si elle venait d’un lieu entre les mondes — un écho du vide et de la lumière mêlés.
Et pourtant…
Derrière cette chaleur, il sentit une autre présence, bien plus vaste, qu’il n’arrivait pas à saisir.
Elle n’était pas paisible comme la première.
Elle brûlait. Elle rugissait dans un espace sans nom.
Dohko ouvrit les yeux, haletant, le front perlé de sueur.
Devant lui, la cascade tombait toujours, implacable, éternelle.
Mais elle lui parut différente.
Chaque goutte d’eau semblait vivante, chaque reflet d’argent résonnait dans sa poitrine.
Le jeune homme resta là, immobile, les mains tremblantes.
Ses yeux reflétaient la lumière du jour, mais derrière cette lueur se devinait une flamme nouvelle — minuscule encore, mais réelle.
Hei-Dong le voyait. La première étincelle de ce qui, un jour, ferait de lui un être nouveau.
Amusé intérieurement, il regarda son jeune disciple, épuisé, baisser la tête.
Le grondement de la cascade parut soudain lointain, apaisant pour Dohko.
Il s’allongea sur la pierre froide, laissant la fatigue l’envahir. Puis ses paupières se fermèrent alors que loin dans le ciel, le soleil entamait doucement sa descende pour laisser la place au début du crépuscule.
Le matin s’élève lentement sur le Mont des Cinq Vieux Pics.
La lumière glisse sur les brumes, dore la mousse, s’accroche aux rochers humides.
Dohko ouvre les yeux.
Ses muscles sont lourds, sa respiration profonde, son esprit encore engourdi par la longue veille des jours passés.
La cascade semble différente — moins menaçante, plus proche, presque familière.
Assis sur une pierre polie, Hei-Dong l’observe.
Son regard, calme et pénétrant, perce au-delà de la chair.
Il ne parle pas tout de suite. Il attend que le silence ait fini de peser.
— Tu as senti, n’est-ce pas ? murmure-t-il enfin.
Sa voix roule comme un écho contenu dans la montagne.
Dohko hoche la tête, lentement.
— Oui. Je l’ai entendue… la force des pierres, le chant du vent… même la respiration de l’eau.
Mais il se tait un instant, hésitant, avant d’ajouter :
— Et quelque chose d’autre, plus loin, plus fort. Quelque chose qui brûle.
Un souffle discret passe entre eux. Hei-Dong ferme les yeux.
— Ce que tu as perçu, c’est l’essence même de la vie. La terre parle à ceux qui savent écouter. Mais ce feu que tu as senti, lui, ne vient pas d’elle.
Il marque une pause, et son ton devient plus grave.
— Cette autre force n’appartient pas au monde. Elle dort en tout être, et dévore ceux qui la réveillent sans être prêts.
Les mots résonnent dans l’esprit du jeune garçon comme des pierres jetées dans un lac calme.
— Alors… il existe quelque chose de plus puissant encore que les éléments ?
— Oui, répond Hei-Dong. Mais ne cherche pas à la nommer. Ce n’est pas à un nom qu’on parle, c’est à un souffle.
Il tourne lentement la tête vers la cascade.
— Si tu veux comprendre, il ne faut pas seulement écouter. Il faut exister dans le même rythme qu’elle.
Dohko se redresse, le regard animé d’une flamme impatiente.
— Laissez-moi reprendre la méditation. J’étais si proche… je peux la ressentir de nouveau !
Hei-Dong le fixe longuement.
Un mélange de sévérité et de bienveillance traverse ses traits.
— Non. Tu ne le peux pas. Pas maintenant.
— Pourquoi ?!
— Parce que ton corps est vide, répond simplement Hei-Dong. La montagne t’a vidé, le fleuve t’a épuisé.
Il se lève, la silhouette haute et stable comme un vieux pin enraciné dans la pierre.
— Le pouvoir que tu cherches ne se donne qu’à ceux qui savent respecter le rythme du monde. Même le vent se repose avant de reprendre sa course.
Dohko baisse la tête, frustré.
Il sait que son maître a raison, mais la soif de comprendre brûle en lui plus fort que la faim ou la fatigue.
Il serre les poings, inspire profondément, puis acquiesce.
— Très bien, maître.
Il tourne les talons et s’éloigne vers la maisonnée.
Ses pas soulèvent la poussière fine du sentier caché sous les roseaux.
Quand il pousse la porte de bambou, l’air frais du matin s’y engouffre avec lui.
La petite demeure semble à peine plus qu’une ossature fragile dressée face à la montagne : des murs tressés de bambou séché, des cloisons en papier de riz jauni, une charpente soutenue par des poutres grossières liées à la corde de chanvre.
Le sol est couvert de nattes usées, et la lumière filtre à travers les interstices du bois, traçant sur le sol des veines d’or et d’ombre.
Dohko regarde autour de lui. Tout est simple, mais tout est couvert d’une fine poussière, d’un désordre tranquille.
Un bol à moitié rempli d’eau, un vieux coffret à thé, des tissus pliés à la hâte…
Un sourire lui échappe.
— Un peu d’ordre ne fera pas de mal, murmure-t-il.
Il retrousse ses manches, noue sa chevelure encore humide, et se met à ranger, à nettoyer, à réparer.
Chaque geste est précis, patient — comme s’il voulait faire entrer dans la maison la paix qu’il n’a pas encore trouvée en lui.
Il balaie la poussière, redresse les nattes, replace les objets.
Puis il frotte le sol jusqu’à ce qu’il retrouve son éclat naturel, celui du bambou poli par les ans.
Dehors, dissimulé par les hautes herbes, Hei-Dong observe sans un mot.
Son regard ne trahit ni colère, ni surprise.
Seulement une forme de calme approbation mêlée à une discrète inquiétude.
— Ce garçon brûle trop vite, songe-t-il. Mais au moins, il brûle juste.
Il croise les bras, laissant le vent agiter les pans de sa tunique.
Puis, dans un souffle presque imperceptible, il murmura intérieurement :
— Fils du tigre… que la terre te garde encore un peu avant de te rendre au feu.
*Quanfa (chinois : 拳法, pinyin : quánfǎ, « boxe, style de boxe ») est un terme désignant un art martial (ou style) dans les arts martiaux chinois.
*Xingyiquan (形意拳) est un art martial interne chinois ancien, souvent traduit par « Poing de la forme et de l'intention ». Il est connu pour ses mouvements directs et explosifs, et met l'accent sur l'unité du corps et de l'esprit par le biais de l'intention (Yi) et de la forme (Xing). Caractérisé par des déplacements linéaires et en zigzag, il combine des mouvements intérieurs et extérieurs et est influencé par la philosophie taoïste.